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raient à posséder moins de terre et plus d'argent. Ceux qui ont au-dessous de 5,000 à 6,000 fr. de revenu net auraient presque tous avantage à renoncer au sol, et, parmi les petits, il en est un grand nombre aussi qui feraient mieux de ne plus s'acharner à résoudre un problème insoluble. Que cette liquidation, si elle avait lieu, dût profiter à la grande, à la moyenne ou à la petite propriété, c'est ce qu'on ne pourrait dire à l'avance et ce qui importe en réalité fort peu.

La dette du sol fait moins de mal en Angleterre qu'en France, non qu'elle y soit précisément moindre, elle y est au contraire supérieure, puisqu'on l'évalue à la moitié de la valeur totale, mais parce qu'elle porte sur des familles plus riches. L'intérêt de la dette payé, il reste encore aux propriétaires anglais un revenu net plus élevé qu'aux nôtres. L'immense quantité de valeurs mobilières qu'ils possèdent pour la plupart contribue, avec la plus grande valeur du sol, à accroître considérablement leur richesse moyenne. L'attention publique a été attirée pourtant, de l'autre côté du détroit, sur les inconvénients de la dette hypothécaire; on commence à s'en préoccuper sérieusement, et si jamais on prend des mesures pour en diminuer le poids, la révolution qui en sortira sera plutôt défavorable qu'avantageuse à la grande propriété. C'est, en effet, la plus grande propriété qui est la plus obéréc, et une liquidation, en appelant plus largement à la possession du sol les fortunes commerciales et industrielles, diminuerait d'autant la part actuelle des fortunes territoriales. Cette révolution a déjà commencé en Irlande, et elle y marche à grands pas, en vertu d'une législation spéciale.

Je reconnais que le droit d'aînesse est pour quelque chose dans la supériorité de richesse des propriétaires

anglais, en ce qu'il empêche la division forcée des terres; mais la substitution, qu'on représente aussi comme favorable à la culture, n'a que de mauvais effets, parce qu'elle met obstacle à la libre transmission. Il est sans doute fâcheux qu'une propriété sorte des mains qui la possèdent héréditairement, et la mobilité de la propriété en France, surtout avec les lois fiscales qui grèvent chaque changement, est un de ses plus grands vices; mais ce qu'il faut déplorer, c'est la cause qui pousse le propriétaire à vendre, ce n'est pas la vente elle-même. Dès qu'un propriétaire est endetté, appauvri, il est à désirer, pour le bien commun, que sa propriété sorte de ses mains le plus tôt possible: elle ne peut plus y prospérer. Sous ce rapport, la loi française, qui ne met que peu d'obstacles à la transmission, vaut mieux que la loi anglaise.

Quant aux successions, c'est différent. La division obligatoire des immeubles est chez nous un mal réel, et le jour viendra, je l'espère, où, dans un intérêt économique, elle corrigera ce qu'elle a d'excessif. De leur côté, les Anglais seront probablement conduits, par le progrès de la richesse rurale, à supprimer la substitution; ils en ont déjà beaucoup atténué dans la pratique les fâcheux embarras, et il n'est nullement impossible de s'en affranchir quand on le veut bien1. Telles qu'elles sont, les qualités et les défauts des deux législations se balancent à peu de chose près, la supériorité du système anglais, bien que réelle, n'est pas très sensible. Ce n'est pas là la cause la plus puissante du progrès agricole.

1 La loi anglaise ne permet la substitution qu'au profit d'une ou plusieurs personnes vivantes et d'une à naître (one unborn). Quand cette dernière a atteint sa majorité, la substitution cesse, à moins qu'elle ne soit renouvelée.

Cette question méritait d'être posée dans ses véritables termes; elle a été obscurcie par trop de passions et de préjugés qui n'ont rien de commun avec l'économie rurale. Si jamais il doit être question en France de donner au père de famille plus de latitude dans ses dispositions testamentaires, ou de faciliter l'indivision des immeubles dans les successions ab intestat, on fera bien de ne pas y mêler des considérations sur la grande propriété, qui ne sont d'aucune application. Ce n'est pas la loi qui a réduit en France la grande propriété, c'est la révolution, et non seulement tout retour artificiel en arrière est impossible, mais, avec le cours qu'ont pris les choses, il serait fort douteux que ce fût utile.

CHAPITRE VIII

Constitution de la culture.

La seconde cause qu'on donne généralement à la prospérité agricole de l'Angleterre, c'est la grande culture. Cette cause a, comme la première, quelque réalité; mais là encore il y a dans les esprits beaucoup d'exagé

rations.

Le sol britannique n'est pas plus partagé en fermes immenses qu'en immenses propriétés. Il y a sans doute de très grandes exploitations, comme il y a de très grands domaines mais ce n'est pas la majorité. On y trouve en même temps une foule de fermes plus que modestes, qui passeraient pour telles en France même, le nombre des petits tenanciers y est infiniment plus grand que celui des propriétaires. On ne compte pas moins de 200,000 fermiers dans la seule Angleterre, ce qui donne une moyenne de 60 hectares par ferme, même en y comprenant les terres incultes.

Dans certaines parties, comme les plateaux de Wilts, de Dorst, de Lincoln et d'York, les fermes de plusieurs centaines et même de plusieurs milliers d'hectares ne sont pas rares; mais dans certaines autres, comme les districts manufacturiers en général, celles de 10 à 12 hectares sont les plus communes. Dans le comté de

Chester, on en trouve beaucoup au-dessous de 10 acres ou 4 hectares. Sur ces 200,000 fermiers, la moitié environ cultivent par leurs bras et ceux de leur famille. En Écosse, le nombre des fermiers dépasse 50,000, et en Irlande 700,000.

Nous avons en France l'équivalent de l'Irlande dans nos cinq ou six millions de petites exploitations au-dessous de 7 ou 8 hectares, mais nous avons en même temps l'équivalent de la Grande-Bretagne dans les quatre ou cinq cent mille qui ont une étendue moyenne de 30 à 60. Les fermes de plusieurs centaines d'hectares ne sont pas chez nous tout à fait sans exemple; on en trouve notamment dans les environs de Paris qui présentent le plus beau et le plus complet spécimen de la grande culture. Il ne nous manque que ces fermes immenses peu nombreuses en Angleterre, qui ne se rencontrent que dans les parties les plus stériles, comme les déserts de la haute Écosse ou les plateaux crayeux du sud, uniquement bons à servir de pâturages à moutons. Ce n'est donc pas précisément par l'étendue des fermes que la culture anglaise l'emporte sur la nôtre : le rapprochement est même plus grand sous ce rapport que sous celui de la propriété.

La véritable supériorité de cette constitution agricole, au moins pour la Grande-Bretagne, car l'Irlande demande à être examinée à part, se manifeste par deux signes principaux : 1° l'usage à peu près universel du bail à ferme, qui fait de l'agriculture une industrie spéciale; 2° la quantité de capital que possèdent les fermiers et qu'ils ne craignent pas d'engager dans la cul

ture.

Les avantages du bail à ferme sur les autres modes d'exploitation du sol, et en particulier sur le métayage, se font sentir dans les parties de la France où il est usité.

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