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veulent y en mettre, et l'esprit ne peut le souffrir.

II.

La raison nous commande bien plus impérieusement qu'un maître car, en désobéissant à l'un, on est malheureux; et en désobéissant à l'autre, on est un sot.

III.

Pourquoi me tuez-vous? Eh quoi! ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau ? Mon ami, si vous demeuriez de ce côté, je serois un assassin, cela seroit injuste de vous tuer de la sorte; mais puisque vous demeurez de l'autre côté, je suis un brave, et cela est juste '.

IV.

Ceux qui sont dans le déréglement disent à ceux qui sont dans l'ordre que ce sont eux qui s'éloignent de la nature, et ils croient la suivre: comme ceux qui sont dans un vaisseau croient que ceux qui sont au bord s'éloignent. Le langage est pareil de tous côtés. Il faut avoir un point fixe pour en juger. Le port règle ceux qui sont dans le vaisseau; mais où trouverons-nous ce point dans la morale?

V.

Comme la mode fait l'agrément, aussi fait-elle la justice. Si l'homme connoissoit réellement la justice, il n'auroit pas établi cette maxime la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes Que chacun suive les mœurs de son pays : l'éclat de la véritable équité auroit assujetti tous les peuples, et les législateurs n'auroient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et des Allemands; on la verroit plantée par tous les états du monde, et dans tous les temps'.

VI.

La justice est ce qui est établi; et ainsi toutes

› Pour l'intelligence de cette pensée, voyez part. 1, art. 6, $ 9.

Cette pensée et la suivante sont tirées de Montaigne. On est fondé à croire que Pascal, en les rappelant, avoit le projet ou de les réfuter, ou d'en faire sentir le sophisme et le paradoxe.

nos lois établies seront nécessairement tenues pour justes sans être examinées, puisqu'elles sont établies.

VII.

Les seules règles universelles sont les lois du pays, aux choses ordinaires; et la pluralité aux autres. D'où vient cela? de la force qui y est. Et de là vient que les rois, qui ont la force d'ailleurs, ne suivent pas la pluralité de leurs ministres.

VIII.

Sans doute que l'égalité des biens est juste; mais, ne pouvant faire que l'homme soit force d'obéir à la justice, on l'a fait obéir à la force; ne pouvant fortifier la justice, on a justifié la force, afin que la justice et la force fussent ensemble, et que la paix fût : car elle est le souverain bien : Summum jus, summa injuria.

La pluralité est la meilleure voie, parcequ'elle est visible, et qu'elle a la force pour se faire obéir; cependant c'est l'avis des moins habiles.

Si on avoit pu, on auroit mis la force entre les mains de la justice; mais comme la force ne se laisse pas manier comme on veut, parceque c'est une qualité palpable, au lieu que la justice est une qualité spirituelle dont on dispose comme on veut, on a mis la justice entre les mains de la force, et ainsi on appelle justice ce qu'il est force d'observer.

IX.

Il est juste que ce qui est juste soit suivi : il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante : la puissance sans la justice est tyrannique. La justice sans la force est contredite, parcequ'il y a toujours des méchants: la force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, et que ce qui est fort soit juste.

La justice est sujette à disputes: la force est très reconnoissable, et sans dispute. Ainsi on n'a qu'à donner la force à la justice. Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.

X.

Il est dangereux de dire au peuple que les lois ne sont pas justes; car il n'obéit qu'à cause qu'il les croit justes. C'est pourquoi il faut lui dire en même temps qu'il doit obéir parcequ'elles sont lois, comme il faut obéir aux supérieurs, non parcequ'ils sont justes, mais parcequ'ils sont supérieurs. Par-là toute sédition est prévenue, si on peut faire entendre cela. Voilà tout ce que c'est proprement que la définition de la justice.

XI.

Il seroit bon qu'on obéît aux lois et coutumes parcequ'elles sont lois, et que le peuple comprit que c'est là ce qui les rend justes. Par ce moyen, on ne les quitteroit jamais au lieu que quand on fait dépendre leur justice d'autre chose, il est aisé de la rendre douteuse; et voilà ce qui fait que les peuples sont sujets à se révolter.

XII.

Quand il est question de juger si on doit faire la guerre et tuer tant d'hommes, condamner tant d'Espagnols à la mort, c'est un homme seul qui en juge, et encore intéressé : ce de

vroit être un tiers indifférent.

XIII.

