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causait quelquefois la foule, par ce qui arriva du temps des Gracques, où une partie des citoyens donnait son suffrage de dessus les toîts. Où le droit et la liberté sont toutes choses, les inconvéniens ne sont rien. Chez ce sage peuple, tout était mis à sa juste mesure: il laissait faire à ses licteurs ce que ses tribuns n'eussent osé faire; il ne craignait pas que ses licteurs voulussent le représenter.

Pour expliquer cependant comment les tribuns le représentaient quelquefois, il suffit de concevoir comment le gouvernement représente le souverain. La loi n'étant que la déclaration de la volonté générale, il est clair que dans la puissance législative le peuple ne peut être représenté; mais il peut, et doit l'être dans la puissance exécutive, qui n'est que la force appliquée à la loi. Ceci fait voir qu'en examinant bien les choses, on trouverait que très-peu de nations ont des loix. Quoi qu'il en soit, il est sûr que les tribuns n'ayant aucune partie du pouvoir exécutif, ne peuvent jamais représenter le peuple romain par les droits de leurs charges, mais seulement en usurpant sur ceux du sénat.

Chez les Grecs, tout ce que le peuple avoit à faire, il le faisait par lui-même ; il

était sans cesse assemblé sur la place. Il habitait un climat doux, il n'était point avide, des esclaves faisaient ses travaux, sa grande affaire était sa liberté. N'ayant plus les mêmes avantages, comment conserver les mêmes droits? Vos climats plus durs vous donnent plus de besoins (1) : six mois de l'année, la place publique n'est pas tenable, vos langues sourdes ne peuvent se faire entendre en plein air vous donnez plus à votre gain qu'à votre liberté, et vous craignez bien moins l'esclavage que la misère.

Quoi la liberté ne se maintient qu'à l'appui de la servitude? Peut-être. Les deux excès se touchent. Tout ce qui n'est point dans la nature a ses inconvéniens, et la société civile plus que tout le reste. Il y a telles positions malheureuses où l'on ne peut conserver sa liberté qu'aux dépens de celle d'autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement libre que l'esclave ne soit extrêmement esclave. Telle était la positions de Sparte. Pour vous, peuples modernes,

(1) Adopter dans les pays froids le luxe et la molesse des orientaux, c'est vouloir se donner leurs chaînes c'est s'y soumettre encore plus nécessairement qu'eux.

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vous n'avez point d'esclaves, mais vous l'êtes, vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau-vanter cette préférence, j'y trouve plus de lâcheté que d'humanité.

Je n'entends point par tout cela qu'il faille avoir des esclaves, ni que le droit d'esclave soit légitime, puisque j'ai prouvé le contraire. Je dis seulement les raisons pourquoi les peuples modernes, qui se croient libres, ont des représentans, et pourquoi les peuples anciens n'en avaient pas. Quoi qu'il en soit, à l'instant qu'un peuple se donne des représentans, il n'est plus libre; il n'est plus.

Tout bien examiné, je ne vois pas qu'il soit désormais possible au souverain de conserver parmi nous l'exercice de ses droits, si la cité n'est très-petite. Mais si elle est très-petite, elle sera subjuguée. Non. Je ferai voir ci-après (1) comment on peut réunir la puissance extérieure d'un grand peuple avec la police aisée et le bon ordre d'un petit état.

(1) C'est ce que je m'étais proposé de faire dans la suite de cet Ouvrage, lorsqu'en traitant des relations externes j'en serais venu aux confédérations; matière toute neuve, et où les principes sont encore établis

X V I.

CHAPITRE

Que l'institution du Gouvernement n'est point un contrat.

Le pouvoir législatif une fois bien établi, il s'agit d'établir de même le pouvoir exécutif; car ce dernier, qui n'opère que par des actes particuliers, n'étant pas l'essence de l'autre, en est naturellement séparé. S'il

était possible que le souverain, considéré

comme tel, eût la puissance exécutive, le droit et le fait seraient tellement confondus qu'on ne saurait plus ce qui est loi et ce qui ne l'est pas; et le corps politique ainsi dénaturé, serait bientôt en proie à la violence contre laquelle il fut institué.

Les citoyens étant tous égaux par le Contrat Social, ce que tous doivent faire tous peuvent le prescrire, au lieu que nul n'a droit d'exiger qu'un autre fasse ce qu'il ne fait pas lui-même. Or, c'est proprement ce droit, indispensable pour faire vivre et mourir le corps politique, que le souverain donne au prince en instituant le gouver

nement.

Plusieurs ont prétendu que l'acte de cet

établissement était un contrat entre le peuple et les chefs qu'il se donne; contrat par lequel on stipulait entre les deux parties, les conditions sous lesquelles l'une s'obligeait à commander et l'autre à obéir. On conviendra, je m'assure, que voilà une étrange manière de contracter; mais voyons si cette opinion est soutenable.

Premièrement, l'autorité suprême ne peut pas plus se modifier que s'aliéner; la limiter, c'est la détruire. Il est absurde et contradictoire que le souverain se donne un supérieur; s'obliger d'obéir à un maître, c'est se remettre en pleine liberté.

De plus, il est évident que ce contrat du peuple avec telles ou telles personnes, serait un acte particulier; d'où il suit que ce contrat ne saurait être une loi, ni un acte de souveraineté, et que par conséquent il serait illégitime.

On voit encore que les parties contractantes seraient entre elles sous la seule loi de nature, et sans aucun garant de leurs engagemens réciproques, ce qui répugne de toutes manières à l'état civil: celui qui a la force en main, étant toujours le maître de l'exécution, autant vaudrait donner le nom de contrat à l'acte d'un homme qui

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