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ISOCRATE.

Ainsi, c'est en traitant de ses plaisirs et de ses affaires, en négociant journellement avec les hommes, qu'on peut s'instruire de cet art

aimable.

DEMOSTHENES.

Oui, c'est dans ce commerce du monde qu'on puise ces tours naturels, ces insinuations, ce langage familier, cet art de se proportionner à tous les esprits, qui demande un génie si vaste. C'est là qu'on apprend sans effort à déployer les ressources de son esprit et de son ame : l'imagination s'échauffe par la contradiction ou par l'intérêt, et fournit un grand nombre de figures et de réflexions pour persuader.

ISOCRATE.

Cependant, mon cher Démosthènes, je crois qu'il faut aussi un peu de solitude et d'habitude d'écrire dans son cabinet : c'est dans le silence de la retraite que l'ame, plus à soi et plus recueillie, s'élève à ces grandes pensées et à cet enthousiasme naturel qui transportent l'esprit, mènent au sublime, et produisent tous ces grands mouvements que l'art n'a jamais excités. La lecture des grands poëtes n'y est pas inutile; mais il faut avoir le génie poétique pour saisir leur esprit, et il faut en même temps. avoir de la sagesse pour accorder leur style à la simplicité des sujets qu'on traite; ainsi voilà bien des mérites à rassembler. Mais après tout cela, mon cher Démosthènes, on ne persuadera jamais au peuple que l'éloquence soit un

art utile.

DÉMOSTHENES.

et de s'exprimer; elle élève et instruit en même temps l'esprit des hommes ; elle fait passer peu à peu dans leurs pensées la hauteur et les sentiments qui lui sont propres. Les hommes qui pensent grandement et fortement sont toujours plus disposés que les autres à se conduire avec sagesse et avec courage.

ISOCRATE.

Je desire plus que personne que les hommes puissent vous croire.

DEMOSTHENES.

Ils ne me croiront point, mon cher Isocrate; car il y a bien des raisons pour que l'éloquence ne se relève jamais. Mais la vérité est indépendante des opinions et des intérêts des hommes; et enfin le nombre de ceux qui peuvent goûter de certaines vérités est bien petit; mais il mérite qu'on ne le néglige pas, et c'est pour lui seul qu'il faut écrire.

DIALOGUE V.

PASCAL ET FÉNELON.
FÉNELON.

Dites-moi, je vous prie, génie sublime, ce que vous pensez de mon style?

PASCAL.

Il est enchanteur, naturel, facile, insinuant. Vous avez peint les hommes avec vérité, avec feu et avec grace : les caractères de votre Tétémaque sont très variés; il y en a de grands, et même de forts, quoique ce ne fût point votre étude de les faire tels. Vous ne vous êtes point piqué de rassembler en peu de mots tous les traits de vos caractères; vous avez laissé courir votre plume, et donné un libre essor à votre

FÉNELON.

Je prétends qu'il n'en est aucun qui le soit davantage : il n'y a ni plaisir, ni affaire, ni conversation, ni intrigue, ni discours public, où l'éloquence n'ait de l'autorité; elle est néces-imagination vive et féconde. saire aux particuliers, dans tous les détails de la vie; elle est plus nécessaire aux gens en place, parcequ'elle leur sert à mener les esprits, à colorer leurs intentions, à gouverner les peu ples, à négocier avec avantage vis-à-vis des étrangers de plus elle répand sur toute une nation un grand éclat, elle éternise la mémoire des grandes actions. Les étrangers sont obligés de chercher dans ses ouvrages l'art de penser

J'ai cru qu'un portrait rapproché annonçoit trop d'art. Il ne m'appartenoit point d'être en même temps concis et naturel ; je me suis borné à imiter la naïveté d'une conversation facile où l'on présente, sous des images différentes, les mêmes pensées, pour les imprimer plus vivement dans l'esprit des hommes.

PASCAL.

Cela n'a pas empêché qu'on ne vous ait reproché quelques répétitions; mais il est aisé de vous excuser. Vous n'écriviez que pour porter les hommes à la vertu et à la piété; vous ne croyiez point qu'on pût trop inculquer de telles vérités, et vous vous êtes trompé en cela : car la plupart des hommes ne lisent que par vanité et par curiosité. Ils n'ont aucune affection pour les meilleures choses, et ils s'ennuient bientôt des plus sages instructions.

FÉNELON.

core personne qui ait égalé les Modernes aux Anciens pour l'éloquence.

FÉNELON.

