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Terrible, et tout femblable au lion de Némée.
Le plus horrible effroi faifit le voyageur.
Il n'était pas Hercule, et tout tranfi de peur,
Il fe mit à genoux, et demanda la vie.

Le monarque des bois, d'une voix radoucie,
Mais qui fefait encor trembler le provençal,
Lui dit en bon français : Ridicule animal,
Tu veux donc qu'aujourd'hui de fouper je me paffe?
Ecoute, j'ai dîné, je veux te faire grâce,
Si tu peux me prouver qu'il eft contre les lois
Que le foir un lion foupe d'un marseillois.

Le marchand à ces mots conçut quelque espérance.

Il avait eu jadis un grand fonds de science ;
Et pour devenir prêtre, il apprit du latin;
Il favait Rabelais et fon faint Auguftin. (e)
D'abord il établit, felon l'ufage antique,
Quel eft le droit divin du pouvoir monarchique;
Qu'au plus haut des degrés des êtres inégaux
L'homme eft mis pour régner fur tous les animaux; (f)
Que la terre eft fon trône, et que dans l'étendue
Les aftres font formés pour réjouir fa vue.
Il conclut qu'étant prince, un fujet africain
Ne pouvait fans pécher manger son souverain.
Le lion, qui rit peu, fe mit pourtant à rire ;
Et voulant par plaifir connaître cet empire,
En deux grands coups de griffe il dépouilla tout nu
De l'univers entier le monarque abfolu.

Il vit que ce grand roi lui cachait sous le linge

Un corps faible monté fur deux feffes de finge,
A deux minces talons deux gros pieds attachés,
Par cinq doigts fuperflus dans leur marche empêchés,
Deux mamelles fans lait, fans grâce, fans usage,
Un crâne étroit et creux couvrant un plat visage,
Triftement dégarni du tiffu de cheveux,

Dont la main d'un barbier coiffa fon front craffeux,
Tel était en effet ce roi fans diadême,

Privé de sa parure, et réduit à lui-même.
Il fentit qu'en effet il devait fa grandeur
Au fil d'un perruquier, aux cifeaux d'un tailleur.
Ah! dit-il au lion, je vois que la nature
Me fait faire en ce monde une trifte figure:
Je penfais être roi: j'avais certes grand tort.
Vous êtes le vrai maître en étant le plus fort.
Mais fongez qu'un héros doit dompter fa colère ;
Un roi n'eft point aimé, s'il n'eft point débonnaire.
Dieu, comme vous favez, eft au-deffus des rois.
Jadis en Arménie il vous donna des lois,
Lorfque dans un grand coffre à la merci des ondes,
Tous les animaux purs, ainfi que les immondes,
Par Noé mon aïeul enfermés fi long-temps, (g)
Refpirèrent enfin l'air natal de leurs champs:
Dieu fit avec eux tous une étroite alliance,

Un pacte folennel. Oh! la plate impudence!
As-tu perdu l'efprit par excès de frayeur?

Dieu, dis-tu, fit un pacte avec nous! —Oui,Seigneur,
Il vous recommanda d'être clément et fage,

De ne toucher jamais à l'homme fon image: (h)
Et fi vous me mangez, l'Eternel irrité

Fera payer mon fang à votre majesté.

Toi, l'image de Dieu ! toi, magot de Provence ! Conçois-tu bien l'excès de ton impertinence? Montre l'original de mon pacte avec Dieu.