Ces discours sont faux et tyranniques: Je suis beau, donc on doit me craindre; je suis fort, donc on doit m'aimer. Je suis...... La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu'on ne peut avoir que par une autre. On rend différents devoirs aux différents mérites: devoir d'amour à l'agrément; devoir de crainte à la force; devoir de croyance à la science, etc, On doit rendre ces devoirs-là ; on est injuste de les refuser, et injuste d'en demander d'autres, Et c'est de même être faux et tyran de dire: Il n'est pas fort, donc je ne l'estimerai pas; il n'est pas habile, donc je ne le craindrai pas. La tyrannie consiste au desir de domination

universelle et hors de son ordre.

XIV.

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L'extrême esprit est accusé de folie comme l'extrême défaut. Rien ne passe pour bon que la médiocrité. C'est la pluralité qui a établi cela, et qui mord quiconque s'en échappe par quelque bout que ce soit. Je ne m'y obstinerai pas; je consens qu'on m'y mette; et si je refuse d'être au bas bout, ce n'est pas parcequ'il est bas, mais parcequ'il est bout; car je refuserois de même qu'on me mît au haut. C'est sortir de l'humanité que de sortir du milieu : la grandeur de l'ame humaine consiste à savoir s'y tenir; et tant s'en faut que sa grandeur soit d'en sortir, qu'elle est à n'en point sortir.

XVIII.

On ne passe point dans le monde pour se connoître en vers, si l'on n'a mis l'enseigne de poète, ni pour être habile en mathématiques, si l'on n'a mis celle de mathématicien. Mais les vrais honnêtes gens ne veulent point d'enseigne, et ne mettent guère de différence entre le métier de poète et celui de brodeur. Ils ne sont point appeles ni poëtes, ni géomètres; mais ils jugent de tous ceux-là. On ne les devine point. Ils parleront des choses dont l'on parloit quand ils sont entrés. On ne s'aperçoit point en eux d'une qualité plutôt que d'une autre, hors de la nécessité de la mettre en usage; mais alors

Il y a des vices qui ne tiennent à nous que on s'en souvient: car il est également de ce ca

ractère, qu'on ne dise point d'eux qu'ils parlent bien, lorsqu'il n'est pas question du langage, et qu'on dise d'eux qu'ils parlent bien, quand il en est question. C'est donc une fausse louange quand on dit d'un homme, lorsqu'il entre, qu'il est fort habile en poésie; et c'est une mauvaise marque, quand on n'a recours à lui que lorsqu'il s'agit de juger de quelques vers. L'homme est plein de besoins : il n'aime que ceux qui peuvent les remplir. C'est un bon mathématicien, dira-t-on; mais je n'ai que faire de mathématiques. C'est un homme qui entend bien la guerre ; mais je ne veux la faire à personne. Il faut donc un honnête homme qui puisse s'accommoder à tous nos besoins.

XIX.

Quand on se porte bien, on ne comprend pas comment on pourroit faire si on étoit malade; et quand on l'est, on prend médecine gaiement: le mal y résout. On n'a plus les passions et les desirs des divertissements et des promenades, que la santé donnoit, et qui sont incompatibles avec les nécessités de la maladie. La nature donne alors des passions et des desirs conformes à l'état présent. Ce ne sont que les craintes que nous nous donnons nous-mêmes, et non pas la nature, qui nous troublent; parcequ'elles joignent à l'état où nous sommes les passions de l'état où nous ne sommes pas.

XX.

diminue le mérite, car c'est là le plus beau, d'avoir voulu les cacher.

n'a

XXII.

Diseur de bons mots, mauvais caractère.

XXIII.

Le moi est haïssable: ainsi ceux qui ne l'òtent pas, et qui se contentent seulement de le couvrir, sont toujours haïssables. Point du tout, direz-vous; car en agissant, comme nous faisons, obligeamment pour tout le monde, on pas sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssoit dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parcequ'il est injuste, et qu'il se fait centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot, le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu'il se fait centre de tout; il est incommode aux autres, en ce qu'il veut les asservir: car chaque moi est l'ennemi et voudroit être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l'incommodité, mais non pas l'injustice; et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l'injustice : vous ne le rendez aimable qu'aux injustes, qui n'y trouvent plus leur ennemi; et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu'aux injustes.

XXIV.

