Page images
PDF
EPUB

Cet ouvrage a été considéré comme une chose nouvelle dans la nature d'avoir réduit en machine une science qui réside tout entière dans l'esprit, et d'avoir trouvé le moyen d'en faire toutes les opérations avec une entière certitude, sans avoir besoin de raisonnement. Ce travail le fatigua beaucoup, non pas pour la pensée ou pour le mouvement qu'il trouva sans peine, mais pour faire comprendre aux ou

à le mettre dans cette perfection où il est à présent '.

Mais cette fatigue et la délicatesse où se trouvoit sa santé depuis quelques années, le jetèrent dans des incommodités qui ne l'ont plus quitté; de sorte qu'il nous disoit quelquefois que depuis l'âge de dix-huit ans il n'avoit pas passé un jour sans douleur. Ces incommodités néanmoins n'étant pas toujours dans une égale violence, dès qu'il avoit un peu de relâche, son esprit se portoit incontinent à chercher quelque chose de nouveau.

Ce fut dans ce temps-là et à l'âge de vingt-trois ans qu'ayant vu l'expérience de Toricelli, il inventa ensuite et exécuta les autres expériences qu'on nomme ses expériences; celle du vide, qui prouvoit si clairement que tous les effets qu'on avoit attribués

portoient le plus souvent des choses nouvelles. On voyoit souvent aussi dans ces assemblées-là des propositions qui étoient envoyées d'Italie, d'Allemagne et d'autres pays étrangers, et l'on prenoit son avis sur tout avec autant de soin que de pas un des autres; car il avoit des lumières si vives, qu'il est arrivé quelquefois qu'il a découvert des fautes dont les autres ne s'étoient point aperçus. Cependant il n'employoit à cette étude de géométrie que ses heuvriers toutes ces choses. De sorte qu'il fut deux ans res de récréation; car il apprenoit le latin sur les règles que mon père lui avoit faites exprès. Mais comme il trouvoit dans cette science la vérité qu'il avoit si ardemment recherchée, il en étoit si satisfait, qu'il y mettoit son esprit tout entier; de sorte que, pour peu qu'il s'y appliquât, il y avançoit tellement, qu'à l'âge de seize ans il fit un Traité des Coniques qui passa pour être un si grand effort d'esprit, qu'on disoit que depuis Archimède on n'avoit rien vu de cette force. Les habiles gens étoient d'avis qu'on les imprimât dès-lors, parcequ'ils disoient qu'encore que ce fût un ouvrage qui seroit toujours admirable, néanmoins si on l'imprimoit dans le temps que celui qui l'avoit inventé n'avoit encore que seize ans, cette circonstance ajouteroit beaucoup à sa beauté : mais comme mon frère n'a jamais eu de passion pour la réputation, il ne fit pas de cas de cela; et ainsi cet ouvrage n'a jamais été imprimé 1. Durant tous ces temps-là il continuoit toujours d'apprendre le latin et le grec; et outre cela, pendant et après le repas, mon père l'entretenoit tantôt de la logique, tantôt de la physique et des autres parties de la philosophie; et c'est tout ce qu'il en a appris, n'ayant jamais été au collége ni eu d'autres maitres pour cela non plus que pour le reste. Mon père prenoit un plaisir tel qu'on le peut croire de ces grands progrès que mon frère faisoit dans toutes les sciences, mais il ne s'aperçut pas que les grandes et continuelles applications dans un âge si tendre pouvoient beaucoup intéresser sa santé; et en effet elle commença d'être altérée dès qu'il eut atteint l'âge de dix-huit ans. Mais comme les incommodités qu'il ressentoit alors n'étoient pas encore dans une grande force, elles ne l'empêchèrent pas de continuer toujours dans ses occupations ordinaires, de sorte que ce fut en ce temps-là et à l'âge de dix-neuf ans qu'il inventa cette machine d'arithmétique par laquelle on fait non-seulement toutes sortes de supputations sans plume et sans jetons, mais on les fait même sans savoir aucune règle d'arithmétique, et avec une sûreté infaillible.