Connoissez-vous la majesté et la magnificence de Bossuet? croyez-vous qu'il n'ait pas surpassé, au moins en imagination, en grandeur et en sublimité, tous les Romains et les Grecs? Vous étiez mort avant qu'il parût dans le monde; et vous n'avez point vu ces oraisons funèbres admirables où il a égalé peut-être les plus grands poëtes, et par cet enthousiasme singulier dont elles sont pleines, et par cette imagination tou

J'ai eu tort, sans doute, de plusieurs ma-jours renaissante qui n'a été donnée qu'à lui, nières: j'avois fait un système de morale; j'étois comme tous les esprits systématiques qui ramènent sans cesse toutes choses à leurs principes.

PASCAL,

J'ai fait un système tout comme vous, et, en voulant ramener à ce système toutes choses, je me suis peut-être écarté quelquefois de la vérité, et on ne me l'a point pardonné.

FÉNELON.

Au moins ne s'est-il trouvé encore personne qui n'ait rendu justice à votre style. Vous aviez joint à la naïveté du vieux langage une énergie qui n'appartient qu'à vous, et une brièveté pleine de lumière; vos images étoient fortes, grandes et pathétiques. Mais ce qu'il y a eu d'éminent en vous, ce en quoi vous avez surpassé tous les hommes, c'est dans l'art de mettre chaque chose à sa place, de ne jamais rien dire d'inutile, de présenter la vérité dans le plus beau jour qu'elle pût recevoir, de donner à vos raisonnements une force invincible, d'épuiser en quelque manière vos sujets sans être jamais trop long, et enfin de faire croître l'intérêt et la chaleur de vos discours jusqu'à la fin. Aussi Despréaux a-t-il dit que vous étiez également au-dessus des Anciens et des Modernes, et beaucoup de gens sensés sont persuadés que vous aviez plus de génie pour l'éloquence que Démosthènes.

PASCAL.

Vous me surprenez beaucoup ; je n'ai vu en

et par les grands mouvements qu'il sait exciter, et enfin par la hardiesse de ses transitions, qui, plus naturelles que celles de nos odes, me paroissent aussi surprenantes et plus sublimes.

PASCAL.

J'ai encore ouï parler ici avec estime de son Discours sur l'Histoire universelle.

FÉNELON.

C'est peut-être le plus grand tableau qui soit sorti de la main des hommes; mais il n'est pas si admirable dans tous ses ouvrages. Il a fait une Histoire des variations qui est estimable; mais si vous aviez traité le même sujet, vous auriez réduit ses quatre volumes à un seul, et vous auriez combattu les hérésies avec plus de profondeur et plus d'ordre ; car ce grand homme ne peut vous être comparé du côté de la force du raisonnement et des lumières de l'esprit: aussi a-t-il fait une foule d'autres ouvrages que vous n'auriez pas même daigné lire. C'est que les plus grands génies manquent tous par quelque endroit ; mais il n'y a que les petits esprits qui prennent droit de les mépriser pour leurs défauts.

PASCAL.

Tout ce que vous me dites me paroît vrai; mais permettez-moi de vous demander ce que c'est qu'un certain évêque qu'on a égalé à Bossuet pour l'éloquence.

FÉNELON.

Vous voulez parler sans doute de Fléchier;

c'est un rhéteur qui écrivoit avec quelque élé- | se maintienne parmi les hommes, je prétends gance, qui a semé quelques fleurs dans ses que c'est justement qu'on soutient les lois de écrits, et qui n'avoit point de génie. Mais les son pays, et que c'est à bon titre qu'on en fait hommes médiocres aiment leurs semblables, et dépendre la justice. Sans cela, il n'y auroit plus les rhéteurs le soutiennent encore dans le dé- de règle dans la société, ce qui seroit un plus clin de sa réputation. grand mal que celui des particuliers lésés par les lois.

PASCAL.

N'y a-t-il point sous le beau règne de Louis XIV d'autre écrivain de prose, de génie?

FÉNELON.

C'est un mérite qu'on ne peut refuser à La Bruyère. Il n'avoit ni votre profondeur, ni l'élévation de Bossuet, ni les graces que vous me trouvez; mais il étoit un peintre admirable.

PASCAL.

En vérité, ce nombre est bien petit; mais le génie est rare dans tous les temps et dans tous les genres: on a vu passer plusieurs siècles sans qu'il parût un seul homme d'un vrai génie.

DIALOGUE VI.

MONTAIGNE ET CHARRON.

CHARRON.