Je n'admire point un homme qui possède une vertu dans toute sa perfection, s'il ne possède en même temps, dans un pareil degré, la vertu opposée, tel qu'étoit Épaminondas, qui avoit l'extrême valeur jointe à l'extrême bénignité; car autrement ce n'est pas monter, c'est tomber. On ne montre pas sa grandeur pour être en une extrémité, mais bien en touchant les deux à-lafois, et remplissant tout l'entre-deux. Mais peut

Les discours d'humilité sont matière d'orgueil aux gens glorieux, et d'humilité aux humbles. Ainsi ceux du pyrrhonisme et du doute sont matière d'affirmation aux affirmatifs. Peu de gens parlent d'humilité humblement; peu de la chasteté chastement; peu du doute en doutant. Nous ne sommes que men-être que ce n'est qu'un soudain mouvement de songe, duplicité, contrariétés. Nous nous cachons et nous nous déguisons à nous-mêmes.

XXI.

Les belles actions cachées sont les plus estimables. Quand j'en vois quelques unes dans l'histoire, elles me plaisent fort. Mais enfin elles n'ont pas été tout-à-fait cachées, puisqu'elles ont été sues; et ce peu par où elles ont paru en

l'ame de l'un à l'autre de ces extrêmes, et qu'elle n'est jamais en effet qu'en un point, comme le tison de feu que l'on tourne. Mais au moins cela marque l'agilité de l'ame, si cela n'en marque l'étendue.

XXV.

Si notre condition étoit véritablement heureuse, il ne faudroit pas nous divertir d'y penser.

XXIX.

Peu de chose nous console, parceque peu de chose nous afflige.

XXVI.

J'avois passé beaucoup de temps dans l'étude des sciences abstraites; mais le peu de gens avec qui on peut en communiquer m'en avoit dégoûté. Quand j'ai commencé l'étude de l'homme, j'ai vu que ces sciences abstraites ne lui sont pas propres, et que je m'égarois plus de ma condition en y pénétrant que les autres en les ignorant ; et je leur ai pardonné de ne point s'y appliquer. Mais j'ai cru trouver au moins bien des compagnons dans l'étude de l'homme, puisque c'est celle qui lui est propre. J'ai été trompé. Il y en a encore moins qui l'étudient que la géométrie.

XXVII.

Quand tout se remue également, rien ne se remue en apparence, comme en un vaisseau. Quand tous vont vers le déréglement, nul ne semble y aller. Qui s'arrête, fait remarquer l'emportement des autres comme un point fixe.

XXVIII.

Les philosophes se croient bien fins, d'avoir renfermé toute leur morale sous certaines divi

sions. Mais pourquoi la diviser en quatre plutôt qu'en six? Pourquoi faire plutôt quatre espèces de vertus que dix? Pourquoi la renfermer en abstine et sustine plutôt qu'en autre chose? Mais voilà, direz-vous, tout renfermé en un seul mot. Oui; mais cela est inutile, si on ne l'explique; et dès qu'on vient à l'expliquer, et qu'on ouvre ce précepte qui contient tous les autres, ils en sortent en la première confusion que vous vouliez éviter et ainsi, quand ils sont tous renfermés en un, ils y sont cachés et inutiles, et lorsqu'on veut les développer, ils reparoissent dans leur confusion naturelle. La nature les a tous établis chacun en soi-même; et quoiqu'on puisse les enfermer l'un dans l'autre, ils subsistent indépendamment l'un de l'autre. Ainsi toutes ces divisions et ces mots n'ont guère d'autre utilité que d'aider la mémoire, et de servir d'adresse pour trouver ce qu'ils renferment.

Quand on veut reprendre avec utilité, et montrer à un autre qu'il se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la chose (car elle est vraie ordinairement de ce côté-là), et lui avouer cette vérité. Il se contente de cela, parcequ'il voit qu'il ne se trompoit pas, et qu'il manquoit seulement à voir tous les côtés. Or on n'a pas de honte de ne pas tout voir; mais on ne veut pas s'être trompé ; et peut-être que cela vient de ce que naturellement l'esprit ne peut se tromper dans le côté qu'il envisage, comme les appréhensions des sens sont toujours vraies.

XXX.

La vertu d'un homme ne doit pas se mesurer par ses efforts, mais par ce qu'il fait d'ordinaire.

XXXI.

Les grands et les petits ont mêmes accidents, mêmes fàcheries et mêmes passions; mais les uns sont au haut de la roue, et les autres près du centre, et ainsi moins agités par les mêmes

mouvements.

XXXII.

Quoique les personnes n'aient point d'intérêt à ce qu'ils disent, il ne faut pas conclure de là absolument qu'ils ne mentent point; car il y a des gens qui mentent simplement pour mentir.

XXXIII.

