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, ce crime, dit Pline, de ceux à qui on ne peut point imputer de crime, fut étendue à ce qu'on voulut.

Je crois pourtant que quelques-uns de ces titres d'accusation n'étaient pas si ridicules qu'ils nous paraissent aujourd'hui; et je ne puis penser que Tibère eût fait accuser un homme pour avoir vendu avec sa maison la statue de l'empereur; que Domitien eût fait condamner à mort une femme pour s'être déshabillée devant son image, et un citoyen parce qu'il avait la description de toute la terre peinte sur les murailles de sa chambre, si ces actions n'avaient réveillé dans l'esprit des Romains que l'idée qu'elles nous donnent à présent. Je crois qu'une partie de cela est fondéę sur ce que, Rome ayant changé de gouvernement, ce qui ne nous paraît pas de conséquence pouvait l'être pour lors: j'en juge par ce que nous voyons aujourd'hui chez une nation qui ne peut pas être soupçonnée de tyrannie, où il est défendu de boire à la santé d'une certaine personne.

Je ne puis rien passer qui serve à faire connaître le génie du peuple romain. Il s'était si fort accoutumé à obéir, et à faire toute sa félicité de la différence de ses maîtres, qu'après la mort de Germanicus il donna des marques de deuil, de regret et de désespoir, que l'on ne trouve plus parmi nous. Il faut voir les historiens décrire la désolation publique, si grande, si longue, si peu modérée; et cela n'était point joué : car le corps entier du peuple n'affecte, ne flatte, ni ne dissimule.

Le peuple romain, qui n'avait plus de part au gouvernement, composé presque d'affranchis ou de gens sans industrie, qui vivaient aux dépens du trésor public, ne

Voyez Tacite.

sentait que son impuissance; il s'affligeait comme les enfants et les femmes, qui se désolent par le sentiment de leur faiblesse; il était mal; il plaça ses craintes et ses espérances sur la personne de Germanicus; et cet objet lui étant enlevé, il tomba dans le désespoir.

Il n'y a point de gens qui craignent si fort les malheurs que ceux que la misère de leur condition pourrait rassurer, et qui devraient dire avec Andromaque : Plút à Dieu que je craignisse! Il y a aujourd'hui à Naples cinquante mille hommes qui ne vivent que d'herbe, et n'ont pour tout bien que la moitié d'un habit de toile; ces gens-là, les plus malheureux de la terre, tombent dans un abattement affreux à la moindre fumée du Vésuve: ils ont la sottise de craindre de devenir malheureux.

CHAPITRE XV.

Des empereurs depuis Caïus Caligula jusqu'à Antonin. Caligula succéda à Tibère. On disait de lui qu'il n'y avait jamais eu un meilleur esclave ni un plus méchant maître; ces deux choses sont assez liées : car la même disposition d'esprit qui fait qu'on a été vivement frappé de la puissance illimitée de celui qui commande, fait qu'on ne l'est pas moins lorsque l'on vient à commander soi-même.

Caligula rétablit les comices, que Tibère avait ôtés, et abolit ce crime arbitraire de lèse-majesté qu'il avait établi; par où l'on peut juger que le commencement du règne des mauvais princes est souvent comme la fin de celui des bons; parce que, par un esprit de contradiction sur la conduite de ceux à qui ils succèdent, ils peuvent faire ce que les autres font par vertu; et c'est à cet esprit de contra

Il les óta dans la suite.

diction que nous devons bien de bons règlements, et bien de mauvais aussi.

Qu'y gagna-t-on ? Caligula ôta les accusations, les crimes de lèse-majesté; mais il faisait mourir militairement tous ceux qui lui déplaisaient; et ce n'était pas à quelques sénateurs qu'il en voulait, il tenait le glaive suspendu sur le sénat, qu'il menaçait d'exterminer tout entier.

Cette épouvantable tyrannie des empereurs venait de l'esprit général des Romains. Comme ils tombèrent tout à coup sous un gouvernement arbitraire, et qu'il n'y eut presque point d'intervalle chez eux entre commander et servir, ils ne furent point préparés à ce passage par des mœurs douces : l'humeur féroce resta; les citoyens furent traités comme ils avaient traité eux-mêmes les ennemis vaincus, et furent gouvernés sur le même plan. Sylla, entrant dans Rome, ne fut pas un autre homme que Sylla entrant dans Athènes : il exerça le même droit des gens. Pour les États qui n'ont été soumis qu'insensiblement, lorsque les lois leur manquent, ils sont encore gouvernés par les mœurs.

