Page images
PDF
EPUB

vivent ne tarderont probablement pas à faire de même. Pourquoi beaucoup de nos petits propriétaires ne prennent-ils pas le même parti? C'est qu'ils n'y ont pas encore un intérêt immédiat. Les yeomen anglais ont, eux aussi, attendu longtemps avant de se décider. Cette transformation a besoin de circonstances favorables qui ne se sont pas encore présentées, et il ne suffit pas de désirer les révolutions agricoles pour les accomplir. C'est moins l'extension du bail à ferme proprement dit que celle du capital d'exploitation qui est désirable parmi nous. La supériorité du bail à ferme n'est sensible que dans le cas où les propriétaires qui cultivent par eux-mêmes n'ont pas un capital suffisant. Là où la culture est une profession pour les propriétaires et où ils possèdent tout ce qu'il leur faut, leur action vaut bien celle des fermiers; ils ont un intérêt direct, permanent, héréditaire, à l'amélioration du sol. Seulement ils ont besoin d'un double capital qui se rencontre rarement, un premier comme propriétaires, et un second comme cultivateurs. Quand cette double condition est remplie, et qu'elle vient se joindre à l'expérience traditionnelle, à l'activité qu'excitent l'esprit de famille et ce qu'on a justement appelé le démon de la propriété, il n'y a pas de mode d'exploitation qui puisse lutter contre celui-là, en même temps qu'il n'y a pas pour un État de classe d'hommes plus morale et mieux trempée, ce qui n'est pas à dédaigner.

Tout est donc dans ces deux mots : le capital et l'habileté. La grande culture sans habileté et sans capital, vaut moins que la petite avec l'un et l'autre, et réciproquement. Il peut y avoir des cas où le capital et l'habileté se rencontrent surtout avec la grande culture, et d'autres où ils se rencontrent surtout avec la petite. Ces différences doivent décider.

Il viendra certainement un moment, où bon nombre de petits et de moyens propriétaires français comprendront qu'il y a avantage pour eux à sortir plus ou moins de la propriété pour s'adonner davantage à la culture. Le capital placé en terre rapportant tout au plus 2 ou 3 pour 100, et le capital placé dans la culture devant rapporter de 8 à 10, quand il est bien employé, le calcul est facile à faire. Ce jour-là disparaîtront une foule de petites et de moyennes propriétés qui sont aujourd'hui dans des conditions déplorables; mais cette révolution ne sera jamais générale, et il n'est pas utile qu'elle le soit. La petite culture est, comme la petite propriété, plus conforme à notre génie. Les capitaux étant plus divisés chez nous qu'en Angleterre, il est convenable, pour que le capital d'exploitation soit suffisant, que les exploitations soient plus petites. Beaucoup de nos propriétaires aimeront mieux diviser leurs propriétés que s'en séparer tout à fait, et, même en supposant la transformation complète, bien peu pourront réaliser assez d'argent pour exploiter convenablement de grandes

fermes.

L'étendue des fermes se détermine d'ailleurs par d'autres causes, comme la nature du sol ou du climat et les espèces de cultures dominantes. La France est encore destinée par ces causes à être, plus que l'Angleterre, un pays de petite culture. Beaucoup de ses industries agricoles exigent un grand nombre de bras et rendent la division des exploitations nécessaire. La grande ressource du pâturage est moins généralement à notre portée. Presque partout, la terre de France peut répondre au travail de l'homme, et presque partout il est avantageux à la communauté que le travail de l'homme la remue avec énergie. Je connais des parties

de notre pays où la petite culture est un fléau; j'en connais d'autres où c'est un bien inestimable, que la grande ne pourrait jamais suppléer.

Plaçons-nous au centre de la France, dans les montagnes du Limousin. Nous y trouvons un sol pauvre, granitique, un climat pluvieux et froid; les céréales y viennent mal et ne payent pas leurs frais de culture; toutes les cultures industrielles sont impossibles : c'est le seigle qui domine, et il ne donne que de faibles produits. Les herbes et les racines prospèrent au contraire. Les irrigations sont rendues faciles par l'abondance des sources, la qualité fécondante des eaux et des pentes du terrain : l'élève et l'engraissement des animaux peuvent se faire dans d'excellentes conditions. C'est, à peu de chose près, le sol et le climat d'une grande partie de l'Angleterre. Tout y appelle la grande culture. Malheureusement, par suite de circonstances étrangères à la question agricole, c'est la petite qui règne; elle y est nécessairement peu productive. Les céréales épuisent le sol que ne répare pas un engrais insuffisant. La main-d'œuvre est excessive pour le résultat obtenu; les bestiaux, mal nourris et exténués par le travail, ne donnent aucun profit; la rente est presque nulle, le salaire misérable.

