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férence des Huns, les Goths n'en cultivaient point'; on les priva même du blé qu'on leur avait promis : ils mouraient de faim, et ils étaient au milieu d'un pays riche; ils étaient armés, et on leur faisait des injustices. Ils ravagèrent tout depuis le Danube jusqu'au Bosphore, exterminèrent Valens et son armée, et ne repassèrent le Danube que pour abandonner l'affreuse solitude qu'ils avaient faite 2.

CHAPITRE XVIII.

Nouvelles maximes prises par les Romains.

Quelquefois la lâcheté des empereurs, souvent la faiblesse de l'empire, firent que l'on chercha à apaiser par de l'argent les peuples qui menaçaient d'envahir 3. Mais la paix ne peut pas s'acheter, parce que celui qui l'a vendue n'en est que plus en état de la faire acheter encore.

Il vaut mieux courir le risque de faire une guerre malheureuse que de donner de l'argent pour avoir la paix ; car on respecte toujours un prince lorsqu'on sait qu'on ne le vaincra qu'après une longue résistance.

Voyez l'Histoire gothique de Priscus, où cette différence est bien établie.

On demandera peut-être comment des nations qui ne cultivaient point les terres pouvaient devenir si puissantes, tandis que celles de l'Amérique sont si petites. C'est que les peuples pasteurs ont une subsistance bien plus assurée que les peuples chasseurs.

11 paraît, par Ammien Marcellin, que les Huns, dans leur première demeure, ne labouraient point les champs; ils ne vivaient que de leurs troupeaux dans un pays abondant en pâturages et arrosé par quantité de fleuves, comme font encore aujourd'hui les petits Tartares, qui habitent une partie du mėme pays. Il y a apparence que ces peuples, depuis leur départ, ayant habité des lieux moins propres à la nourriture des troupeaux, commencèrent à cultiver les terres.

* Voyez Zosime, liv. IV; voyez aussi Dexipe, dans l'Extrait des ambassades de Constantin Porphyrogénète.

3 On donna d'abord tout aux soldats; ensuite on donna tout aux en

nemis.

D'ailleurs ces sortes de gratifications se changeaient en tributs, et, libres au commencement, devenaient nécessaires: elles furent regardées comme des droits acquis; et lorsqu'un empereur les refusa à quelques peuples, ou voulut donner moins, ils devinrent de mortels ennemis. Entre mille exemples, l'armée que Julien mena contre les Perses fut poursuivie dans sa retraite par des Arabes à qui il avait refusé le tribut accoutumé'; et d'abord après, sous l'empire de Valentinien, les Allemands, à qui on avait offert des présents moins considérables qu'à l'ordinaire, s'en indignèrent, et ces peuples du nord, déjà gouvernés par le point d'honneur, se vengèrent de cette insulte prétendue par une cruelle guerre.

Toutes ces nations, qui entouraient l'empire en Europe et en Asie, absorbèrent peu à peu les richesses des Romains; et, comme ils s'étaient agrandis parce que l'or et l'argent de tous les rois était porté chez eux3, ils s'affaiblirent, parce que leur or et leur argent fut porté chez les autres.

Les fautes que font les hommes d'État ne sont pas toujours libres; souvent ce sont des suites nécessaires de la situation où l'on est; et les inconvénients ont fait naître les inconvénients.

La milice, comme on a déjà vu, était devenue très à charge à l'Etat; les soldats avaient trois sortes d'avan

AMMIEN MARCELLIN, liv. XXV.

2 1d. liv. XXVI.

3

<< Vous voulez des richesses, disait un empereur à son armée qui murmurait voilà le pays des Perses, allons-en chercher. Croyez« moi, de tant de trésors que possédait la république romaine, il ne reste <<< plus rien; et le mal vient de ceux qui ont appris aux princes à acheter la paix des barbares. Nos finances sont épuisées, nos villes détruites, « nos provinces ruinées. Un empereur qui ne connaît d'autres biens que « ceux de l'ame n'a pas honte d'avouer une pauvreté honnête. » (Id. liv. XXIV.)

tages: la paye ordinaire, la récompense après le service, et les libéralités d'accident, qui devenaient très-souvent des droits pour des gens qui avaient le peuple et le prince entre leurs mains.

L'impuissance où l'on se trouva de payer ces charges fit que l'on prit une milice moins chère. On fit des traités avec des nations barbares qui n'avaient ni le luxe des soldats romains, ni le même esprit, ni les mêmes prétentions.