Expliquons-nous, mon cher Montaigne, puisque nous le pouvons présentement. Que vouliez-vous insinuer quand vous avez dit : Plaisante justice qu'une rivière ou une montagne borne! Vérité au-delà des Pyrénées, erreur audeçà 1? Avez-vous prétendu qu'il n'y eût pas une vérité et une justice réelle?

MONTAIGNE.

J'ai prétendu, mon cher ami, que la plupart des lois étoient arbitraires, que le caprice des hommes les avoit faites, ou que la violence les avoit imposées. Ainsi elles se sont trouvées fort différentes selon les pays, et quelquefois très peu conformes aux lois de l'équité naturelle. Mais comme il n'est pas possible que l'égalité

L'auteur cite ici les paroles de Pascal (Voyez ses Pensées). Montaigne, de qui Pascal a emprunté cette idée, s'est servi des paroles suivantes : « Quelle beauté est-ce que ie voyois hier en cresdit, et demain ne l'estre plus? Quelle verité est-ce que ces montagnes bornent? Mensonge au monde qui se tient audelà. ESSAIS, liv. II, chap. 2. S.

CHARRON.

Mais, dites-moi, parmi ces lois et ces coutumes différentes, croyez-vous qu'il s'en trouve quelques unes de plus conformes à la raison et à l'équité naturelle que les autres?

MONTAIGNE.

Oui, mon ami, je le crois; et cependant je ne pense pas que ce fût un bien de changer celles qui paroissent moins justes: car, en général, le genre humain souffre moins des lois injustes que du changement des lois; mais il y a des occasions et des circonstances qui le demandent.

CHARRON.

Et quelles sont ces circonstances où l'on peut justement et sagement changer les lois?

MONTAIGNE.

C'est sur quoi il est difficile de donner des règles générales. Mais les bons esprits, lorsqu'ils sont instruits de l'état d'une nation, sentent ce que l'on peut et ce qu'on doit tenter; ils connoissent le génie des peuples, leurs besoins, leurs vœux, leur puissance; ils savent quel est l'intérêt général et dominant de l'État; ils règlent là-dessus leurs entreprises et leur conduite.

CHARRON.

Il faut avouer qu'il y a bien peu d'hommes assez habiles pour juger d'un si grand objet, peser les fruits et les inconvénients de leurs démarches, et embrasser d'un coup d'œil toutes les suites d'un gouvernement qui influe quelquefois sur plusieurs siècles, et qui est assujetti pour son succès à la disposition et au ministère des États voisins.

MONTAIGNE.

C'est ce qui fait, mon cher Charron, qu'il y a si peu de grands rois et de grands ministres.

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Je vous demande encore ce que vous appelez la raison. N'est-ce pas une lumière que tous les hommes apportent au monde en naissant? Cette lumière ne s'augmente-t-elle point par l'expérience, par l'application? N'est-elle pas plus vive dans quelques esprits que dans les autres? De plus, ce concours de réflexions et l'expérience d'un grand nombre d'hommes ne donnent-ils pas plus d'étendue et plus de vivacité à cette lumière?

L'AMÉRICAIN.

et la raison par conséquent se perfectionner....

Quand ils se seroient trouvés dans la même position, et qu'ils auroient eu à gouverner dans les mêmes circonstances les mêmes peuples, il ne faut pas croire qu'ils eussent suivi les mêmes maximes et formé les mêmes plans; car il ne faut pas croire qu'on soit assujetti à un seul plan pour régner avec gloire. Chacun, en sui-dites. Cette lumière naturelle peut s'augmenter, Il y a quelque chose de vrai à ce que vous vant son génie particulier, peut exécuter de grandes choses. Le cardinal Ximenès n'auroit point gouverné la France comme celui de Richelieu, et l'auroit vraisemblablement bien gouvernée. Il y a plusieurs moyens d'arriver au même but. On peut même se proposer un but différent, et que celui qu'on se propose et celui qu'on néglige soient accompagnés de biens et d'inconvénients égaux; car vous savez qu'il y a en toutes choses des inconvénients inévitables.

DIALOGUE VII.

UN AMÉRICAIN ET UN PORTUGAIS.

L'AMÉRICAIN.

Vous ne me persuaderez point. Je suis très convaincu que votre luxe, votre politesse et vos

1 Comme celui de Richelieu; cette incorrection se trouve dans le manuscrit; il faudroit répéter le cardinal, ou dire, comme Richelieu. B.

LE PORTUGAIS.

Si cela est ainsi, voilà la source de nouvelles lois, voilà de nouvelles règles prescrites à l'instinct, et par conséquent un changement avantageux dans la nature. Je parle ici de la nature de l'homme, qui n'est autre chose que le concours de son instinct et de sa raison.

