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En France, il y a aussi deux catégories de propriétés, les moyennes et les petites. Les pays où la culture est le plus avancée sont en général ceux où dominent les petites. Tels sont les départements du Nord et du BasRhin, et presque tous les cantons riches des autres départements. C'est par la division des propriétés que le progrès se manifeste habituellement chez nous. Ainsi le veut le génie national. Le même fait se reproduit dans d'autres pays, en Belgique, dans l'Allemagne rhénane, dans la haute Italie, et jusqu'en Norwège.

Partout ailleurs qu'en Angleterre, c'est-à-dire en Espagne, en Allemagne, les très grandes propriétés ont fait plus de mal que de bien à l'agriculture. Le seigneur féodal vit loin de ses domaines ; il ne les connaît que par les revenus qu'il en retire, et qui, avant d'arriver jusqu'à lui, passent par les mains d'une foule de domestiques et d'intendants, plus occupés de leurs propres affaires que de celles du maître. La terre dépouillée sans relâche par des mains avides, ne recevant jamais les regards qui pourraient la féconder, abandonnée à des tenanciers aussi pauvres qu'ignorants, languit dans l'inculture, ou ne donne que les maigres produits qu'elle ne peut s'empêcher de livrer. En Angleterre, il n'en est pas ainsi; beaucoup de grands seigneurs tiennent à honneur de gérer eux-mêmes leurs domaines, et de consacrer à l'amélioration du sol la plus grande partie de ce qu'ils en retirent; mais le vice essentiel des très grandes propriétés n'est pas tout à fait détruit, et pour ceux qui remplissent admirablement leur devoir de landlord, combien en est-il qui négligent leur héritage!

Est-il donc à propos, comme on l'a fait, de vanter exclusivement la grande propriété, de vouloir la transporter partout, et de proscrire la petite? Évidemment

non. En ne considérant la question qu'au point de vue agricole, le seul qui doive nous occuper ici, les résultats généraux plaident beaucoup plus en faveur de la petite propriété que de la grande. Ce n'est pas d'ailleurs chose facile que de changer artificiellement la condition de la propriété dans un pays. Cette condition tient à un ensemble de causes anciennes, essentielles, qu'on ne détruit pas à volonté. Attribuer à la grande propriété en Angleterre un rôle exclusif, en faire le principal et presque le seul mobile du progrès agricole, prétendre l'imposer à des nations qui la repoussent, c'est s'exposer à se donner tort quand on peut avoir raison, et poser en principe que la culture ne peut se développer qu'à la condition d'une révolution sociale impossible, ce qui est heureusement faux.

Je n'en reconnais pas moins que l'état de la propriété en Angleterre est plus favorable à l'agriculture que l'état de la propriété française ; je n'ai voulu combattre que l'exagération.

La question a été mal posée par suite d'une confusion. Ce qui importe à la culture, ce n'est pas que la propriété soit grande, mais qu'elle soit riche, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. La richesse est relative: on peut être pauvre avec une grande propriété, et riche avec une petite. Entre les mains de 1,000 propriétaires qui n'ont chacun que 10 hectares et qui y dépensent 1,000 fr. par hectare, la terre sera deux fois plus productive qu'entre les mains d'un homme qui possède à lui seul 10,000 hectares et qui n'y dépense que 500 fr. Tantôt c'est la grande propriété qui est la plus riche, tantôt c'est la petite, tantôt c'est la moyenne; tout dépend des circonstances. La meilleure organisation de la propriété rurale est celle qui attire vers le sol le plus de capitaux, soit parce que les détenteurs sont

plus riches relativement à l'étendue de terre qu'ils possèdent, soit parce qu'ils sont entraînés à y dépenser une plus grande partie de leurs revenus. Or, i est certain que, dans l'état actuel des choses, nos propriétaires français sont moins riches que les propriétaires anglais, et conséquemment moins disposés à faire des avances au sol. Les plus petits sont, parmi nous, ceux qui traitent le mieux la terre, c'est une des raisons qui ont fait prendre tant de faveur à la petite propriété.

En Angleterre, au contraire, si ce n'est pas précisément la très grande propriété, c'est la meilleure moitié de la propriété moyenne qui peut être et qui est en effet la plus généreuse envers le sol. Les terres les mieux cultivées et les plus productives sont celles dont les possesseurs jouissent en moyenne de 1,000 livres st. de revenu. Là se rencontrent à la fois et le capital, qui manque trop souvent aux propriétaires inférieurs, et le goût des améliorations agricoles, l'intelligence des intérêts ruraux, qui manquent quelquefois aux trop grands propriétaires, faute de communications suffisantes avec les champs.

