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voit un arbre transplanté hors de sa patrie, languir dans une terre étrangère, tandis que le jeune rejeton qui naît de ses racines, habitué à ce nouveau sol, élève des jets vigoureux, et, en peu d'années, soutient les branches du tronc qui l'a nourri, et protège de son ombre l'arbre qui lui donna la vie. En approchant de la plaine, Phédora ne pouvait plus marcher; Elisabeth lui dit: “Ma mère, "le jour va finir, repose-toi ici, et laisse-moi "aller seule jusqu'à la lisière de la forêt; si "nous attendions plus longtemps, la nuit "m'empêcherait de distinguer mon père dans "la lande." Phédora s'appuya contre un sapin, et laissa partir sa fille. En peu d'instants celle-ci eut atteint la plaine; les tombeaux dont elle est couverte y forment d'assez hauts monticules. Debout sur l'un d'eux, Elisabeth, le cœur navré, les yeux pleins de larmes, regardait si elle n'apercevait pas son père; elle ne voyait rien, tout était solitaire, silencieux, et l'obscurité commençait à unir le ciel et la terre. Cependant un coup de fusil, parti à peu de distance, lui rend toutes

ses espérances. Ce bruit, qu'elle n'entendit jamais que de la main de son père, lui paraît un signe assuré que son père est là; elle se précipite de ce côté. Derrière une masse de rochers elle voit un homme courbé à demi, et qui paraissait chercher quelque chose par terre; elle lui crie: "Mon père, mon père, "est-ce toi?" Cet homme se retourne; ce n'était point Springer: son visage était jeune, beau, et à l'aspect d'Elisabeth, il exprima une grande surprise. "Vous n'êtes point mon "père, reprit-elle avec douleur; mais ne "l'avez-vous point vu dans la steppe, ne

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pouvez-vous me dire de quel côté je pour"rais le trouver ?-Je ne connais point votre père, répondit-il; mais je sais qu'à cette "heure-ci vous ne devez point rester seule "dans cette lande; vous y courez plusieurs "dangers, et vous devez craindre- -Ah! "interrompit-elle, je ne crains rien dans le "monde que de ne pas trouver mon père.” En parlant ainsi, elle élevait vers le ciel ses yeux, dont la fierté et la tendresse, le courage et la douleur, peignaient si bien son âme et

semblaient présager sa destinée. Le jeune homme en fut ému; il croyait rêver; il n'avait rien vu, jamais rien imaginé de pareil à Elisabeth. Il lui demanda le nom de son père. "Pierre Springer, lui dit-elle.-Quoi! "s'écria-t-il, vous êtes la fille de l'éxilé de la "cabane du lac? Tranquillisez-vous, je con"nais votre père; il n'y a pas une heure que 'je l'ai quitté; il a fait un détour pour se "rendre dans sa demeure; mais il doit y être "arrivé maintenant." Elisabeth n'en écoute pas davantage; elle court vers le lieu où elle a laissé sa mère; elle l'appelle avec des cris de joie, afin que sa voix la rassure avant même qu'elle ait pu lui parler; elle ne la trouve plus éperdue, elle fait retentir la forêt du nom de ses parents. Du côté du lac, des voix lui répondent; elle double le pas, elle arrive, et, sur le seuil de la cabane, elle voit son père et sa mère; ils lui tendent les bras, elle s'y jette: en l'embrassant, ils s'expliquent; chacun d'eux était revenu dans la chaumière par un chemin différent; mais les voilà réunis, les voilà tranquilles. Alors

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seulement Elisabeth s'aperçoit que le jeune homme l'a suivie: Springer le regarde, le reconnaît, et lui dit avec un profond regret: "Il est bien tard, M. de Smoloff; et cepen"dant vous savez qu'il ne m'est pas permis "de vous offrir un asile, même pour une "seule nuit.-M. de Smoloff! s'écrient Eli"sabeth et sa mère, notre libérateur! c'est lui qui est ici?" Et toutes deux tombent ensemble à ses pieds. Phédora les baigne de pleurs; Elisabeth lui dit: "M. de Smoloff, depuis trois ans que vous avez sauvé la vie "de mon père, nous n'avons pas passé un "seul jour sans demander à Dieu de vous "bénir.-Ah! il vous a entendue, puisqu'il "m'a envoyé ici, répond le jeune homme avec "une profonde émotion, car le peu que j'ai “fait ne méritait assurément pas un pareil "prix."

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Cependant il était fort tard; une profonde obscurité enveloppait toute la forêt; le retour à Saïmka au milieu de la nuit n'était pas sans danger, et Springer ne pouvait se résoudre à refuser l'hospitalité à son libérateur; mais il

avait promis sur la foi de l'honneur, au gouverneur de Tobolsk, de ne recevoir personne dans sa demeure, et il lui était affreux de manquer à un pareil serment. Il proposa au jeune homme de l'accompagner jusqu'à Saïmka. "J'allumerai un flambeau, lui dit-il; je " connais les détours de la forêt, les marais, "les stagnes d'eau (14) qu'il faut éviter; je "marcherai le premier." Phédora effrayée se jeta au-devant de lui pour l'arrêter. Smoloff prit la parole: "Permettez moi, Monsieur, "lui dit-il, de rester dans votre cabane jusqu'au jour; je sais quels sont les ordres de

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mon père, et les motifs qui l'obligent à vous montrer tant de rigueur: mais je suis sûr qu'il me permettrait en cette occasion de vous délier de votre serment, et je vous réponds de revenir bientôt vous remercier “ de sa part de l'asile que vous m'aurez ac"cordé." Springer prit alors la main du jeune homme, il entra avec lui dans la cabane, et tous deux s'assirent près du poële, tandis que Phédora et sa fille préparaient le souper. Elisabeth était vêtue selon l'usage des paysannes Tartares, avec un court jupon rouge

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