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naviguer que sur les côtes; aussi ils ne se servaient que de bâtiments à rames, petits et plats; presque toutes les rades étaient pour eux des ports; la science des pilotes était très-bornée, et leur manœuvre très-peu de chose : aussi Aristote disait-il qu'il était inutile d'avoir un corps de mariniers, et que les laboureurs suffisaient pour cela. L'art était si imparfait, qu'on ne faisait guère avec mille rames que ce qui se fait aujourd'hui avec cent 2.

Les grands vaisseaux étaient désavantageux, en ce qu'étant difficilement mus par la chiourme, ils ne pouvaient pas faire les évolutions nécessaires. Antoine en fit à Actium une funeste expérience 3: ses navires ne pouvaient se remuer, pendant que ceux d'Auguste, plus légers, les attaquaient de toutes parts.

Les vaisseaux anciens étant à rames, les plus légers brisaient aisément celles des plus grands, qui pour lors n'étaient plus que des machines immobiles, comme sont aujourd'hui nos vaisseaux démâtés.

Depuis l'invention de la boussole, on a changé de manière; on a abandonné les rames 4, on a fui les côtes, on a construit de gros vaisseaux ; la machine est devenue plus composée, et les pratiques se sont multipliées.

L'invention de la poudre a fait une chose qu'on n'aurait pas soupçonnée : c'est que la force des armées navales a plus que jamais consisté dans l'art; car, pour résister à la violence du canon, et ne pas essuyer un feu supérieur, il a fallu de gros navires. Mais à la grandeur de la machine on a dû proportionner la puissance de l'art.

Politique, liv. VII, chap. vi.

2 Voyez ce que dit Perrault sur les rames des anciens, Essai de physıque, tit. 3, Mécanique des animaux.

3 La même chose arriva à la bataille de Salamine. (PLUTARQUE, Vie de Themistocle.) L'histoire est pleine de faits pareils.

4 En quoi on peut juger de l'imperfection de la marine des anciens, puisque nous avons abandonné une pratique dans laquelle nous avions tant de supériorité sur eux.

Les petits vaisseaux d'autrefois s'accrochaient soudain, et les soldats combattaient des deux parts; on mettait sur une flotte toute une armée de terre. Dans la bataille navale que Régulus et son collègue gagnèrent, on vit combattre cent trente mille Romains contre cent cinquante mille Carthaginois. Pour lors les soldats étaient pour beaucoup, et les gens de l'art pour peu; à présent les soldats sont pour rien, ou pour peu, et les gens de l'art pour beaucoup.

La victoire du consul Duillius fait bien sentir cette différence. Les Romains n'avaient aucune connaissance de la navigation; une galère carthaginoise échoua sur leurs côtes; ils se servirent de ce modèle pour en bâtir : en trois mois de temps leurs matelots furent dressés, leur flotte fut construite, équipée; elle mit à la mer, elle trouva l'armée navale des Carthaginois, et la battit.

A peine à présent toute une vie suffit-elle à un prince pour former une flotte capable de paraître devant une puissance qui a déjà l'empire de la mer : c'est peut-être la seule chose que l'argent seul ne peut pas faire. Et si de nos jours un grand prince réussit d'abord, l'expérience a fait voir à d'autres que c'est un exemple qui peut être plus admiré que suivi2.

La seconde guerre punique est si fameuse que tout le monde la sait. Quand on examine bien cette foule d'obstacles qui se présentèrent devant Annibal, et que cet homme extraordinaire surmonta tous, on a le plus beau spectacle que nous ait fourni l'antiquité.

Rome fut un prodige de constance. Après les journées

Louis XIV.

* L'Espagne et la Moscovie.

du Tésin, de Trébies et de Trasimène; après celle de Can-、 nes, plus funeste encore, abandonnée de presque tous les peuples d'Italie, elle ne demanda point la paix. C'est que le sénat ne se départait jamais des maximes anciennes ; il agissait avec Annibal comme il avait agi autrefois avec Pyrrhus, à qui il avait refusé de faire aucun accommodement tandis qu'il serait en Italie; et je trouve dans Denys d'Halicarnasse que, lors de la négociation de Coriolan, le sénat déclara qu'il ne violerait point ses coutumes anciennes; que le peuple romain ne pouvait faire de paix tandis que les ennemis étaient sur ses terres; mais que, si les Volsques se retiraient, on accorderait tout ce qui serait juste.

Rome fut sauvée par la force de son institution. Après la bataille de Cannes, il ne fut pas permis aux femmes mêmes de verser des larmes; le sénat refusa de racheter les prisonniers, et envoya les misérables restes de l'armée faire la guerre en Sicile, sans récompense, ni aucun honneur militaire, jusqu'à ce qu'Annibal fût chassé d'Italie *.

