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LES FILLES DE MINÉE. (1)

A MADAME ARNAN CHE.

1776.

Vous demandez, madame AR NAN CHE,
Pourquoi nos dévots paysans,

Les cordeliers à la grand'manche,
Et nos curés catéchifans

Aiment à boire le dimanche.
J'ai confulté bien des favans.
Huet, cet évêque d'Avranche,
Qui pour la Bible toujours penche,
Prétend qu'un ufage fi beau
Vient de Noé le patriarche,
Qui, juftement dégoûté d'eau,
S'enivrait au fortir de l'arche.
Huet fe trompe; c'eft Bacchus,
C'eft le légiflateur du Gange,

(1) La première édition de ce conte parut fous le nom de M. de la Vifclède, fecrétaire perpétuel de l'académie de Marseille; il était suivi d'une lettre en profe fous le même nom; on la trouvera dans cette édition parmi les ouvrages de littérature.

Ce Dieu de cent peuples vaincus,

Cet inventeur de la vendange.
C'est lui qui voulut confacrer
Le dernier jour hebdomadaire
A boire, à rire, à ne rien faire :
On ne pouvait mieux honorer
La divinité de fon père.
Il fut ordonné par les lois
D'employer ce jour falutaire
A ne faire œuvre de fes doigts
Qu'avec fa maîtresse et son verre.
Un jour ce digne fils de Dieu
Et de la pieufe Semèle,
Defcendit du ciel au faint lieu

Où fa mère très-peu cruelle
Dans son beau sein l'avait conçu,
Où fon père l'ayant reçu,

L'avait enfermé dans fa cuiffe;
Grands myftères bien expliqués,
Dont autrefois fe font moqués
Des gens d'efprit pleins de malice.
Bacchus à peine fe montrait

Avec Silène et sa monture,
Tout le peuple les adorait,
La campagne était fans culture.
Dévotement on folâtrait;

Et toute la cléricature

Courait en foule au cabaret.

Parmi ce brillant fanatifme,

Il fut un pauvre citoyen,

Nommé Minée, homme de bien,
Et foupçonné de janfénisme.

Ses trois filles filaient du lin,

Aimaient Dieu, fervaient le prochain,

Evitaient la fainéantise,

Fuyaient les plaifirs, les amans;
Et, pour ne point perdre de temps,
Ne fréquentaient jamais l'églife.

Alcithoé dit à fes fœurs :
Travaillons et fefons l'aumône ;
Monfieur le curé dans fon prône
Donne-t-il des confeils meilleurs?
Filons, et laiffons la canaille
Chanter des verfets ennuyeux;

Quiconque eft honnête et travaille
Ne faurait offenfer les Dieux.

Filons,

vous voulez m'en croire;

Et pour égayer nos travaux,
Que chacune conte une histoire
En fefant tourner fes fufeaux.
Les deux cadettes approuvèrent
Ce propos tout plein de raifon,
Et leur fœur qu'elles écoutèrent
Commença de cette façon ;

Le travail eft mon Dieu, lui feul régit le monde ; Il eft l'ame de tout : c'eft en vain qu'on nous dit Que les Dieux font à table ou dorment dans leur lit. J'interroge les cieux, l'air et la terre et l'onde. Le puiffant Jupiter fait fon tour en dix ans. Son vieux père Saturne avance à pas plus lents, Mais il termine enfin fon immenfe carrière : Et dès qu'elle eft finie, il recommence encor. Sur fon char de rubis mêlés d'azur et d'or Apollon va lançant des torrens de lumière. Quand il quitta les cieux il fe fit médecin, Architecte, berger, ménétrier, devin; Il travailla toujours. Sa fœur l'aventurière Eft Hécate aux enfers, Diane dans les bois, Lune pendant les nuits, et remplit trois emplois. Neptune chaque jour eft occupé fix heures A foulever des eaux les profondes demeures, Et les fait dans leur lit retomber par leur poids.

Vulcain noir et crasseux, courbé fur fon enclume, Forge à coups de marteau les foudres qu'il allume.

On m'a conté qu'un jour, croyant le bien payer, Jupiter à Vénus daigna le marier.

Ce Jupiter, mes fœurs, était grand adultère ;
Vénus l'imita bien; chacun tient de fon père.
Mars plut à la friponne; il était colonel,
Vigoureux, impudent, s'il en fut dans le ciel,
Talons rouges, nez haut, tous les talens de plaire;
Et tandis
que Vulcain travaillait pour
la cour,

Mars confolait fa femme en parfait petit-maître,
Par air, par vanité, plutôt que par amour.

Le mari méprifé, mais très-digne de l'être,
Aux deux amans heureux voulut jouer d'un tour.
D'un fil d'acier poli, non moins fin que folide,
Il façonne un réseau que rien ne peut briser.
Il le porte la nuit au lit de la perfide.
Laffe de fes plaifirs il la voit repofer

Entre les bras de Mars; et d'une main timide
Il vous tend fon lacet fur le couple amoureux.
Puis marchant à grands pas, encor qu'il fût boiteux.
Il court vite au foleil conter fon aventure.

Toi qui vois tout, dit-il, viens et vois ma parjure.
Cependant que Phosphore au bord de l'Orient
Au-devant de fon char ne paraît point encore,
Et qu'en verfant des pleurs la diligente Aurore
Quitte fon vieil époux pour fon nouvel amant;
Appelle tous les Dieux, qu'ils contemplent ma honte,
Qu'ils viennent me venger. Apollon eft malin,
Il rend avec plaisir ce service à Vulcain;
En petits vers galans fa difgrâce il raconte,
Il affemble en chantant tout le confeil divin.
Mars fe réveille au bruit auffi-bien que fa belle;
Ce Dieu très-ès-honté ne se dérangea pas;
Il tint fans s'étonner Vénus entre fes bras,
Lui donnant cent baifers qui font rendus par
Tous les Dieux à Vulcain firent leur compliment;
Le père de Vénus en rit long-temps lui-même.

elle.

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