met une république. L'avantage d'un État libre est que les revenus y sont mieux administrés; mais lorsqu'ils le sont plus mal, l'avantage d'un État libre est qu'il n'y a point de favoris; mais quand cela n'est pas, et qu'au lieu des amis et des parents du prince il faut faire la fortune des amis et des parents de tous ceux qui ont part au gouvernement, tout est perdu; les lois y sont éludées plus dangereusement qu'elles ne sont violées par un prince qui, étant toujours le plus grand citoyen de l'État, a le plus d'intérêt à sa conservation. Des anciennes mœurs, un certain usage de la pauvreté, rendaient à Rome les fortunes à peu près égales; mais à Carthage des particuliers avaient les richesses des rois. De deux factions qui régnaient à Carthage, l'une voulait toujours la paix, et l'autre toujours la guerre; de façon qu'il était impossible d'y jouir de l'une ni d'y bien faire l'autre. Pendant qu'à Rome la guerre réunissait d'abord tous les intérêts, elle les séparait encore plus à Carthage 1. Dans les États gouvernés par un prince, les divisions s'apaisent aisément, parce qu'il a dans ses mains une puissance coercitive qui ramène les deux partis; mais dans une république elles sont plus durables, parce que le mal attaque ordinairement la puissance même qui pourrait le guérir. A Rome, gouvernée par les lois, le peuple souffrait que le sénat eût la direction des affaires; à Carthage, La présence d'Annibal fit cesser parmi les Romains toutes les divisions; mais la présence de Scipion aigrit celles qui étaient déjà parmi les Carthaginois: elle óta au gouvernement tout ce qui lui restait de force; les généraux, le sénat, les grands, devinrent plus suspects au peuple, et le peuple devint plus furieux. Voyez dans Appien toute cette guerre du premier Scipion. gouvernée par des abus, le peuple voulait tout faire par lui-même. Carthage, qui faisait la guerre avec son opulence contre la pauvreté romaine, avait, par cela même, du désavantage: l'or et l'argent s'épuisent; mais la vertu, la constance, la force et la pauvreté ne s'épuisent jamais. Les Romains étaient ambitieux par orgueil, et les Carthaginois par avarice; les uns voulaient commander, les autres voulaient acquérir; et ces derniers, calculant sans cesse la recette et la dépense, firent toujours la guerre sans l'aimer. Des batailles perdues, la diminution du peuple, l'affaiblissement du cominerce, l'épuisement du trésor public, le soulèvement des nations voisines, pouvaient faire accepter à Carthage les conditions de paix les plus dures; mais Rome ne se conduisait point par le sentiment des biens et des maux ; elle ne se déterminait que parsa gloire; et comme elle n'imaginait point qu'elle pût être si elle ne commandait pas, il n'y avait point d'espérance, ni de crainte, qui pût l'obliger à faire une paix qu'elle n'aurait point imposée. Il n'y a rien de si puissant qu'une république où l'on observe les lois, non pas par crainte, non pas par raison, mais par passion, comme furent Rome et Lacédémone; car pour lors il se joint à la sagesse d'un bon gouvernement toute la force que pourrait avoir une faction. Les Carthaginois se servaient de troupes étrangères, et les Rornains employaient les leurs1. Comme ces derniers n'avaient jamais regardé les vaincus que comme des ins [Carthage étant établie sur le commerce, et Rome fondée sur les armes, la première employait des étrangers pour ses guerres, et les citoyens pour son trafic; l'autre se faisait des citoyens de tout le monde, et de ses citoyens des soldats. (SAINT-ÉVREMOND.)] truments pour des triomphes futurs, ils rendirent soldats tous les peuples qu'ils avaient soumis; et plus ils eurent de peine à les vaincre, plus ils les jugèrent propres à être incorporés dans leur république. Ainsi nous voyons les Samnites, qui ne furent subjugués qu'après vingt-quatre triomphes, devenir les auxiliaires des Romains; et, quelque temps avant la seconde guerre punique, ils tirèrent d'eux et de leurs alliés, c'est-à-dire d'un pays qui n'était guère plus grand que les États du pape et de Naples, sept cent mille hommes de pied, et soixante-dix mille de cheval, pour opposer aux Gaulois 2. Dans le fort de la seconde guerre punique, Rome eut toujours sur pied de vingt-deux à vingt-quatre légions; cependant il paraît par Tite-Live que le cens n'était pour lors que d'environ cent trente-sept mille citoyens. Carthage employait plus de forces pour attaquer; Rome, pour se défendre; celle-ci, comme on vient de dire, arma un nombre d'hommes prodigieux contre les Gaulois et Annibal qui l'attaquaient, et elle n'envoya que deux légions contre les plus grands rois : ce qui rendit ses forces éternelles. L'établissernent de Carthage dans son pays était moins solide que celui de Rome dans le sien : cette dernière avait trente colonies autour d'elle, qui en étaient comme les remparts 3. Avant la bataille de Cannes, aucun allié ne FLORUS, liv. I, ch. xvI. • Voyez Polybe. Le Sommaire de Florus dit qu'ils levèrent trois cent mille hommes dans la ville et chez les Latins. 