Je vois des gens qui s'effarouchent des digressions : je crois que ceux qui savent en faire sont comme les gens qui ont de grands bras, ils atteignent plus loin. Deux espèces d'hommes: ceux qui pensent, et ceux qui amusent. Une belle action est celle qui a de la bonté, et qui demande de la force pour la faire. La plupart des hommes sont plus capables de grandes actions que de bonnes. Le peuple est honnête dans ses goûts, sans l'être dans ses mœurs. Nous voulons trouver des honnêtes gens, parce que nous voudrions qu'on le fût à notre égard. La vanité des gueux est aussi bien fondée que celle que je prendrais sur une aventure arrivée aujourd'hui chez le cardinal de Polignac, où je dînais. Il a pris la main de l'aîné de la maison de Lorraine, le duc d'Elbœuf; et après le dîner, quand le prince n'y a plus été, il me l'a donnée. Il me la donne à moi, c'est un acte de mépris: il l'a prise au prince, c'est une marque d'estime. C'est pour cela que les princes sont si familiers avec leurs domestiques : ils croient que c'est une faveur, c'est un mépris. Les histoires sont des faits faux composés sur des faits vrais, ou bien à l'occasion des vrais. D'abord les ouvrages donnent de la réputation à louvrier, et ensuite l'ouvrier aux ouvrages. Il faut toujours quitter les lieux un moment, avant d'y attraper des ridicules. C'est l'usage du monde qui donne cela. Dans les livres, on trouve les hommes meilleurs qu'ils ne sont: amour-propre de l'auteur, qui veut toujours passer pour plus honnête homme en jugeant en faveur de la vertu. Les auteurs sont des personnages de théâtre. Il faut regarder son bien comme son esclave, mais il ne faut pas perdre son esclave. On ne saurait croire jusqu'où a été dans ce siècle la décadence de l'admiration. Un certain esprit de gloire et de valeur se perd peu à peu parmi nous. La philosophie a gagné du terrain; les idées anciennes d'héroïsme et de bravoure, et les nouvelles de chevalerie, se sont perdues. Les places civiles sont remplies par des gens qui ont de la fortune, et les militaires décréditées par des gens qui n'ont rien. Enfin, c'est presque partout indifférent pour le bonheur d'être à un maître ou à un autre : au lieu qu'autrefois une défaite ou la prise de sa ville était jointe à la destruction; il était question de perdre sa ville, sa femme, et ses enfants. L'établissement du commerce des fonds publics, les dons immenses des princes, qui font qu'une infinité de gens vivent dans l'oisiveté, et obtiennent la considération même par leur oisiveté, c'est-à-dire par leurs agréments; l'indifférence pour l'autre vie, qui entraîne dans la mollesse pour celleci, et nous rend insensibles et incapables de tout ce qui suppose un effort; moins d'occasions de se distinguer; une certaine façon méthodique de prendre des villes et de donner des batailles, la question n'étant que de faire une brèche, et de se rendre quand elle est faite; toute la guerre consistant plus dans l'art que dans les qualités personnelles de ceux qui se battent; l'on sait à chaque siége le nombre de soldats qu'on y laissera; la noblesse ne combat plus en corps. Nous ne pouvons jamais avoir de règles dans nos tinan ces, parce que nous savons toujours que nous ferons quel. que chose, et jamais ce que nous ferons. On n'appelle plus un grand ministre un sage dispensateur des revenus publics, mais celui qui a de l'industrie, et de ce qu'on appelle des expédients. L'on aime mieux ses petits-enfants que ses fils : c'est qu'on sait à peu près au juste ce qu'on tire de ses fils, la fortune et le mérite qu'ils ont; mais on espère et l'on se flatte sur ses petits-fils. Je n'aime pas les petits honneurs. On ne savait pas auparavant ce que vous méritiez; mais ils vous fixent, et décident au juste ce qui est fait pour vous. Quand, dans un royaume, il y a plus d'avantage à faire sa cour qu'à faire son devoir, tout est perdu. La raison pour laquelle