L'AMÉRICAIN.

Mais nous appelons la nature le sentiment et non la raison.

LE PORTUGAIS.

Est-ce que la raison n'est pas naturelle à l'homme comme le sentiment? N'est-il pas né n'est-elle pas composée de ces deux qualités? pour réfléchir comme pour sentir? et sa nature

L'AMÉRICAIN.

Oui, j'en veux bien convenir; mais je crois

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qu'il y a un certain degré au-delà duquel la | maturité et sa perfection, ainsi que tous les raison s'égare lorsqu'elle veut pénétrer. Je crois autres êtres de la terre; car nous ne voyons que le genre humain est parvenu de bonne rien qui n'ait sa croissance, sa maturité, ses heure à ce point de lumière qui est à la raison changements et son déclin. Mais il ne m'apparla maturité est aux fruits. ce que tient point de déterminer si les arts et la politesse ont apporté le vrai bien aux hommes, et enfin si la nature humaine a attendu long-temps sa perfection, et en quel lieu ou en quel siècle elle y est parvenue.

LE PORTUGAIS.

Vous comparez donc le génie du genre humain à un grand arbre qui n'a porté des fruits mûrs qu'avec le temps, mais qui ensuite a dégénéré et a perdu sa fécondité avec sa force? L'AMÉRICAIN.

Cette comparaison me paroît juste.

LE PORTUGAIS.

Mais qui vous a dit que vous eussiez atteint en Amérique ce point de maturité? qui vous a dit qu'après l'avoir acquis, vous ne l'aviez pas perdu? Ne pourrois-je pas comparer les arts que nous vous avons apportés d'Europe, à la douce influence du printemps qui ranime la terre languissante et rend aux plantes leurs fleurs et leurs fruits? L'ignorance et la barbarie avoient ravagé la raison dans vos contrées comme l'hiver désole les campagnes. Nous vous avons rapporté la lumière que la barbarie avoit éteinte dans vos ames.

L'AMÉRICAIN.

Je prétends, au contraire, que vous avez obscurci celle dont nous jouissions. Mais je sens que j'aurois de la peine à vous en convaincre ; il faudroit entrer dans de grands détails. Et enfin, n'ayant point vécu dans les mêmes principes et dans les mêmes habitudes, nous aurions de la peine à nous accorder sur ce qu'on nomme la vérité, la raison et le bonheur.

LE PORTUGAIS.

Nous aurions moins de disputes là-dessus que vous ne pensez; carje conviendrois de très bonne foi que la coutume peut plus que la raison humaine pour le bien des hommes,et que la nature, le bonheur, la vérité même, dépendent infiniment d'elle. Mais je suis content des principes que vous m'accordez. Il me suffit que vous croyiez que la nature a pu recevoir du temps sa

DIALOGUE VIII.

PHILIPPE SECOND ET COMINES.

PHILIPPE SECOND.

On dit que vous avez écrit l'histoire de votre maître. Mais comment pouvez-vous le justifier de sa familiarité avec des gens de basse extraction?

COMINES.

Le roi Louis XI étoit populaire et accessible. Il avoit à la vérité de la hauteur, mais sans cette fierté sauvage qui fait mépriser aux princes tous les autres hommes. Le roi, mon maître, ne se bornoit point à connoître sa cour et les grands du royaume; il connoissoit le caractère et le génie des ministres et des princes étrangers; il avoit des correspondances dans tous les pays; il avoit continuellement les yeux ouverts sur le genre humain, sur toutes les affaires de l'Europe; il recherchoit le mérite dans les sujets les plus obscurs; il savoit vivre familièrement avec ses sujets sans perdre rien de sa dignité, et sans rien relàcher de l'autorité de sa couronne. Les princes foibles et vains comme vous ne voient que ce qui les approche; ils ne connoissent jamais que l'extérieur des hommes, ils ne pénètrent jamais le fond de leur cœur; et comme ils ne les connoissent point assez, ils ne savent point s'en servir. Louis XI choisissoit lui-même tous les gens qu'il employoit dans les affaires. Il avoit une ame profonde qui ne pouvoit se contenter de connoître superficiellement les dehors des hommes, et de

1 Comines (Philippe de La Clite de), d'autres écrivent à tort commines, historien de Louis XI, naquit au château de ce nom, à quelques lieues de Lille, en 4445, et mourut en 1509 au château d'Argenton, le 17 août, suivant Swertius, le 17 octobre, suivant Vossius. B.

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