Ce Traité des Sections coniques étonna Descartes luimême, et ce grand philosophe s'obstina à le regarder comme l'ouvrage des maîtres de Pascal, ne pouvant croire qu'un enfant de seize ans en fût l'auteur. (A. M.)

La sœur de Pascal oublie ici une aventure singulière, et qui est cependant la préface indispensable de l'invention du jeune géomètre. En 1658, le gouvernement ayant ordonné des retranchements sur les rentes de l'Hôtel-de-Ville de Paris, l'ordre fut donné par le cardinal de Richelieu de l'enfermer à Étienne Pascal prit parti contre cette mesure spoliatrice, et

la Bastille. Instruit à temps, il se déroba à la colère du ministre, et s'enfuit en Auvergne. Vers cette époque, la duchesse d'Aiguillon voulut faire représenter devant le cardinal une pièce de Scudery, intitulée : l'Amour tyrannique, et jeta les yeux pour l'un des rôles sur Jacqueline Pascal, sœur cadette de Blaise. La pièce fut représentée le 3 avril 4659, et la jeune fille s'acquitta si bien de son rôle, que le cardinal de Richelieu lui accorda la grace de son père, qu'elle avoit osé lui demander dans une supplique en vers. Bien plus, le ministre voulut voir le coupable, et, frappé de ses vastes connoissances, il résolut de l'employer, et lui accorda, peu de temps après, l'intendance de Rouen. Dans l'exercice de cet emploi, qu'il remplit pendant sept an

nées, Étienne Pascal apprit à son fils les opérations de calcul,

et ce fut dans l'intention d'abréger ce travail que l'enfant inventa la machine arithmétique. La combinaison et l'exécution de cette machine, qui exécute mécaniquement tous les calculs sans autre secours que ceux des yeux et de la main, lui donnèrent des peines incroyables, et finirent par altérer sa santé. Etonné de cette découverte, le célèbre Leibnitz voulut encore

la perfectionner; mais de nos jours, en Angleterre, un célèbre mécanicien nommé Babbage, suivant toujours la même idée, est parvenu à composer une machine mathématique qui résout les problèmes les plus compliqués, et calcule, comme un géomètre, le mouvement des astres et le retour des éclipses. Ainsi l'invention de Pascal a été le point de départ de cette invention prodigieuse. Nous remarquerons que la plupart des découvertes de Pascal avoient un but d'utilité générale. Ainsi il inventa la brouette, autrement nommée vinaigrette, ou chaise roulante traînée à bras d'homme, et le haquet, ou charrette à longs brancards, qui est une heureuse combinaison du levier et du plan incliné. (A. M.)

|

si

étoient dans ce faux principe, que la raison humaine est au-dessus de toutes choses, et qui ne connoissent pas la nature de la foi; et ainsi cet esprit si grand, vaste et si rempli de curiosités, qui cherchoit avec tant de soin la cause et la raison de tout, étoit en même temps soumis à toutes les choses de la reli

:

jusque-là à l'horreur du vide, sont causés par la pesanteur de l'air'. Cette occupation fut la dernière où il appliqua son esprit pour les sciences humaines, et quoiqu'il ait inventé la roulette après, cela ne contredit point à ce que je dis; car il la trouva sans y penser, et d'une manière qui fait bien voir qu'il n'y avoit pas d'application, comme je dirai dans son lieu.gion comme un enfant; et cette simplicité a régné Immédiatement après cette expérience, et lors- en lui toute sa vie de sorte que depuis même qu'il qu'il n'avoit pas encore vingt-quatre ans, la provi- se résolut de ne plus faire d'autre étude que celle de dence de Dieu ayant fait naître une occasion qui l'o- la religion, il ne s'est jamais appliqué aux questions bligea de lire des écrits de piété, Dieu l'éclaira de curieuses de la théologie, et il a mis toute la force de telle sorte par cette lecture, qu'il comprit parfaite- son esprit à connoître et à pratiquer la perfection de ment que la religion chrétienne nous oblige à ne la morale chrétienne, à laquelle il a consacré tous les vivre que pour Dieu, et à n'avoir point d'autre ob- talents que Dieu lui avoit donnés, n'ayant fait autre jet que lui; et cette vérité lui parut si évidente, si chose dans tout le reste de sa vie que méditer la loi nécessaire et si utile, qu'elle termina toutes ses re- de Dieu jour et nuit. cherches: de sorte que dès ce temps-là il renonça à toutes les autres connoissances pour s'appliquer uniquement à l'unique chose que Jésus-Christ appelle nécessaire.

