Ils les trouvèrent aussi peu aguerris que dans ces derniers temps les Tartares trouvèrent les Chinois. Les Français se moquaient de leurs habillements efféminés : ils se promenaient dans les rues de Constantinople, revêtus de leurs robes peintes; ils portaient à la main une écritoire et du papier, par dérision pour cette nation, qui avait renoncé à la profession des armes'; et, après la guerre, ils refusèrent de recevoir dans leurs troupes quelque Grec que ce fût. Ils prirent toute la partie d'Occident, et y élurent empereur le comte de Flandre, dont les États éloignés ne pouvaient donner aucune jalousie aux Italiens. Les Grecs se maintinrent dans l'Orient, séparés des Turcs par les montagnes, et des Latins par la mer. Les Latins, qui n'avaient pas trouvé d'obstacles dans leurs conquêtes, en ayant trouvé une infinité dans leur établissement, les Grecs repassèrent d'Asie en Europe, reprirent Constantinople et presque tout l'Occident. Mais ce nouvel empire ne fut que le fantôme du premier, et n'en eut ni les ressources ni la puissance. Il ne posséda guère en Asie que les provinces qui sont en deçà du Méandre et du Sangare: la plupart de celles d'Europe furent divisées en de petites souverainetés. De plus, pendant soixante ans que Constantinople resta entre les mains des Latins, les vaincus s'étant dispersés, et les conquérants occupés à la guerre, le commerce passa entièrement aux villes d'Italie, et Constantinople fut privée de ses richesses. Le commerce même de l'intérieur se fit parles Latins. Les Grecs, nouvellement rétablis, et qui craignaient tout, voulurent se concilier les Génois, en leur accordant la liberté de trafiquer sans payer de droits 2; et les Vénitiens, NICÉTAS, Histoire, après la prise de Constantinople, ch. 11. 2 CANTACUZÈNE, liv. IV. qui n'acceptèrent point de paix, mais quelques trêves, et qu'on ne voulut pas irriter, n'en payèrent pas non plus. Quoique avant la prise de Constantinople Manuel Comnène eût laissé tomber la marine, cependant, comme le commerce subsistait encore, on pouvait facilement la rétablir; mais quand dans le nouvel empire on l'eut abandonnée, le mal fut sans remède, parce que l'impuissance augmenta toujours. Cet État, qui dominait sur plusieurs îles, qui était partagé par la mer, et qui en était environné en tant d'endroits, n'avait point de vaisseaux pour y naviguer. Les provinces n'eurent plus de communication entre elles; on obligea les peuples de se réfugier plus avant dans les terres, pour éviter les pirates; et quand ils l'eurent fait, on leur ordonna de se retirer dans les forteresses, pour se sauver des Turcs1. Les Turcs faisaient pour lors aux Grecs une guerre singulière : ils allaient proprement à la chasse des hommes; ils traversaient quelquefois deux cents lieues de pays pour faire leurs ravages. Comme ils étaient divisés sous plusieurs sultans, on ne pouvait pas, par des présents, faire la paix avec tous, et il était inutile de la faire avec quelques-uns2. Ils s'étaient faits mahométans; et le zèle pour leur religion les engageait merveilleusement à ravager les terres des chrétiens. D'ailleurs, comme c'étaient les peuples les plus laids de la terre, leurs femmes étaient affreuses comme eux 3; et dès qu'ils eurent vu des Grecques, il n'en purent plus souffrir d'autres1. Cela les porta à des enlèvements continuels. Enfin, ils avaient été de tout temps adonnés aux brigandages; et c'étaient ces mêmes Huns qui avaient autrefois causé tant de maux à l'empire romain. PACHYMÈRE, liv. VII. 2 CANTACUZÈNE, liv. III, ch. xXCVI ; et PACHYMÈRE, liv. XI, ch. ix. Cela donna lieu à cette tradition du nord, rapportée par le Goth Jornandès, que Philimer, roi des Goths, entrant dans les terres gétiques, y ayant trouvé des femmes sorcières, il les chassa loin de son armée, qu'elles errèrent dans les déserts, où des démons incubes s'accouplèrent avec elles, d'où vint la nation des Huns. Genus ferocissimum, quod fuit primum inter paludes, minutum, tetrum, atque exile, nec alia voce notum, nisi quæ humani sermonis imaginem assignabat. Les Tures inondant tout ce qui restait à l'empire grec en Asie, les habitants qui purent leur échapper fuirent devant eux jusqu'au Bosphore; et ceux qui trouvèrent des vaisseaux se réfugièrent dans la partie de l'empire qui étaiten Europe: ce qui augmenta considérablement le nombre de ses habitants. Mais il diminua bientôt. Il y eut des guerres civiles si furieuses, que les deux factions appelèrent divers sultans turcs, sous cette condition, aussi extravagante que barbare, que tous les habitants qu'ils prendraient dans les pays du parti contraire seraient menés en esclavage; et chacun, dans la vue de ruiner ses ennemis, concourut à détruire la nation. Bajazet ayant soumis tous les autres sultans, les Turcs auraient fait pour lors ce qu'ils firent depuis sous Mahomet II, s'ils n'avaient pas été eux-mêmes sur le point d'être exterminés par