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De l'abus du Gouvernement, et de sa pente à dégénérer.

COMME la volonté particulière agit sans cesse contre la volonté générale, ainsi

fait parler les auteurs? Non, quoi qu'ils en puissent dire, quand, malgré son éclat, un pays se dépeuple, il n'est pas vrai que tout aille bien; et il ne suffit pas qu'un poëte ait cent mille livres de rente, pour que son siècle soit le meilleur de tous. Il faut moins regarder au repos apparent et à la tranquillité des chefs, qu'au bien-être des nations entières, et sur-tout des états les plus nombreux. La grêle désole quelques cantons, mais elle fait rarement disette. Les émeutes les guerres civiles effarouchent beaucoup les chefs, mais elles ne font pas les vrais malheurs des peuples, qui peuvent même avoir du relâche, tandis qu'on dispute à qui le tyrannisera. C'est de leur état permanent, que naissent leurs prospérités ou leurs calamités réelles : quand tout reste écrasé sous le joug, c'est alors que tout dépérit, c'est alors que, les

le gouvernement fait un effort continuel contre la souveraineté. Plus cet effort augmente, plus la constitution s'altère : et comme il n'y a point ici d'autre volonté de corps qui, résistant à celle du prince fasse équilibre avec elle, il doit arriver tôt

chefs détruisant à leur aise, UBI SOLITUDINEM FACIUNT PACEM APPELLANT. Quand les tracasseries des grands agitaient le royaume de France, et que le coadjuteur de Paris portait au parlement un poignard dans sa poche, cela n'empêchait pas que le peuple Français ne vécut heureux et nombreux dans une honnête et libre aisance. Autrefois la Grèce fleurissait au sein des plus cruelles guerres : le sang y coulait à flots, et tout le pays était couvert d'hommes. Il semblait, dit Machiavel, qu'au milieu des meurtres, des proscriptions, des guerres civiles, république en devint plus puissante: la vertu de ses citoyens, leurs mœurs, leur indépendance, avaient plus d'effet pour la renforcer, que toutes ces dissentions n'en avaient pour l'affaiblir. Uu peu d'agitation donne du ressort aux ames; et ce qui fait vraiment prospérer l'espèce est moins la paix que la liberté.

notre

ou tard que le prince opprime enfin le souverain et rompe le traité social. C'est-là le vice inhérent et inévitable qui, dès la naissance du corps politique, tend sans relâche à le détruire, de même que la vieillesse et la mort détruisent enfin le corps de l'homme.

Il y a deux voies générales par lesquelles un gouvernement dégénère; savoir, quand il se resserre ou quand l'état se dissout.

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Le gouvernement se resserre, quand il passe du grand nombre au petit, c'est-àdire, de la démocratie à l'aristocratie, et de l'aristocratie à la royauté. C'est-là son inclication naturelle (1). S'il rétrogradait

(1) La formation lente et le progrès de la république de Venise dans ses lacunes, offre un exemple notable de cette succession, et il est bien étonnant que depuis plus de douze cens ans, les Vénitiens semblent n'en être encore qu'au second terme, lequel commença au SERRARDI CONSIGLIO 1198. Quant aux anciens ducs qu'on leur reproche, quoi qu'en puisse dire le SQITINIO DELLA LIBERTA VENETA, il est prouvé qu'ils n'ont point été leurs souverains.

du petit nombre au grand, on pourrait dire qu'il se relâche: mais ce progrès inverse est impossible.

On ne manquera pas de m'objecter la république romaine, qui suivit, dira-t-on, un progrès tour contraire, passant de la monarchie à l'aristocratie, er de l'aristocratie à la démocratie. Je suis bien éloigné d'en penser ainsi.

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Le premier établissement de Romulus fut un gouvernement mixte, qui dégénéra promptement en despotisme. Par ces causes particulières l'état périt avant le temps comme on voit mourir un nouveau né avant d'avoir atteint l'âge d'homme. L'expulsion des Tarquins fut la véritable époque de la républiques Mais elle ne prit pas d'abord une forme constante, parce qu'on ne fit que la moitié de l'ouvrage en n'abolissant pas le patriciat. Car de cette manière, l'aristocratie héréditaire, qui est la pire des administrations légitimes. restant au conflit avec la démocratie, la forme du gouvernement toujours incertaine et flottante, ne fut fixée comme l'a prouvé Machiavel, qu'à l'établissement des tribuns : alors seulement il y eut un vrai gouverne ment et une véritable démocratie. En effet,

En effet, jamais le gouvernement ne change de forme, que quand son ressort

le peuple alors n'était pas seulement sou verain, mais aussi magistrat et juge. Le sénat n'était qu'un tribunal en sous ordre pour tempérer ou concentrer le gouvernement, et les consuls eux-mêmes, bien que patriciens, bien que premiers magistrats, bien que généraux absolus à la guerre, n'étaient à Rome que les présidens du peuple:

Dès-lors on vit aussi le gouvernement prendre sa pente naturelle et tendre fortes ment à l'aristocratie Le patriciat s'abolissant comme de lui-même, l'aristocratie n'était plus dans le corps des patriciens comme elle est à Venise et à Gênes, mais dans le corps du sénat, composé de patrie ciens et de plébeïens: même dans le corps des tribuns quand ils commencèrent d'us surper une puissance active car les mots ne font rien aux choses, et, quand le peuple a des chefs qui gouvernent pour lui, quelque nom que porte ces chefs, c'est toujours une aristocratie.

De l'abus de l'aristocratie naquirent les guerres civiles et le triumvirat. Sylla, Jules

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