Il avoit été jusqu'alors préservé par une protection de Dieu particulière de tous les vices de la jeunesse; et ce qui est encore plus étrange à un esprit de cette trempe et de ce caractère, il ne s'étoit jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la religion, ayant toujours borné sa curiosité aux choses naturelles. Il m'a dit plusieurs fois qu'il joignoit cette obligation à toutes les autres qu'il avoit à mon père, qui, ayant lui-même un très-grand respect pour la religion, le lui avoit inspiré dès l'enfance, lui don- | nant pour maximes que tout ce qui est l'objet de la foi, ne le sauroit être de la raison, et beaucoup moins y être soumis. Ces maximes, qui lui étoient souvent réitérées par un père pour qui il avoit une trèsgrande estime, et en qui il voyoit une grande science accompagnée d'un raisonnement fort net et fort puissant, faisoient une si grande impression sur son esprit, que quelques discours qu'il entendît faire aux libertins, il n'en étoit nullement ému; et quoiqu'il fût fort jeune, il les regardoit comme des gens qui

Mais quoiqu'il n'eût pas fait une étude particulière de la scolastique, il n'ignoroit pourtant pas les décisions de l'Eglise contre les hérésies qui ont été inventées par la subtilité de l'esprit; et c'est contre ces sortes de recherches qu'il étoit le plus animé, et Dieu lui donna dès ce temps-là une occasion de faire paroître le zèle qu'il avoit pour la religion.

Il étoit alors à Rouen, où mon père étoit employé pour le service du roi, et il y avoit aussi en ce même temps un homme qui enseignoit une nouvelle philosophie qui attiroit tous les curieux. Mon frère, ayant été pressé d'y aller par deux jeunes hommes de ses amis, y fut avec eux : mais ils furent bien surpris dans l'entretien qu'ils eurent avec cet homme, qu'en leur débitant les principes de sa philosophie, il en tiroit des conséquences sur des points de foi contraires aux décisions de l'Église. Il prouvoit par ses raisonnements que le corps de Jésus-Christ n'étoit pas formé du sang de la sainte Vierge, mais d'une autre matière créée exprès, et plusieurs autres choses semblables. Ils voulurent le contredire; mais il demeura ferme dans ce sentiment. De sorte qu'ayant considéré entre eux le danger qu'il y avoit de laisser la liberté d'instruire la jeunesse à un homme qui avoit des sentiments erronés, ils résolurent de l'avertir premièrement, et puis de le dénoncer s'il résistoit à l'avis qu'on lui donnoit. La chose arriva ainsi, car il méprisa cet avis: de sorte qu'ils crurent qu'il étoit de leur devoir de le dénoncer à M. du Bellay, qui faisoit pour lors les fonctions épiscopales dans le diocèse de Rouen, par commission de M. l'archevêdans les pompes, à une élévation de trente-deux pieds; enfin que. M. du Bellay envoya querir cet homme, et, Pascal convertit toutes les conjectures en démonstration, en l'ayant interrogé, il fut trompé par une confession imaginant l'expérience du Puy-de-Dôme, moyen neuf et décide foi équivoque qu'il lui écrivit et signa de sa main, sif, qui ne laissa plus aucun doute sur la pesanteur de l'air. Les deux traités de Pascal sur l'Équilibre des Liqueurs et sur la Pesanteur de la masse de l'Air furent achevés en l'année 1653; mais ils ne furent imprimés pour la première fois qu'en 4663, un an après la mort de l'auteur. (A. M.)