les Tartares. Je n'ai pas le courage de parler des misères qui suivirent; je dirai seulement que, sous les derniers empereurs, l'empire, réduit aux faubourgs de Constantinople, finit comme le Rhin, qui n'est plus qu'un ruisseau lorsqu'il se perd dans l'Océan 3. • MICHEL DUCAS, Histoire de Jean Manuel, Jean et Constantin, chap. ix. Constantin Porphyrogénète, au commencement de son Extrait des ambassades, avertit que, quand les barbares viennent à Constantinople, les Romains doivent bien se garder de leur montrer la grandeur de leurs richesses ni la beauté de leurs femmes. Voyez l'Histoire des empereurs Jean Paléologue et Jean Cantacu zène, écrite par Cantacuzène. [Comme on aperçoit dans les Lettres persanes le germe de l'Esprit des lois, on croit voir aussi dans les Considérations sur la grandeur et la décadence des Romains une partie détachée de cet ouvrage immense qui absorba la vie de Montesquieu. Il est probable qu'il se détermina à faire de ces Considérations un traité à part, parce que tout ce qui regarde les Romains offrant par soi-même un grand sujet, d'un côté, l'auteur, qui se sentait capable de le remplir, ne voulut rester ni au-dessous de sa matière, ni au-dessous de son talent; et de l'autre, il craignit que les Romains seuls ne tinssent trop de place dans l'Esprit des lois, et ne rompissent les proportions de l'ouvrage. C'est ce qui nous a valu cet excellent traité dont nous n'avions aucun modèle dans notre langue, et qui durera autant qu'elle : c'est un chef-d'œuvre de raison et de style, et qui laisse bien loin Machiavel, Gordon, Saint-Réal, Amelot de la Houssaie, et tous les autres écrivains politiques qui avaient traité les mêmes objets. Jamais on n'avait encore rapproché dans un si petit espace une telle quantité de pensées profondes et de vues lumineuses. Le mérite de la concision dans les vérités morales, naturalisé dans notre langue par la Rochefoucauld et la Bruyère, doit le céder à celui de Montesquieu, à raison de la hauteur et de la difficulté du sujet. Ceux-là n'avaient fait que circonscrire dans une mesure prise et une expression remarquable des idées dont le fond est dans tout esprit capable de réflexion, parce que tout le monde en a besoin celui-ci adapta la même précision à de grandes choses, hors de la portée et de l'usage de la plupart des hommes, et où il portait en même temps une lumière nouvelle: il faisait voir dans l'histoire d'un peuple qui a fixé l'attention de toute la terre ce que nul autre n'y avait vu, et ce que lui seul semblait capable d'y voir, par la manière dont il le montrait. Il sut déméler dans la politique et le gouvernement des Romains ce que nul de leurs historiens n'y avait aperçu. Celui d'eux tous qui eut le plus de rapport avec lui, et qu'il parait même avoir pris pour modèle dans sa manière d'écrire, Tacite, qui fut, comme lui, grand penseur et grand peintre, nous a laissé un beau traité sur les mœurs des Germains: mais qu'il y a loin du portrait de peuplades à demi sauvages, tracé avec un art et des couleurs qui font de l'éloge des barbares la satire de la civilisation corrompue, à ce vaste tableau de vingt siècles, depuis la fondation de Rome jusqu'à la prise de Constantinople, renfermé dans un cadre étroit, où, malgré sa petitesse, les objets ne perdent rien de leur grandeur, et n'en deviennent même que plus saillants et plus sensibles! Que peut-on comparer en ce genre à un petit nombre de pages où l'on a pour ainsi dire fondu et concentré tout l'esprit de vie qui soutenait et animait ce colosse de la puissance romaine, et en même temps tous les poisons rongeurs qui, après l'avoir longtemps consumé, le tirent tomber en lambeaux sous les coups de tant de nations réunies contre lui? (LA HARPE.)] FIN DE LA GRANDEUR ET DE LA DÉCADENCE DES ROMAINS. OEUVRES CHOISIES. DISSERTATION SUR LA POLITIQUE DES ROMAINS LUE A L'ACADÉMIE DE BORDEAUX LE 18 JUIN 1716. Ce ne fut ni la crainte, ni la piété, qui établit la religion chez les Romains, mais la nécessité où sont toutes les sociétés d'en avoir une. Les premiers rois ne furent pas moins attentifs à régler le culte et les cérémonies qu'à donner des lois et bâtir des murailles. Je trouve cette différence entre les législateurs romains et ceux des autres peuples, que les premiers firent la religion pour l'État, et les autres l'État pour la religion. Romulus, Tatius et Numa asservirent les dieux à la politique: le culte et les cérémonies qu'ils instituèrent furent trouvés si sages, que, lorsque les rois furent chassés, le joug de la religion fut le seul dont ce peuple, dans sa fureur pour la liberté, n'osa s'affranchir. Quand les législateurs romains établirent la religion, ils ne pensèrent point à la réformation des mœurs, ni à donner des principes de morale; ils ne voulurent point gêner des gens qu'ils ne connaissaient pas encore. Ils n'eurent donc d'abord qu'une vue générale, qui était d'inspirer à |