conversation et de commettre sa suffisance. Mais, comme il se vit pressé, il fut obligé de sortir de ses retranchements; et il commença à dire théologiquement force sottises, soutenu d'un dervis qui les lui rendait très-respectueusement. Quand deux hommes qui étaient là lui niaient quelque principe, il disait d'abord: Cela est certain, nous l'avons jugé ainsi; et nous sommes des juges infaillibles. Et comment, lui dis-je pour lors, êtes-vous des juges infaillibles? Ne voyez-vous pas, reprit-il, que le Saint-Esprit nous éclaire? Cela est heureux, lui répondis-je; car, de la manière dont vous avez parlé tout aujourd'hui, je reconnais que vous avez grand besoin d'être éclairé. A Paris, le 18 de la lune de Rebiab 1, 1717. CIII. USBEK A IBBEN. A Smyrne. Les plus puissants États de l'Europe sont ceux de l'empereur, des rois de France, d'Espagne, et d'Angleterre. L'Italie et une grande partie de l'Allemagne sont partagées en un nombre infini de petits États, dont les princes sont, à proprement parler, les martyrs de la souveraineté. Nos glorieux sultans ont plus de femmes que la plupart de ces princes n'ont de sujets. Ceux d'Italie, qui ne sont pas si unis, sont plus à plaindre; leurs États sont ouverts comme des caravansérails, où ils sont obligés de loger les premiers qui viennent: il faut donc qu'ils s'attachent aux grands princes, et leur fassent part de leur frayeur plutôt que de leur amitié. La plupart des gouvernements d'Europe sont monarchiques, ou plutôt sont ainsi appelés: car je ne sais pas s'il y en a jamais eu véritablement de tels; au moins est-il impossible qu'ils aient subsisté longtemps dans leur pureté. C'est un état violent qui dégénère toujours en despotisme ou en république. La puissance ne peut jamais être également par tagée entre le peuple et le prince; l'équilibre est trop difficile à garder : il faut que le pouvoir diminue d'un côté pendant qu'il augmente de l'autre; mais l'avantage est ordinairement du côté du prince, qui est à la tête des armées. Aussi le pouvoir des rois d'Europe est-il bien grand, et on peut dire qu'ils l'ont tel qu'ils le veulent; mais ils ne l'exercent point avec tant d'étendue que nos sultans: premièrement, parce qu'ils ne veulent point choquer les mœurs et la religion des peuples; secondement, parce qu'il n'est pas de leur intérêt de le porter si loin. Rien ne rapproche plus les princes de la condition de leurs sujets que cet immense pouvoir qu'ils exercent sur eux; rien ne les soumet plus aux revers et aux caprices de la fortune. L'usage où ils sont de faire mourir tous ceux qui leur déplaisent, au moindre signe qu'ils font, renverse la proportion qui doit être entre les fautes et les peines, qui est comme l'âme des États et l'harmonie des empires; et cette proportion, scrupuleusement gardée par les princes chrétiens, leur donne un avantage infini sur nos sultans. Un Persan qui, par imprudence ou par malheur, s'est attiré la disgrâce du prince, est sûr de mourir : la moindre faute ou le moindre caprice le met dans cette nécessité. Mais s'il avait attenté à la vie de son souverain, s'il avait voulu livrer ses places aux ennemis, il en serait quitte aussi pour perdre la vie : il ne court donc pas plus de risque dans ce dernier cas que dans le premier. Aussi dans la moindre disgrâce, voyant la mort certaine, et ne voyant rien de pis, il se porte naturellement à troubler l'État, et à conspirer contre le souverain, seule ressource qui lui reste. Il n'en est pas de même des grands d'Europe, à qui la disgrâce n'ôte rien que la bienveillance et la faveur. Ils se retirent de la cour, et ne songent qu'à jouir d'une vie tranquille et des avantages de leur naissance. Comme on ne les fait guère périr que pour le crime delèse-majesté, ils craignent d'y tomber, par la considération de ce qu'ils ont à perdre, et du peu qu'ils ont à gagner; ce qui fait qu'on voit peu de révoltes, et peu de princes morts d'une mort violente. Si, dans cette autorité illimitée qu'ont nos princes, ils n'apportaient pas tant de précautions pour mettre leur vie en sûreté, ils ne vivraient pas un jour; et s'ils n'avaient à leur solde un nombre innombrable de troupes pour tyranniser le reste de leurs sujets, leur empire ne subsisterait pas un mois. Il n'y a que quatre ou cinq siècles qu'un roi de France prit des gardes, contre l'usage de ces temps-là, pour se garantir des assassins qu'un petit prince d'Asie avait envoyés pour le faire périr: jusque-là les rois avaient vécu tranquilles au milieu de leurs sujets, comme des pères au milieu de leurs enfants. Bien loin que les rois de France puissent de leur propre mouvement ôter la vie à un de leurs