La pesanteur de l'air fut démontrée par l'ingénieuse expérience du baromètre, sur le Puy-de-Dôme, expérience faite le 19 septembre 1648. Baillet accuse Pascal d'ingratitude envers Descartes, et même de plagiat, à propos de cette expérience; mais Baillet a tort, ce qui lui arrive assez souvent. Voici, en quelques mots, toute l'histoire de cette découverte. Galilée soupçonne la pesanteur de l'air, et le premier nie l'horreur du vide; Toricelli conjecture qu'elle produit la suspension de l'eau

faisant d'ailleurs peu de cas d'un avis de cette importance, qui lui étoit donné par trois jeunes hommes.

Cependant aussitôt qu'ils virent cette confession de foi, ils connurent ce défaut; ce qui les obligea d'aller

trouver à Gaillon M. l'archevêque de Rouen, qui, ayant examiné toutes ces choses, les trouva si importantes, qu'il écrivit une patente à son conseil, et donna un ordre exprès à M. du Bellay de faire rétracter cet homme sur tous les points dont il étoit accusé, et de ne recevoir rien de lui que par la communication de ceux qui l'avoient dénoncé. La chose fut exécutée ainsi, et il comparut dans le conseil de M. l'archevêque, et renonça à tous ses sentiments: et on peut dire que ce fut sincèrement; car il n'a ja mais témoigné de fiel contre ceux qui lui avoient causé cette affaire : ce qui fait croire qu'il étoit luimême trompé par les fausses conclusions qu'il tiroit de ses faux principes. Aussi étoit-il bien certain qu'on n'avoit eu en cela aucun dessein de lui nuire, ni d'autre vue que de le détromper par lui-même, et l'empêcher de séduire les jeunes gens qui n'eussent pas été capables de discerner le vrai d'avec le faux dans des questions si subtiles. Ainsi cette affaire se termina doucement; et mon frère continuant de chercher de plus en plus le moyen de plaire à Dieu, cet amour de la profession chrétienne s'enflamma de telle sorte dès l'âge de vingt-quatre ans, qu'il se répandoit sur toute sa maison. Mon père même n'ayant pas de honte de se rendre aux enseignements de son fils, embrassa pour lors une manière de vie plus exacte par la pratique continuelle des vertus jusqu'à sa mort, qui a été tout-à-fait chrétienne; et ma sœur qui avoit des talents d'esprit tout extraordinaires, et qui étoit dès son enfance dans une réputation où peu de filles parviennent, fut tellement touchée des discours de mon frère, qu'elle se résolut de renoncer à tous ces avantages qu'elle avoit tant aimés jusqu'alors, pour se consacrer à Dieu tout entière, comme elle a fait depuis, s'étant fait religieuse dans une maison très sainte et très austère, où elle a fait un si bon usage des perfections dont Dieu l'avoit ornée, qu'on l'a trouvée digne des emplois les plus difficiles, dont elle s'est toujours acquittée avec toute la fidélité imaginable, et où elle est morte saintement le 4 octobre 1664, âgée de trente-six ans.

Cependant mon frère, de qui Dieu se servoit pour opérer tous ces biens, étoit travaillé par des maladies continuelles et qui alloient toujours en augmentant. Mais comme alors il ne connoissoit pas d'autre science que la perfection, il trouvoit une grande différence entre celle-là et celle qui avoit occupé son esprit jusqu'alors; car au lieu que ses indispositions retardoient le progrès des autres, celle-ci au contraire le perfectionnoit dans ces mêmes indispositions par la patience admirable avec laquelle il les souffroit. Je me contenterai, pour le faire voir, d'en rapporter un exemple.