La vue continuelle des combats des gladiateurs rendait les Romains extrêmement féroces: on remarqua que Claude devint plus porté à répandre le sang, à force de voir ces sortes de spectacles. L'exemple de cet empereur, qui était d'un naturel doux et qui fit tant de cruautés, fait bien voir que l'éducation de son temps était differente de la nôtre.

Les Romains, accoutumés à se jouer de la nature humaine dans la personne de leurs enfants et de leurs esclaves', ne pouvaient guère connaître cette vertu que nous appelons humanité. D'où peut venir cette férocité que uous trouvons dans les habitants de nos colonies, que de cet usage continuel des châtiments sur une malheureuse partie du genre humain? Lorsque l'on est cruel dans l'état civil, que peut-on attendre de la douceur et de la justice naturelle?

tres.

Voyez les lois romaines sur la puissance des pères et celle des mai

On est fatigué de voir dans l'histoire des empereurs le nombre infini de gens qu'ils firent mourir pour confisquer leurs biens. Nous ne trouvons rien de semblable dans nos histoires modernes. Cela, comme nous venons de dire, doit être attribué à des mœurs plus douces et à une religion plus réprimante; et de plus on n'a point à dépouiller les familles de ces sénateurs qui avaient ravagé le monde. Nous tirons cet avantage de la médiocrité de nos fortunes, qu'elles sont plus sûres : nous ne valons pas la peine qu'on nous ravisse nos biens1.

Le peuple de Rome, ce que l'on appelait plebs, ne haïssait pas les plus mauvais empereurs. Depuis qu'il avait perdu l'empire, et qu'il n'était plus occupé à la guerre, il était devenu le plus vil de tous les peuples; il regardait le commerce et les arts comme des choses propres aux seuls esclaves; et les distributions de blé qu'il recevait lui faisaient négliger les terres : on l'avait accoutumé aux jeux et aux spectacles. Quand il n'eut plus de tribuns à écouter, ni de magistrats à élire, ces choses vaines lui devinrent nécessaires, et son oisiveté lui en augmenta le goût. Or, Caligula, Néron, Commode, Caracalla, étaient regrettés du peuple à cause de leur folie même; car ils aimaient avec fureur ce que le peuple aimait, et contri

Le duc de Bragance avait des biens immenses dans le Portugal: lorsqu'il se révolta, on félicita le roi d'Espagne de la riche confiscation qu'il allait avoir.

buaient de tout leur pouvoir et même de leur personne à ses plaisirs; ils prodiguaient pour lui toutes les richesses de l'empire; et, quand elles étaient épuisées, le peuple voyant sans peine dépouiller toutes les grandes familles, il jouissait des fruits de la tyrannie; et il en jouissait purement, car il trouvait sa sûreté dans sa bassesse. De tels princes haïssaient naturellement les gens de bien: ils savaient qu'ils n'en étaient pas approuvés1; indignés de la contradiction ou du silence d'un citoyen austère, enivrés des applaudissements de la populace, ils parvenaient à s'imaginer que leur gouvernement faisait la félicité publique, et qu'il n'y avait que des gens malintentionnés qui pussent le censurer.

Caligula était un vrai sophiste dans sa cruauté : comme il descendait également d'Antoine et d'Auguste, il disait qu'il punirait les consuls s'ils célébraient le jour de réjouissance établi en mémoire de la victoire d'Actium, et qu'il les punirait s'ils ne le célébraient pas; et Drusille, à qui il accorda des honneurs divins, étant morte, c'était un crime de la pleurer parce qu'elle était déesse, et de ne la pas pleurer parce qu'elle était sa sœur.

C'est ici qu'il faut se donner le spectacle des choses humaines. Qu'on voie dans l'histoire de Rome tant de guerres entreprises, tant de sang répandu, tant de peuples détruits,

Les Grecs avaient des jeux où il était décent de combattre, comme il était glorieux d'y vaincre; les Romains n'avaient guère que des spectacles, et celui des infâmes gladiateurs leur était particulier. Or, qu'un grand personnage descendit lui-même sur l'arène ou montát sur le théâtre, la gravité romaine ne le souffrait pas. Comment un sénateur aurait-il pu s'y résoudre, lui à qui les lois défendaient de contracter aucune alliance avec des gens que les dégoûts ou les applaudissements même du peuple avaient flétris? Il y parut pourtant des empereurs; et cette folie, qui montrait en eux le plus grand déréglement du cœur, un mépris de ce qui était beau, de ce qui était honnête, de ce qui était bon, est toujours marquée chez les historiens avec le caractère de la tyrannie.

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