L'exemple de la chasteté d'Alexandre n'a pas tant fait de continents que celui de son ivrognerie a fait d'intempérants. On n'a pas de honte de n'être pas aussi vertueux que lui, et il semble excusable de n'être pas plus vicieux que lui. On croit n'être pas tout-à-fait dans les vices du commun des hommes, quand on se voit dans les vices de ces grands hommes; et cependant on ne prend pas garde qu'ils sont en cela du commun des hommes. On tient à eux par le bout par où ils tiennent au peuple. Quelque élevés qu'ils soient, ils sont unis au reste des hommes par quelque endroit. Ils ne sont pas suspendus en l'air, et séparés de notre société. S'ils sont plus grands que nous, c'est qu'ils ont

la tête plus élevée; mais ils ont les pieds aussi | sans qu'il en coûte rien ainsi ce n'est pas bas que les nôtres. Ils sont tous à même niveau, grand chose.

et s'appuient sur la même terre; et par cette extrémité, ils sont aussi abaissés que nous, que les enfants, que les bêtes.

XXXIV.

C'est le combat qui nous plaît, et non pas la victoire. On aime à voir les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu. Que vouloit-on voir sinon la fin de la victoire? Et dès qu'elle est arrivée, on en est saoul. Ainsi dans le jeu ; ainsi dans la recherche de la vérité. On aime à voir dans les disputes le combat des opinions; mais de contempler la vérité trouvée, point du tout. Pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naissant de la dispute. De même dans les passions, il y❘ a du plaisir à en voir deux contraires se heurter; mais quand l'une est maîtresse, ce n'est plus que brutalité. Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. Ainsi dans la comédie, les scènes contentes sans crainte ne valent rien, ni les extrêmes misères sans espérance, ni les amours brutales.

XXXV.

On n'apprend pas aux hommes à être honnêtes gens, et on leur apprend tout le reste; et cependant ils ne se piquent de rien tant que de cela. Ainsi ils ne se piquent de savoir que la seule chose qu'ils n'apprennent point.

XXXVI.

XXXVIII.

Qui auroit eu l'amitié du roi d'Angleterre, du roi de Pologne, et de la reine de Suède, auroit-il cru pouvoir manquer de retraite et d'asile au monde'?

XXXIX.

Les choses ont diverses qualités, et l'ame diverses inclinations; car rien n'est simple de ce qui s'offre à l'ame, et l'ame ne s'offre jamais simple à aucun sujet. De là vient qu'on pleure et qu'on rit quelquefois d'une même

chose.

XL.

Il y a diverses classes de forts, de beaux, de bons esprits et de pieux, dont chacun doit régner chez soi, non ailleurs. Ils se rencontrent quelquefois; et le fort et le beau se battent sottement à qui sera le maître l'un de l'autre ; car leur maîtrise est de divers genres. Ils ne s'entendent pas, et leur faute est de vouloir régner par-tout. Rien ne le peut, non pas même la force: elle ne fait rien au royaume des savants; elle n'est maitresse que des actions extérieures.

XLI.

Ferox gens nullam esse vitam sine armis putat. Ils aiment mieux la mort que la paix : les autres aiment mieux la mort que la guerre. Toute opinion peut être préférée à la vie, dont l'a

XLII.

Le sot projet que Montaigne a eu de se pein-mour paroît si fort et si naturel. dre! et cela non pas en passant et contre ses maximes, comme il arrive à tout le monde de faillir, mais par ses propres maximes, et par un dessein premier et principal. Car de dire des sottises par hasard et par foiblesse, c'est un mal ordinaire ; mais d'en dire à dessein, c'est ce qui n'est pas supportable, et d'en dire de telles que celles-là.

XXXVII.

Plaindre les malheureux n'est pas contre la concupiscence; au contraire, on est bien aise de pouvoir se rendre ce témoignage d'humanité, et de s'attirer la réputation de tendresse

Qu'il est difficile de proposer une chose au jugement d'un autre sans corrompre son jugement par la manière de la lui proposer! Si on dit: Je le trouve beau, je le trouve obscur, on entraîne l'imagination à ce jugement, ou on

Pascal veut parler ici de trois révolutions arrivées de son

temps: la cruelle catastrophe de Charles Ier, roi d'Angleterre, en 1649; la retraite de Jean Casimir, roi de Pologne, dans la Silésie, en 1655; et l'abdication de Christine, reine de Suède, en 1634. Il ne faut pas confondre cette première retraite de Casimir avec la seconde, qui n'arriva qu'après son abdication, en 1668: alors Pascal étoit mort.

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