■ A Port-Royal.

Il avoit entre autres incommodités celle de ne pouvoir rien avaler de liquide, à moins qu'il ne fût chaud; encore ne le pouvoit-il faire que goutte à goutte: mais comme il avoit outre cela une douleur de tête insupportable, une chaleur d'entrailles excessive et beaucoup d'autres maux, les médecins lui ordonnèrent de se purger de deux jours l'un durant trois mois; de sorte qu'il fallut prendre toutes ces médecines, et pour cela les faire chauffer et les avaler goutte à goutte: ce qui étoit un véritable supplice, et qui faisoit mal au cœur à tous ceux qui étoient auprès de lui, sans qu'il s'en soit jamais plaint.

:

La continuation de ces remèdes, avec d'autres qu'on lui fit pratiquer, lui apportèrent quelque soulagement, mais non pas une santé parfaite; de sorte que les médecins crurent que pour la rétablir entièrement il falloit qu'il quittât toute sorte d'application d'esprit, et qu'il cherchât autant qu'il pourroit les occasions de se divertir. Mon frère eut quelque peine à se rendre à ce conseil, parcequ'il y voyoit du danger mais enfin il le suivit, croyant être obligé de faire tout ce qui lui seroit possible pour remettre sa santé, et il s'imagina que les divertissements honnêtes ne pourroient pas lui nuire; et ainsi il se mit dans le monde. Mais quoique par la miséricorde de Dieu il se soit toujours exempté des vices, néanmoins comme Dieu l'appeloit à une plus grande perfection, il ne voulut pas l'y laisser, et il se servit de ma sœur pour ce dessein; comme il s'étoit autrefois servi de mon frère lorsqu'il avoit voulu retirer ma sœur des engagements où elle étoit dans le monde.

Elle étoit alors religieuse, et elle menoit une vie si sainte, qu'elle édifioit toute la maison : étant en cet état, elle eut de la peine de voir que celui à qui elle étoit redevable, après Dieu, des graces dont elle jouissoit, ne fût pas dans la possession de ces graces; et comme mon frère la voyoit souvent, elle lui en parloit souvent aussi, et enfin elle le fit avec tant de force et de douceur, qu'elle lui persuada ce qu'il lui avoit persuadé le premier, de quitter absolument le monde; en sorte qu'il se résolut de quitter tout-àfait toutes les conversations du monde, et de retrancher toutes les inutilités de la vie au péril même de sa santé, parcequ'il crut que le salut étoit préférable à toutes choses.

Il avoit pour lors trente ans, et il étoit toujours infirme; et c'est depuis ce temps-là qu'il a embrassé la manière de vivre où il a été jusqu'à la mort '.

Il y a ici une assez longue lacune; Mme Périer ne parle ni des Provinciales, qui parurent trois ans plus tard, en 1656, ni

des questions proposées à Pascal par Fermat, et discutées dans

les lettres de ces deux grands géomètres, et qui avoient produit en 1654 le Traité du triangle arithmétique; ouvrage très

Pour parvenir à ce dessein et rompre toutes ses habitudes, il changea de quartier et fut demeurer quelque temps à la campagne; d'où étant de retour, il témoigna si bien qu'il vouloit quitter le monde, qu'enfin le monde le quitta; et il établit le réglement de sa vie dans cette retraite sur deux maximes principales, qui furent de renoncer à tout plaisir et à toutes superfluités; et c'est dans cette pratique qu'il a passé le reste de sa vie. Pour y réussir, il commença dès-lors, comme il fit toujours depuis, à se passer du service de ses domestiques autant qu'il pouvoit. Il faisoit son lit lui-même, il alloit prendre son dîner à la cuisine et le portoit à sa chambre, il le rapportoit, et enfin il ne se servoit de son monde que pour faire sa cuisine, pour aller en ville, et pour les autres choses qu'il ne pouvoit absolument faire. Tout son temps étoit employé à la prière et à la lecture de l'Ecriture sainte et il y prenoit un plaisir incroyable. Il disoit que l'Ecriture sainte n'étoit pas une science de l'esprit, mais une science du cœur, qui n'étoit intelligible que pour ceux qui ont le cœur droit, et que tous les autres n'y trouvent que de l'obscurité.