D'un autre côté, le consul Térentius Varron avait fui honteusement jusqu'à Venouse; cet homme, de la plus basse naissance, n'avait été élevé au consulat que pour mortifier la noblesse. Mais le sénat ne voulut pas jouir de ce malheureux triomphe; il vit combien il était nécessaire qu'il s'attirât dans cette occasion la confiance du peuple : il alla au-devant de Varron, et le remercia de ce qu'il n'avait pas désespéré de la république 3.

Antiquités romaines, liv. VIII.

2 [Après la bataille de Cannes, où tout autre Etat eût succombé à sa mauvaise fortune, il n'y eut pas un mouvement de faiblesse parmi le peuple, pas une pensée qui n'allat au bien de la république. Tous les ordres, tous les rangs, toutes les conditions s'épuisèrent volontairement. l'honneur était à retenir le moins, la honte à garder le plus. (SAINT ÈvreMOND.)]

3 [Le sénat l'en remercia publiquement; et dès lors on résolul, selon

Ce n'est pas ordinairement la perte réelle que l'on fait dans une bataille (c'est-à-dire celle de quelques milliers d'hommes) qui est funeste à un État; mais la perte imaginaire et le découragement, qui le privent des forces mêmes que la fortune lui avait laissées.

Il y a des choses que tout le monde dit, parce qu'elles ont été dites une fois. On croit qu'Annibal fit une faute insigne de n'avoir point été assiéger Rome après la bataille de Cannes. Il est vrai que d'abord la frayeur y fut extrême; mais il n'en est pas de la consternation d'un peuple belliqueux, qui se tourne presque toujours en courage, comme de celle d'une vile populace, qui ne sent que sa faiblesse. Une preuve qu'Annibal n'aurait pas réussi, c'est que les Romains se trouvèrent encore en état d'envoyer partout du secours.

On dit encore qu'Annibal fit une grande faute de mener son armée à Capoue, où elle s'amollit; mais l'on ne considère point que l'on ne remonte pas à la vraie cause. Les soldats de cette armée, devenus riches après tant de victoires, n'auraient-ils pas trouvé partout Capoue? Alexandre, qui commandait à ses propres sujets, prit dans une occasion pareille un expédient qu'Annibal, qui n'avait que des troupes mercenaires, ne pouvait pas prendre : il fit mettre le feu au bagage de ses soldats, et brûla toutes leurs richesses et les siennes. On nous dit que Koulikan, après la conquête des Indes, ne laissa à chaque soldat que cent roupies d'argent 2.

les anciennes maximes, de n'écouter dans ce triste état aucune proposition de paix. L'ennemi fut étonné; le peuple reprit cœur, et crut avoir des ressources que le sénat connaissait par sa prudence. (BOSSUET, Disc. sur l'Hist. univ., troisième partie, ch. vI.)]

[Voyez Saint-Évremond, Réflexions sur les divers génies du peuple romain, etc., ch. VII.] 2 Histoire de sa vie; Paris, 1742, page 402.

Ce furent les conquêtes mêmes d'Annibal qui commencèrent à changer la fortune de cette guerre. Il n'avait pas été envoyé en Italie par les magistrats de Carthage; il recevait très-peu de secours, soit par la jalousie d'un parti, soit par la trop grande confiance de l'autre. Pendant qu'il resta avec son armée ensemble, il battit les Romains; mais lorsqu'il fallut qu'il mît des garnisons dans les villes, qu'il défendît ses alliés, qu'il assiégeât les places, ou qu'il les empêchât d'être assiégées, ses forces se trouvèrent trop petites; et il perdit en détail une partie de son armée. Les conquêtes sont aisées à faire, parce qu'on les fait avec toutes ses forces; elles sont difficiles à conserver, parce qu'on ne les défend qu'avec une partie de ses forces.

CHAPITRE V.

De l'état de la Grèce, de la Macédoine, de la Syrie et de l'Égypte, après l'abaissement des Carthaginois.

Je m'imagine qu'Annibal disait très-peu de bons mots, et qu'il en disait encore moins en faveur de Fabius et de Marcellus contre lui-même. J'ai du regret de voir Tite-Live jeter ses fleurs sur ces énormes colosses de l'antiquité : je voudrais qu'il eût fait comme Homère, qui néglige de les parer, et qui sait si bien les faire mouvoir.

Encore faudrait-il que les discours qu'on fait tenir à Annibal fussent sensés. Que si, en apprenant la défaite de son frère, il avoua qu'il en prévoyait la ruine de Carthage, je ne sache rien de plus propre à désespérer des peuples qui s'étaient donnés à lui, et à décourager une armée qui attendait de si grandes récompenses après la guerre.

Comme les Carthaginois en Espagne, en Sicile, et en Sardaigne, n'opposaient aucune armée qui ne fût mal

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