Transportons-nous, au contraire, dans les grasses plaines de la Flandre, sur les bords du Rhin, de la Garonne, de la Charente, du Rhône; nous y retrouvons la petite culture, mais bien autrement riche et productive. Toutes les pratiques, qui peuvent féconder la terre et multiplier les effets du travail, y sont connues des plus petits cultivateurs et employées par eux, quelles que soient les avances qu'elles supposent. Sous leurs mains, des engrais abondants, recueillis à grands

de bestiaux sont supérieures, les récoltes magnifiques. Ici c'est le tabac, le lin, le colza, la garance, la betterave; ailleurs la vigne, l'olivier, le prunier, le mûrier, qui demandent, pour prodiguer leurs trésors, un peuple de travailleurs industrieux. N'est-ce pas aussi à la petite culture qu'on doit la plupart des produits maraîchers obtenus à force d'argent autour de Paris?

On a vu que, même en Angleterre, elle n'a pas tout à fait cédé le terrain. Tout cependant paraît contribuer à la proscrire; elle n'a pas, comme en France, le point d'appui de la petite propriété et de la division des capitaux; elle a contre elle les théories des agronomes et le système général de culture. Depuis Arthur Young, elle est en baisse, et les progrès modernes de l'agriculture nationale ont été obtenus par des voies opposées. Elle persiste cependant, et tout porte à croire que, sur quelques points au moins, elle persistera. L'industrie des fromages, par exemple, s'en accommode parfaitement. C'est une industrie toute domestique : le soin de dix à douze vaches suffit pour occuper avec fruit une famille de cultivateurs qui se servent rarement de secours étrangers. Rien n'est charmant comme l'intérieur de ces humbles cottages, si propres, si bien tenus, où respirent la paix, le travail et la bonne conscience, et on aime à s'imaginer qu'ils ne sont pas menacés de périr.

Même dans les conditions les plus favorables à son développement, la grande culture a des bornes, posées par la nature des choses. Les trop grandes fermes anglaises sont sujettes à des inconvénients reconnus, à moins qu'elles n'aient beaucoup de pâturages. Dès que les céréales font partie de l'exploitation, les distances à parcourir par les hommes, les chevaux et

les instruments, même avec les moyens perfectionnés inventés de nos jours, deviennent des pertes notables de temps et de force. Un seul chef peut difficilement porter son attention sur tous les points à la fois.

J'ai vu de ces fermes appartenant à de très grands seigneurs, et conduites directement par leurs agents. qu'on appelle des fermes de réserve, home farms, et qui frappent l'imagination par leur caractère grandiose, mais où le gaspillage atteint aussi des proportions homériques. Les possesseurs attachent un orgueil héréditaire à ces gigantesques établissements, monuments, de richesse et de puissance; mais le plus souvent ils gagneraient beaucoup à les diviser pour les louer à de véritables fermiers.

Si la nécessité d'employer tous les jours un capital · plus considérable à la culture, pour répondre par l'accroissement de la production à l'accroissement de la consommation, doit diminuer le nombre des petites fermes, elle ne peut manquer d'avoir aussi pour effet de réduire l'étendue des plus grandes. On commence à parler en Angleterre de 1,000 francs de capital d'exploitation par hectare, et ce n'est peut-être pas trop pour les procédés nouveaux que le progrès agricole suggère tous les jours. Or, il est difficile à beaucoup de cultivateurs qui exploitent par eux-mêmes de fournir une pareille somme, il ne l'est pas moins, même en Angleterre, de trouver des entrepreneurs de culture qui aient un capital de plusieurs centaines de mille francs. Il est donc probable que le nombre des grandes et petites fermes diminuera à la fois, et que les moyennes, celles de 50 à 100 hectares, ou de 125 à 250 acres, les plus répandues déjà, se multiplieront.

« PreviousContinue »