Il y avait une autre commodité à cela : comme les barbares tombaient tout à coup sur un pays, n'y ayant point chez eux de préparatifs après la résolution de partir, il était difficile de faire des levées à temps dans les provinces. On prenait donc un autre corps de barbares, toujours prêt à recevoir de l'argent, à piller et à se battre. On était servi pour le moment; mais dans la suite on avait autant de peine à réduire les auxiliaires que les ennemis.

Les premiers Romains ne mettaient point dans leurs armées un plus grand nombre de troupes auxiliaires que de romaines; et, quoique leurs alliés fussent proprement des sujets, ils ne voulaient point avoir pour sujets des peuples plus belliqueux qu'eux-mêmes.

Mais dans les derniers temps, non-seulement ils n'ob. servèrent pas cette proportion des troupes auxiliaires, mais même ils remplirent de soldats barbares les corps de troupes nationales.

Ainsi, ils établissaient des usages tout contraires à ceux qui les avaient rendus maîtres de tout; et comme autrefois leur politique constante fut de se réserver l'art mili

C'est une observation de Végèce; et il paraît, par Tite-Live, que si le nombre des auxiliaires excéda quelquefois, ce fut de bien peu.

taire, et d'en priver tous leurs voisins, ils le détruisaient pour lors chez eux, et l'établissaient chez les autres.

Voici, en un mot, l'histoire des Romains : ils vainquirent tous les peuples par leurs maximes; mais, lorsqu'ils y furent parvenus, leur république ne put subsister; il fallut changer de gouvernement, et des maximes contraires aux premières, employées dans ce gouvernement nouveau, firent tomber leur grandeur.

Ce n'est pas la fortune qui domine le monde; on peu le demander aux Romains, qui eurent une suite continuelle de prospérités quand ils se gouvernèrent sur un certain plan, et une suite non interrompue de revers lorsqu'ils se conduisirent sur un autre. Il y a des causes générales, soit morales, soit physiques, qui agissent dans chaque monarchie, l'élèvent, la maintiennent, ou la précipitent; tous les accidents sont soumis à ces causes; et si le hasard d'une bataille, c'est-à-dire une cause particulière, a ruiné un État, il y avait une cause générale qui faisait que cet État devait périr par une seule bataille. En un mot, l'allure principale entraîne avec elle tous les accidents particuliers.

Nous voyons que depuis près de deux siècles les troupes de terre de Danemarck ont presque toujours été battues par celles de Suède. Il faut qu'indépendamment du courage des deux nations et du sort des armes, il y ait dans le gouvernement danois, militaire ou civil, un vice intérieur qui ait produit cet effet; et je ne le crois point difficile à découvrir.

Enfin, les Romains perdirent leur discipline militaire; ils abandonnèrent jusqu'à leurs propres armes. Végèce dit que les soldats les trouvant trop pesantes, ils obtinrent de l'empereur Gratien de quitter leur cuirasse et ensuite leur casque : de façon qu'exposés aux coups sans défense, ils ne songèrent plus qu'à fuir '.

Il ajoute qu'ils avaient perdu la coutume de fortifier leurs camps, et que, par cette négligence, leurs armées furent enlevées par la cavalerie des barbares.

La cavalerie fut peu nombreuse chez les premiers Romains: elle ne faisait que la onzième partie de la légion, et très-souvent moins; et ce qu'il y a d'extraordinaire, ils en avaient beaucoup moins que nous, qui avons tant de siéges à faire, où la cavalerie est peu utile. Quand les Romains furent dans la décadence, ils n'eurent presque plus que de la cavalerie. Il me semble que, plus une nation se rend savante dans l'art militaire, plus elle agit par son infanterie, et que, moins elle le connaît, plus elle multiplie sa cavalerie : c'est que, sans la discipline, l'infanterie pesante ou légère n'est rien; au lieu que la cavalerie va toujours, dans son désordre même 2. L'action de celle-ci consiste plus dans son impétuosité et un certain choc; celle de l'autre, dans sa résistance et une certaine immobilité : c'est plutôt une réaction qu'une action. Enfin, la force de la cavalerie est momentanée : l'infanterie agit plus longtemps; mais il faut de la discipline pour qu'elle puisse agir longtemps.

Les Romains parvinrent à commander à tous les peuples, non-seulement par l'art de la guerre, mais aussi par feur prudence, leur sagesse, leur constance, leur amour pour la gloire et pour la patrie. Lorsque, sous les empereurs, toutes ces vertus s'évanouirent, l'art militaire leur resta, avec lequel, malgre la faiblesse et la tyrannie de

De Re militari, lib. I, cар. хх.

2 La cavalerie tartare, sans observer aucune de nos maximes militaires, a fait dans tous les temps de grands choses. Voyez les relations, et surtout celle de la dernière conquête de la Chine.

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