sujets, comme nos sultans, ils portent au contraire toujours avec eux la grâce de tous les criminels; il suffit qu'un homme ait été assez heureux pour voir l'auguste visage de son prince, pour qu'il cesse d'être indigne de vivre. Ces monarques sont comme le soleil, qui porte partout la chaleur et la vie. A Paris, le 8 de la lune de Rebiab 2, 1717. CIV. USBEK AU MÊME. Pour suivre l'idée de ma dernière lettre, voici à peu près ce que me disait l'autre jour un Européen assez sensé : Le plus mauvais parti que les princes d'Asie aient pu prendre, c'est de se cacher comme ils font. Ils veulent se rendre plus respectables; mais ils font respecter la royauté, et non pas le roi, et attachent l'esprit des sujets à un certain trône, et non pas à une certaine personne. Cette puissance invisible qui gouverne est toujours la même pour le peuple. Quoique dix rois, qu'il ne connaît que de nom, se soient égorgés l'un après l'autre, il ne sent aucune différence: c'est comme s'il avait été gouverné successivement par des esprits. Philippe-Auguste. (P.) * Le Vieux de la Montagne (P.) Si le détestable parricide de notre grand roi Henri IV avait porté ce coup sur un roi des Indes, maître du sceau royal et d'un trésor immense qui aurait semblé amassé pour lui, il aurait pris tranquillement les rênes de l'empire sans qu'un seul homme eût pensé à réclamer son roi, sa famille et ses enfants. On s'étonne de ce qu'il n'y a presque jamais de changement dans le gouvernement des princes d'Orient; et d'où vient cela, si ce n'est de ce qu'il est tyrannique et affreux? Les changements ne peuvent être faits que par le prince ou par le peuple; mais là les princes n'ont garde d'en faire, parce que dans un si haut degré de puissance ils ont tout ce qu'ils peuvent avoir: s'ils changeaient quelque chose, ce ne pourrait être qu'à leur préjudice. Quant aux sujets, si quelqu'un d'eux forme quelque résolution, il ne saurait l'exécuter sur l'État; il faudrait qu'il contre-balançât tout à coup une puissance redoutable et toujours unique; le temps lui manque comme les moyens : mais il n'a qu'à aller à la source de ce pouvoir; et il ne lui faut qu'un bras et qu'un instant. Le meurtrier monte sur le trône pendant que le monarque en descend, tombe, et va expirer à ses pieds. Un mécontent en Europe songe a entretenir quelque intelligence secrète, à se jeter chez les ennemis, à se saisir de quelque place, à exciter quelques vains murmures parmi les sujets. Un mécontenten Asieva droit au prince, étonne, frappe, renverse: il en efface jusqu'à l'idée; dans un instant, l'esclave et le maître; dans un instant, usurpateur et légitime. Malheureux le roi qui n'a qu'une tête ! il semble ne réunir Ravaillac. Il commit son forfait le 14 mai 1610. (P.) sur elle toute sa puissance que pour indiquer au premier ambitieux l'endroit où il la trouvera tout entière. A Paris, le 17 de la lune de Rebiab 2, 1717. CV. USBEK AU MÊME, Tous les peuples d'Europe ne sont pas également soumis à leurs princes: par exemple, l'humeur impatiente des Anglais ne laisse guère à leur roi le temps d'appesantir son autorité. La soumission et l'obéissance sont les vertus dont ils se piquent le moins. Ils disent là-dessus des choses bien extraordinaires. Selon eux, il n'y a qu'un lien qui puisse attacher les hommes, qui est celui de la gratitude: un mari, une femme, un père et un fils, ne sont liés entre eux que par l'amour qu'ils se portent, ou par les bienfaits qu'ils se procurent; et ces motifs divers de reconnaissance sont l'origine de tous les royaumes et de toutes les sociétés. Mais si un prince, bien loin de faire vivre ses sujets heureux, veut les accabler et les détruire, le fondement de l'obéissance cesse; rien ne les lie, rien ne les attache à lui, et ils rentrent dans leur liberté naturelle. Ils soutiennent que tout pouvoir sans bornes ne saurait être légitime, parce qu'il n'a jamais pu avoir d'origine légitime. Car nous ne pouvons pas, disent-ils, donner à un autre plus de pouvoir sur nous que nous n'en avons nous-mêmes: or nous n'avons pas sur nousmêmes un pouvoir sans bornes; par exemple, nous ne pouvons pas nous ôter la vie : personne n'a donc, concluent-ils, sur la terre un tel pouvoir. Le crime de lèse-majesté n'est autre chose, selon eux, que le crime que le plus faible commet contre le plus fort en lui désobéissant, de quelque manière qu'il lui désobéisse. Aussi le peuple d'Angleterre, qui se trouvale plus fort contre un de leurs rois, déclara-t-il que c'était un crime de lèse-majesté à un prince de faire la guerre à ses sujets. Ils ont donc grande raison quand ils disent que le précepte de leur Alcoran, qui ordonne |