Page images
PDF
EPUB

avec elle au sein de la terre, n'avaient révélé son existence à l'avarice.

A l'est de cette grande plaine une petite chapelle de bois avait été élevée par des chrétiens; on remarquait que de ce côté, les tombeaux avaient été respectés, et que, devant cette troix qui rappelle toutes les vertus, l'homme n'avait point osé profaner la cendre des morts. C'est dans ces landes ou steppes (11), nom qu'elles portent en Sibérie, que, durant le long et rude hiver de ce climat, Pierre Springer passait toutes ses matinées à la chasse: il tuait des élans qui se nourrissent des jeunes feuilles de trembles et peupliers. Il attrapait quelquefois des martres zibelines, assez rares dans ce canton, et plus souvent des hermines qui y sont en grand nombre; du prix de leur fourrure, il faisait venir de Tobolsk des meubles commodes et agréables pour sa femme, et des livres pour sa fille. Les longues soirées étaient employées à l'instruction de la jeune Elisabeth. Souvent assise entre ses parents, elle leur lisait tout haut des passages d'histoire; Springer arrê

tait son attention sur tous les traits qui pouvaient élever son âme; et sa mère, Phédora, sur tous ceux qui pouvaient l'attendrir. L'un lui montrait toute la beauté de la gloire et de l'héroïsme; l'autre, tout le charme des sentiments pieux et de la bonté modeste. Son père lui disait ce que la vertu a de grand et de sublime; sa mère, ce qu'elle a de consolant et d'aimable: le premier lui apprenait comment il la faut révérer, celle-ci comment il la faut chérir. De ce concours de soins, il résulta un caractère courageux, sensible, qui, réunissant l'extraordinaire énergie de Springer à l'angélique douceur de Phédora, fut tout à la fois noble et fier comme tout ce qui vient de l'honneur, et tendre et dévoué comme tout ce qui vient de l'amour.

Mais quand les neiges commençaient à fondre, et qu'une légère teinte de verdure s'étendait sur la terre, alors la famille s'occupait en commun des soins du jardin : Springer labourait les plates-bandes; Phédora préparait les semences, et Elisabeth les confiait à la terre. Leur petit enclos était

entouré d'une palissade d'aunes, de cornouillers blancs, et de bourdaine, espèce d'arbrisseau fort estimé en Sibérie, parce que sa fleur est la seule qui exhale quelque parfum. Au midi, Springer avait pratiqué une espèce de serre, où il cultivait, avec un soin particulier, certaines fleurs inconnues à ce climat; et quand venait le moment de leur fleuraison, il les pressait contre ses lèvres, il les montrait à sa femme, et en ornait le front de sa fille, en lui disant: "Elisabeth, pare-toi des fleurs de "ta patrie, elles te ressemblent; comme toi "elles s'embellissent dans l'éxil. Ah! puisses"tu n'y pas mourir comme elles !"

Hors ces instants d'une douce émotion, il était toujours silencieux et grave; on le voyait demeurer, des heures entières, enseveli dans une profonde rêverie, assis sur le même banc, les yeux tournés vers le même point, poussant de profonds soupirs que les caresses de sa femme ne calmaient pas, et que la vue de Souvent il la pre

sa fille rendait plus amers.

nait dans ses bras, la pressait étroitement sur son cœur, et puis tout-à-coup la rendant à sa

mère, il s'écriait: "Emmène, emmène cette

66

enfant, Phédora; sa détresse, la tienne me "feront mourir: ah! pourquoi as-tu voulu 66 me suivre ? si tu m'avais laissé seul ici, si "tu ne portais pas la moitié de mes maux, si 'je te savais tranquille et honorée dans ta

[ocr errors]

66

patrie, il me semble que je vivrais dans ce "désert sans me plaindre." A ces mots, la tendre Phédora fondait en larmes; ses regards, ses paroles, ses actions, tout en elle décelait le profond amour qui l'attachait à son époux. Elle n'aurait pu vivre un seul jour loin de lui, ni se trouver malheureuse quand ils étaient toujours ensemble. Dans leur ancienne fortune peut-être que de grandes dignités, d'illustres et dangereux emplois le tenaient souvent éloigné d'elle; dans l'éxil ils ne se quittaient plus. Ah! si elle avait pu ne pas s'affliger du chagrin de son époux, peut-être aurait-elle aimé leur exil.

Phédora, quoiqu'âgée de plus de trente ans, était belle encore; également dévouée à son époux, à sa fille, et à son Dieu, ces trois amours avaient gravé sur son front des

charmes que le temps n'efface point. On y lisait qu'elle avait été créée pour aimer avec innocence, et qu'elle remplissait sa destinée. Elle s'occupait à préparer elle-même les mets qui plaisaient le plus à son époux; attentive à ses moindres desirs, elle cherchait dans ses yeux ce qu'il allait vouloir, pour l'avoir fait avant qu'il l'eût demandé. L'ordre, la propreté, l'aisance même régnaient dans leur petite demeure. La plus grand pièce servait de chambre aux deux époux; un grand poële l'échauffait; les murs enfumés étaient ornés de quelques broderies et de divers dessins de la main de Phédora et de sa fille; les fenêtres étaient en carreaux de verre, luxe assez rare dans se pays, et qu'on devait au produit des chasses de Springer. Deux cabinets composaient le reste de la cabane; Elisabeth couchait dans l'un; l'autre était occupé par la jeune paysanne Tartare, et par tous les ustensiles de cuisine et les instruments du jardinage.

Ainsi la semaine se passait dans ces soins intérieurs, soit à tisser des étoffes avec des

« PreviousContinue »