Par qui fut-il écrit ? en quel temps? dans quel lieu? (i)
Je vais t'en montrer un plus sûr, plus véritable.
De mes quarante dents vois la file effroyable, (k)
Ces ongles dont un feul pourrait te déchirer,
Ce gofier écumant prêt à te dévorer,

Cette gueule, ces yeux, dont jailliffent des flammes;
Je tiens ces heureux dons du Dieu que tu réclames.
Il ne fait rien en vain : te manger eft ma loi ;
C'eft-là le feul traité qu'il ait fait avec moi.
Ce Dieu, dont mieux que toi je connais la prudence,
Ne donne pas la faim pour qu'on faffe abftinence.
Toi-même as fait paffer fous tes chétives dents
D'imbécilles dindons, des moutons innocens,
Qui n'étaient pas formés pour être ta pâture.
Ton débile eftomac, honte de la nature,
Ne pourrait feulement, fans l'art d'un cuisinier,
Digérer un poulet qu'il faut encor payer.
Si tu n'as point d'argent, tu jeûnes en hermite :
Et moi que l'appétit en tout temps follicite,
Conduit par la nature, attentif à mon bien,
Je puis t'avaler cru, fans qu'il m'en coûte rien.
Je te digérerai fans faute en moins d'une heure.

Le pacte universel eft qu'on naiffe et qu'on meure.
Apprends qu'il vaut autant, raisonneur de travers,
Etre avalé
par moi
que rongé par les vers.—
Sire, les Marfeillois ont une ame immortelle :
Ayez dans vos repas quelque refpect pour elle. -
La mienne apparemment est immortelle auffi.
Va, de ton efprit gauche elle a peu de fouci.
Je ne veux point manger ton ame raisonneufe.
Je cherche une pâture et moins fade et moins creuse:
C'eft ton corps qu'il me faut; je le voudrais plus gras;
Mais ton ame, crois-moi, ne me tentera pas. -

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Vous avez fur ce corps une entière puissance;
Mais quand on a dîné, n'a-t-on point de clémence?
Pour gagner quelque argent j'ai quitté mon pays;
Je laiffe dans Marseille une femme et deux fils;
Mes malheureux enfans, réduits à la misère,
Iront à l'hôpital fi vous mangez leur père. -

Et moi n'ai-je donc pas une femme à nourrir?
Mon petit lionceau ne peut encor courir,
Ni faifir de fes dents ton espèce craintive;
Je lui dois la pâture; il faut que chacun vive.
Eh! pourquoi fortais-tu d'un terrain fortuné,
D'olives, de citrons, de pampres couronné ?
Pourquoi quitter ta femme et ce pays fi rare
Où tu fêtais en paix Magdelène et Lazare ? (7)
Dominé par le gain tu viens dans mon canton
Vendre, acheter, troquer, être dupe et fripon;
Et tu veux qu'en jeûnant ma famille pâtiffe

De ta fotte imprudence et de ton avarice?
Réponds-moi donc, maraud. Sire, je fuis battu.
Vos griffes et vos dents m'ont affez confondu.
Ma tremblante raifon cède en tout à la vôtre.

-

Oui, la moitié du monde a toujours mangé l'autre.
Ainfi Dieu le voulut ; et c'est
pour notre bien.
Mais, Sire, on voit souvent un malheureux chrétien,
Pour de l'argent comptant qu'aux hommes on préfère,
Se racheter d'un turc, et payer un corfaire.

Je comptais à Tunis paffer deux mois au plus ;
A vous Y bien fervir mes vœux font réfolus ;
Je vous ferai garnir votre charnier auguste

De deux bons moutons gras, valant vingt francsau jufte.
Pendant deux mois entiers ils vous feront portés,
Par vos correspondans chaque jour présentés ;
Et mon valet, chez vous, reftera pour otage.

Ce pacte, dit le roi, me plaît bien davantage
Que celui dont tantôt tu m'avais étourdi.
Viens figner le traité; fuis-moi chez le cadi;
Donne des cautions; fois sûr, fi tu m'abuses,
Que je n'admettrai point tes mauvaises excuses
Et que fans raifonner tu feras étranglė,
Selon le droit divin dont tu m'as tant parlé.

Le marché fut figné; tous les deux l'obfervèrent, D'autant qu'en le gardant tous les deux y gagnèrent. Ainfi dans tous les temps nos feigneurs les lions Ont conclu leurs traités aux dépens des moutons.

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