C'est dans cette disposition qu'il la lisoit, renonçant à toutes les lumières de son esprit ; et il s'y étoit si fortement appliqué, qu'il la savoit toute par cœur; de sorte qu'on ne pouvoit la lui citer à faux; car lorsqu'on lui disoit une parole sur cela, il disoit positivement: Cela n'est pas de l'Ecriture sainte, ou cela en est; et alors il marquoit précisément l'endroit. Il lisoit aussi tous les commentaires avec grand soin; car le respect pour la religion où il avoit été élevé dès sa jeunesse étoit alors changé en un amour ardent et sensible pour toutes les vérités de la foi; soit pour celles qui regardent la soumission de l'esprit, soit pour celles qui regardent la pratique dans le monde, à quoi toute la religion se termine; et cet amour le portoit à travailler sans cesse à détruire tout ce qui se pouvoit opposer à ces vérités.

cours faisoit l'effet qu'il s'étoit proposé. Et cette manière d'écrire naturelle, naïve et forte en même temps, lui étoit si propre et si particulière, qu'aussitôt qu'on vit paroître les Lettres au Provincial, on vit bien qu'elles étoient de lui, quelque soin qu'il ait toujours pris de le cacher, même à ses proches. Ce fut dans ce temps-là qu'il plut à Dieu de guérir ma fille d'une fistule lacrymale qui avoit fait un si grand progrès dans trois ans et demi, que le pus sortoit non seulement par l'œil, mais aussi par le nez et par la bouche. Et cette fistule étoit d'une si mauvaise qnalité, que les plus habiles chirurgiens de Paris la jugeoient incurable. Cependant elle fut guérie en un moment par l'attouchement d'une sainte épine', et ce miracle fut si authentique, qu'il a été avoué de tout le monde, ayant été attesté par de très grands médecins et par les plus habiles chirurgiens de France, et ayant été autorisé par un jugement solennel de l'Eglise.

Mon frère fut sensiblement touché de cette grace qu'il regardoit comme faite à lui-même, puisque c'étoit sur une personne qui, outre sa proximité, étoit encore sa fille spirituelle dans le baptême; et sa consolation fut extrême de voir que Dieu se manifestoit si clairement dans un temps où la foi paroissoit comme éteinte dans le cœur de la plupart du monde. La joie qu'il en eut fut si grande, qu'il en étoit pénétré; de sorte qu'en ayant l'esprit tout occupé, Dieu lui inspira une infinité de pensées admirables sur les miracles', qui, lui donnant de nouvelles lumières sur la religion, lui redoublèrent l'amour et le respect qu'il avoit toujours eus pour elle.

Et ce fut cette occasion qui fit paroître cet extrême desir qu'il avoit de travailler à réfuter les principaux et les plus faux raisonnements des athées. Il les avoit étudiés avec grand soin, et avoit employé tout son esprit à chercher tous les moyens de les convaincre. C'est à quoi il s'étoit mis tout entier. La dernière année de son travail a été toute employée à recueillir diverses pensées sur ce sujet : mais Dieu, qui lui avoit inspiré ce dessein et toutes ses pensées, n'a pas permis qu'il l'ait conduit à sa perfection, pour des raisons qui nous sont inconnues 3.