3 TITE-LIVE, liv. XXVII, ch. ix et x. [Ces colonies, établies de tous côtés dans l'empire, faisaient deux effets admirables: l'un, de décharger la ville d'un grand nombre de citoyens, et la plupart pauvres; l'autre, de garder les postes principaux, et d'accoutumer peu à peu les peuples étrangers aux mœurs romaines. (BOSSUET, Disc. sur l'Hist univ., troisième partie, ch. vi.)] l'avait abandonnée : c'est que les Samnites et les autres peuples d'Italie étaient accoutumés à sa domination. La plupart des villes d'Afrique étant peu fortifiées se rendaient d'abord à quiconque se présentait pour les prendre; aussi tous ceux qui y débarquèrent, Agathocle, Régulus, Scipion, mirent-ils d'abord Carthage au désespoir. On ne peut guère attribuer qu'à un mauvais gouvernement ce qui leur arriva dans toute la guerre que leur fit le premier Scipion : leur ville et leurs armées même étaient affamées, tandis que les Romains étaient dans l'abondance de toutes choses 1. Chez les Carthaginois, les armées qui avaient été battues devenaient plus insolentes; quelquefois elles mettaient en croix leurs généraux, et les punissaient de leur propre lâcheté. Chez les Romains, le consul décimait les troupes qui avaient fui, et les ramenait contre les ennemis. Le gouvernement des Carthaginois était très-dur: ils avaient si fort tourmenté les peuples d'Espagne, que, lorsque les Romains y arrivèrent, ils furent regardés comme des libérateurs ; et si l'on fait attention aux sommes immenses qu'il leur en coûta pour soutenir une guerre où ils succombèrent, on verra bien que l'injustice est mauvaise ménagère, et qu'elle ne remplit pas même ses vues. La fondation d'Alexandrie avait beaucoup diminué le commerce de Carthage. Dans les premiers temps, la superstition bannissait en quelque façon les étrangers de l'Égypte; et lorsque les Perses l'eurent conquise, ils n'avaient songé qu'à affaiblir leurs nouveaux sujets; mais, sous les rois grecs, l'Égypte fit presque tout le commerce du monde, et celui de Carthage commença à déchoir. Voyez Appien, lib. Libyc., ch. xxv. 2 Voyez ce que Polybe dit de leurs exactions, surtout dans le fragment du livre IX, Extrait des vertus et des vices. Les puissances établies par le commerce peuvent sub-sister longtemps dans leur médiocrité; mais leur grandeur est de peu de durée. Elles s'élèvent peu à peu, et sans que personne s'en aperçoive; car elles ne font aucun acte particulier qui fasse du bruit et signale leur puissance; mais, lorsque la chose est venue au point qu'on ne peut plus s'empêcher de la voir, chacun cherche à priver cette nation d'un avantage qu'elle n'a pris, pour ainsi dire, que par surprise. La cavalerie carthaginoise valait mieux que la romaine, par deux raisons : l'une, que les chevaux numides et espagnols étaient meilleurs que ceux d'Italie; et l'autre, que la cavalerie romaine était mal armée : car ce ne fut que dans les guerres que les Romains firent en Grèce qu'ils changèrent de manière, comme nous l'apprenons de Polybe '. Dans la première guerre punique, Régulus fut battu dès que les Carthaginois choisirent les plaines pour faire combattre leur cavalerie; et dans la seconde, Annibal dut à ses Numides ses principales victoires 2. Scipion ayant conquis l'Espagne, et fait alliance avec Massinisse, ôta aux Carthaginois cette supériorité. Ce fut la cavalerie numide qui gagna la bataille de Zama, et finit la guerre. Les Carthaginois avaient plus d'expérience sur la mer et connaissaient mieux la manœuvre que les Romains; mais il me semble que cet avantage n'était pas pour lors si grand qu'il le serait aujourd'hui. Les anciens n'ayant pas la boussole ne pouvaient guère Liv. VI, ch. xxv. 2 Des corps entiers de Numides passèrent du côté des Romains, qui dès lors commencèrent à respirer. |