Quand cet amour des intérêts ruraux se rencontre chez un très grand propriétaire, c'est la perfection. Toute l'Angleterre se souvient avec reconnaissance des immenses services que le duc de Bedford, le duc de Portland, lord Leicester, lord Spencer, lord Yarborough et plusieurs autres, ont rendu à l'agriculture nationale. Dès que la volonté de faire le bien est unie à la puissance que donnent le rang le plus élevé et la plus colossale fortune, de véritables merveilles deviennent possibles. La famille de Bedfort, entre autres, a doté son pays de magnifiques entreprises agricoles. Par elle, des comtés entiers ont été conquis sur les eaux

de la mer, d'autres qui n'offraient que de vastes landes sont devenus riches et productifs. L'héritier de cette noble maison jouit de 100,000 livres sterling ou 2 millions et demi de revenu en biens-fonds, et il est digne, par l'usage qu'il en fait, de succéder au grand agronome, son ancêtre, dont la statue orne un des squares de Londres, appuyée sur un soc de charrue.

Il est sans doute regrettable que cet élément nous manque, et les causes, qui ont détruit chez nous la très grande propriété, sont plus regrettables encore que cette destruction même; mais il faut savoir se résigner aux faits irréparables, il faut éviter surtout de se grossir la gravité du mal. Les avantages de la très grande propriété peuvent être en partie remplacés par l'action de l'Etat, par une bonne administration des impôts locaux, par l'esprit d'association; c'est ce qui arrive déjà sur beaucoup de points. Même en Angleterre, où l'aristocratie a tant fait pour la gloire et la prospérité nationales, sous tous les rapports, ce n'est pas elle qui a le plus fait, et, si éclatants que soient ses services, ils ne doivent pas rendre injustes pour ceux plus nombreux et plus efficaces que rend tous les jours le corps honorable de la gentry.

En France, où les habitudes d'économie sont plus générales qu'en Angleterre, une moyenne de 25,000 francs de rente n'est pas nécessaire. Pour que la propriété bourgeoise soit chez nous dans de bonnes conditions, il suffit que le possesseur jouisse de 5,000 à 6,000 fr. de revenu au moins. Sur ce revenu, une famille de propriétaires ruraux peut vivre convenablement dans l'état actuel de nos mœurs, et mettre de côté tous les ans pour des dépenses productives. Au-dessous commencent les embarras, à moins que l'économie ne s'accroisse en proportion. Quant à la petite propriété,

comme le possesseur est en même temps cultivateur, elle prospère dans des conditions beaucoup plus humbles. Une famille de paysans peut très bien vivre d'ordinaire avec un revenu de 1,200 fr., et, pourvu qu'elle ait un excédent de quelques centaines de francs, la terre ne souffre pas entre ses mains, au contraire; nulle part elle n'est l'objet de soins plus assidus, nulle part elle ne rend avec plus de libéralité les embrassements affectueux qu'elle reçoit.

Il n'est pas nécessaire, et c'est là une des principales causes de l'erreur où tombent les partisans exclusifs de la grande propriété, que le revenu du détenteur lui vienne tout entier de la terre elle-même. Une portion notable de ce revenu peut sortir de toute autre source, d'une fonction quelconque ou d'une rente mobilière chez les bourgeois, d'un salaire extérieur chez le paysan. Alors, plus la propriété rurale est petite relativement au revenu, plus elle peut recevoir l'infusion féconde du capital. Presque toujours la propriété n'est négligée que parce qu'elle est trop grande pour le revenu du possesseur. C'est ce qui arrive surtout quand celui-ci est endetté; dans ce cas, plus la propriété est étendue, plus sa condition est mauvaise; ce n'est plus qu'une fausse apparence, une illusion funeste.

Le grand fléau de la propriété, c'est la dette, non celle qui a été contractée pour faire valoir son bien et qui est presque toujours avantageuse, quoique rare, mais celle beaucoup plus commune qui porte sur le fonds lui-même, et qui laisse le propriétaire nominal sans ressources pour l'entretenir en bon état. Voilà le mal réel de la propriété française, non la division du sol proprement dite. Il se peut même que le remède à ce mal soit, dans beaucoup de cas, une plus grande division. La plupart de nos grands propriétaires gagne

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