Il avoit une éloquence naturelle qui lui donnoit une facilité merveilleuse à dire ce qu'il vouloit ; mais il avoit ajouté à cela des règles dont on ne s'étoit pas encore avisé, et dont il se servoit si avantageusement, qu'il étoit maître de son style; en sorte que non-seulement il disoit tout ce qu'il vouloit, mais il le disoit en la manière qu'il le vouloit, et son dis-ques, à Paris.

court, mais plein d'originalité et de génie. Les problèmes dont Pascal y donne la solution consistent à sommer les nombres naturels triangulaires pyramidaux, et à trouver aussi les sommes de leurs quarrés et de toutes leurs puissances. Les formules données par Pascal ont cela d'important, qu'elles conduisent à celles du binome de Newton, lorsque l'exposant du binome est positif et entier. (Voyez à ce sujet l'Éloge de Pascal par Condorcet.) (A. M.)

Cette sainte épine est au Port-Royal du faubourg Saint-Jac

2 Voyez les Pensées de Pascal.

3 Telle est l'origine du beau livre que les éditeurs ont intitulé Pensées. Ces pensées étoient écrites sans ordre sur des feuilles détachées. Les solitaires de Port-Royal les recueillirent dans une première édition bien incomplète, en 1670. Depuis, le père Desmolets, de l'Oratoire, réunit en un petit volume supplémentaire toutes les pensées supprimées. Enfin une édition plus complète fut publiée à Paris en 1687, 2 volumes in-12, avec la vie de Pascal par Mme Périer, un discours de Dubois sur les Pensées, et un autre discours sur les preuves des livres de

Cependant l'éloignement du monde qu'il pratiquoit avec tant de soin n'empêchoit point qu'il ne vit souvent des gens de grand esprit et de grande condition, qui, ayant ces pensées de retraite, demandoient ses avis et les suivoient exactement; et d'autres qui étoient travaillés de doutes sur les matières de la foi, et qui, sachant qu'il avoit de grandes lumières là-dessus, venoient à lui le consulter, et s'en retournoient toujours satisfaits; de sorte que toutes ces personnes qui vivent présentement fort chrétiennement témoignent encore aujourd'hui que c'est à ses avis et à ses conseils, et aux éclaircissements qu'il leur a donnés, qu'ils sont redevables de tout le bien qu'ils font.

7

ce qu'il vivoit lui-même de la manière qu'il conseil-
loit aux autres de vivre.

Voilà comme il a passé cinq ans de sa vie, depuis trente ans jusqu'à trente-cinq': travaillant sans cesse pour Dieu, pour le prochain et pour lui-même, en tâchant de se perfectionner de plus en plus; et on pouvoit dire en quelque façon que c'est tout le temps qu'il a vécu; car les quatre années que Dieu lui a données après n'ont été qu'une continuelle langueur. Ce n'étoit pas proprement une maladie qui fût venue nouvellement, mais un redoublement des grandes indispositions où il avoit été sujet dès sa jeunesse. Mais il en fut alors attaqué avec tant de violence, qu'enfin il y est succombé ; et durant tout ce temps-là il n'a pu en tout travailler un instant à ce grand ouvrage qu'il avoit entrepris pour la religion, ni assister les personnes qui s'adressoient à lui pour avoir des avis, ni de bouche ni par écrit: car ses maux étoient si grands, qu'il ne pouvoit les satisfaire, quoiqu'il en eût un grand desir.

Ce renouvellement de ses maux commença par un mal de dents qui lui ôta absolument le sommeil. Dans ses grandes veilles il lui vint une nuit dans l'esprit sans dessein quelques pensées sur la proposition de la roulette. Cette pensée étant suivie d'une autre, et celle-ci d'une autre, enfin une multitude de pensées qui se succédèrent les unes aux autres, lui découvrirent comme malgré lui la démonstration de toutes ces choses dont il fut lui-même surpris”. Mais comme il y avoit long-temps qu'il avoit renoncé à