les sots réussissent toujours dans leurs entreprises, c'est que, ne sachant pas et ne voyant pas quand ils sont impétueux, ils ne s'arrêtent jamais. Remarquez bien que la plupart des choses qui nous font plaisir sont déraisonnables. Les vieillards qui ont étudié dans leur jeunesse n'ont besoin que de se ressouvenir, et non d'apprendre. Cela est bien heureux. On pourrait, par des changements imperceptibles dans la jurisprudence, retrancher bien des procès. Le mérite console de tout. J'ai ouï dire au cardinal Imperiali : « Il n'y a point d'homme que la fortune ne vienne visiter une fois dans sa vie; mais lorsqu'elle ne le trouve pas prêt à la recevoir, elle entre par la porte et sort par la fenêtre. » Les disproportions qu'il y a entre les hommes sont bien minces pour être si vains: les uns ont la goutte, d'autres la pierre; les uns meurent, d'autres vont mourir; ils ont une même âme pendant l'éternité, et elles ne sont différentes que pendant un quart d'heure, et c'est pendant qu'elles sont jointes à un corps. Le style enflé et emphatique est si bien le plus aisé, que, si vous voyez une nation sortir de la barbarie, vous verrez que son style donnera d'abord dans le sublime, et ensuite descendra au naïf. La difficulté du naïf est que le bas le côtoie: mais il y a une différence immense du sublime au naïf, et du sublime au galimatias. Il y a bien peu de vanité à croire qu'on a besoin des affaires pour avoir quelque mérite dans le monde, et de ne se juger plus rien lorsqu'on ne peut plus se cacher sous le personnage d'homme public. Les ouvrages qui ne sont point de génie ne prouvent que la mémoire ou la patience de l'auteur. Partout où je trouve l'envie, je me fais un plaisir de la désespérer; je loue toujours devant un envieux ceux qui le font pålir. L'héroïsme que la morale avoue ne touche que peu de gens: c'est l'héroïsme qui détruit la morale, qui nous frappe et cause notre admiration. Remarquez que tous les pays qui ont été beaucoup habités sont très-malsains: apparemment que les grands ouvrages des hommes, qui s'enfoncent dans la terre, canaux, caves, souterrains, reçoivent les eaux qui y croupissent. Il y a certains défauts qu'il faut voir pour les sentir, tels que les habituels. Horace et Aristote nous ont déjà parlé des vertus de leurs pères et des vices de leur temps, et les auteurs de siècle en siècle nous en ont parlé de même. S'ils avaient dit vrai, les hommes seraient à présent des ours. Il me semble que ce qui fait ainsi raisonner tous les hommes, c'est que nous avons vu nos pères et nos maîtres qui nous corrigeaient. Ce n'est pas tout : les hommes ont si mauvaise opinion d'eux, qu'ils ont cru non-seulement que leur esprit et leur âme avaient dégénéré, mais aussi leur corps, et qu'ils étaient devenus moins grands; et non-seulement eux, mais les animaux. On trouve dans les histoires les hommes peints en beau, et on ne les trouve pas tels qu'on les voit. La raillerie est un discours en faveur de son esprit contre son bon naturel. Les gens qui ont peu d'affaires sont de très-grands parleurs. Moins on pense, plus on parle : ainsi les femmes parlent plus que les hommes; à force d'oisiveté, elles n'ont point à penser. Une nation où les femmes donnent le ton est une nation parleuse. Je trouve que la plupart des gens ne travaillent à faire une grande fortune que pour être au désespoir, quand ils l'ont faite, de ce qu'ils ne sont pas d'une illustre naissance. Il y a autant de vices qui viennent de ce qu'on ne s'estime pas assez, que de ce que l'on s'estime trop. Dans le cours de ma vie, je n'ai trouvé de gens communément méprisés que ceux qui vivaient en mauvaise compagnie. Les observations sont l'histoire de la physique; les systèmes en sont la fable. Plaire dans une conversation vaine et frivole est aujourd'hui le seul mérite: pour cela le magistrat abandonne l'étude des lois; le médecin croit être décrédité par |