C'est dans cet intervalle, en 4654, que lui arriva le malheureux accident qui opéra cette révolution dans ses idées, et détermina son amour pour la retraite et pour les pratiques les plus rigoureuses de la pénitence. Il alloit se promener du côté du pont de Neuilly, dans un carrosse à quatre chevaux, suivant l'usage du temps. Quand il fut près du pont, les deux premiers chevaux prirent le mors aux dents et se précipitèrent dans la

Les conversations auxquelles il se trouvoit souvent engagé, quoiqu'elles fussent toutes de charité, ne laissoient pas de lui donner quelque crainte qu'il ne s'y trouvât du péril; mais comme il ne pouvoit pas aussi en conscience refuser le secours que les personnes lui demandoient, il avoit trouvé un remède à cela. Il prenoit dans les occasions une ceinture de fer pleine de pointes, il la mettoit à nu sur sa chair; et lorsqu'il lui venoit quelque pensée de vanité ou qu'il prenoit quelque plaisir au lieu où il étoit, ou quelque chose semblable, il se donnoit des coups de coude pour redoubler la violence des piqûres, et se faisoit ainsi souvenir lui-même de son devoir. Cette pratique lui parut si utile, qu'il la conserva jusqu'à la mort, et même dans les derniers temps de sa vie, où il étoit dans des douleurs continuelles, parcequ'il ne pouvoit écrire ni lire; il étoit contraint de demeurer sans rien faire et de s'aller promener. Il étoit dans une continuelle crainte que ce manque d'occupation ne le détournât de ses vues. Nous n'avons su toutes ces choses qu'après sa mort et par une personne de très grande vertu qui avoit beaucoup de confiance en lui, à qui il avoit été obligé de le dire sur les bords. La commotion subite et violente que reçut Paspour des raisons qui la regardoient elle-même. Cette rigueur qu'il exerçoit sur lui-même étoit ti-cal faillit lui coûter la vie, et ébranla son imagination au point rée de cette grande maxime de renoncer à tout plaisir, sur laquelle il avoit fondé tout le réglement de sa vie. Dès le commencement de sa retraite il ne manquoit pas non plus de pratiquer exactement cette autre qui l'obligeoit de renoncer à toute superfluité; car il retranchoit avec tant de soin toutes les choses inutiles, qu'il s'étoit réduit peu à peu à n'avoir plus de tapisserie dans sa chambre, parcequ'il ne croyoit pas que cela fût nécessaire, et de plus n'y étant obligé par aucune bienséance, parcequ'il n'y venoit que ses gens, à qui il recommandoit sans cesse le retranchement; de sorte qu'ils n'étoient pas surpris de Moise. Mais c'est Bossut qui le premier a rétabli les Pensées dans toute leur intégrité. On lui doit aussi l'ordre dans lequel on les voit aujourd'hui. (A. M.)

rivière; heureusement les traits se rompirent et la voiture resta

côtés. Mais le précipice véritable dans lequel sa raison s'étoit engloutie, c'étoit le doute sur toutes les matières métaphysiques qui occupent les ames supérieures; doute terrible dont les pratiques positives du christianisme purent seules l'affranchir. Quand on lit que Pascal en étoit venu à porter sous ses vète

que depuis cette époque il crut voir un précipice ouvert à ses

ments un symbole formé de paroles mystiques, on sent, suivant l'expression de M. Villemain, que cette puissante intelligence avoit reculé jusqu'à ces pratiques superstitieuses pour fuir de

plus loin une effrayante incertitude. C'étoit là sa terreur. Le précipice imaginaire que depuis un accident funeste les sens

affoiblis de Pascal croyoient voir s'ouvrir sous ses pas, n'étoit qu'une foible image de cet abime du doute qui épouvantoit intérieurement son ame. (A. M.)

Baillet prête au travail sur la cycloïde un motif tout religieux. On croyoit alors en France que l'étude des sciences naturelles, et des mathématiques sur-tout, menoit à l'incrédulité; c'est principalement aux géomètres et aux physiciens, à ces hommes qui doivent être les plus difficiles en preuves, que

« PreviousContinue »