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point une chose bizarre d'entendre s'élever de tout un amphithéâtre un ris universel sur quelque endroit d'une comédie, et que cela suppose au contraire qu'il est plaisant et très naïvement exécuté; aussi l'extrême violence que chacun se fait à contraindre ses larmes, et le mauvais ris dont on veut les couvrir, prouvent clairement que l'effet naturel du grand tragique seroit de pleurer tous franchement et de concert à la vue l'un de l'autre, et sans autre embarras que d'essuyer ses larmes, outre qu'après être convenu de s'y abandonner, on éprouveroit encore qu'il y a souvent moins lieu de craindre de pleurer au théâtre que de s'y morfondre.

Le poëme tragique vous serre le cœur des son commencement, vous laisse à peine dans tout son progrès la liberté de respirer et le temps de vous remettre; ou, s'il vous donne quelque relâche, c'est pour vous replonger dans de nouveaux abymes et dans de nouvelles alarmes. Il vous conduit à la terreur par la pitié, ou réciproquement à la pitié par le terrible; vous mène par les larmes, par les sanglots, par l'incertitude, par l'espérance, par la crainte, par les surprises, et par l'horreur, jusqu'à la catastrophe. Ce n'est donc pas un tissu de jolis sentiments, de déclarations tendres, d'entretiens galants, de portraits agréables, de mots doucereux, ou quelquefois assez plaisants pour faire rire, suivi à la vérité d'une dernière scène où les mutins n'entendent aucune raison, et où pour la bienséance il y a enfin du sang répandu, et quelque malheureux à qui il en coûte la vie.

Ce n'est point assez que les mœurs du théâtre ne soient point mauvaises, il faut encore qu'elles soient décentes et instructives. Il peut y avoir un ridicule si bas, si grossier, ou même si fade et si indifférent, qu'il n'est ni permis au poëte d'y faire attention, ni possible aux spectateurs de s'en divertir. Le paysan ou l'ivrogne fournit quelques scènes à un farceur; il n'entre qu'à peine dans le vrai comique : comment pourroit-il faire le fond ou l'action principale de la comédie? Ces caractères, diton, sont naturels : ainsi par cette règle on occupera bientôt tout l'amphithéâtre, d'un la

Sédition, dénouement vulgaire des tragédies. Note de La Bruyère.

quais qui siffle, d'un malade dans sa garde-robe, d'un homme ivre qui dort ou qui vomit : y a-t-il rien de plus naturel? C'est le propre d'un efféminé de se lever tard, de passer une partie du jour à sa toilette, de se voir au miroir, de se parfumer, de se mettre des mouches, de recevoir des billets et d'y faire réponse : mettez ce rôle sur la scène, plus long-temps vous le ferez durer, un acte, deux actes, plus il sera naturel et conforme à son original; mais plus aussi il sera froid et insipide'.

Il semble que le roman et la comédie pourroient être aussi utiles qu'ils sont nuisibles: l'on y voit de si grands exemples de constance, de vertu, de tendresse et de désintéressement, de si beaux et de si parfaits caractères, que quand une jeune personne jette de là sa vue sur tout ce qui l'entoure, ne trouvant que des sujets indignes et fort au-dessous de ce qu'elle vient d'admirer, je m'étonne qu'elle soit capable pour eux de la moindre foiblesse.

CORNEILLE ne peut être égalé dans les endroits où il excelle: il a pour lors un caractère original et inimitable; mais il est inégal. Ses premières comédies sont sèches, languissantes, et ne laissoient pas espérer qu'il dût ensuite aller si loin, comme ses dernières font qu'on s'étonne qu'il ait pu tomber de si haut. Dans quelquesunes de ses meilleures pièces il y a des fautes inexcusables contre les mœurs; un style de déclamateur qui arrête l'action et la fait languir; des négligences dans les vers et dans l'expression, qu'on ne peut comprendre en un si grand homme. Ce qu'il y a eu en lui de plus éminent, c'est l'esprit, qu'il avoit sublime, auquel il a été redevable de certains vers, les plus heureux qu'on ait jamais lus ailleurs, de la conduite de son théâtre qu'il a quelquefois hasardée contre les règles des anciens, et enfin de ses dénouements: car il ne s'est pas toujours assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité; il a aimé, au contraire, à charger la scène d'évènements dont il est presque toujours sorti avec succès: admirable sur-tout par l'extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poëmes qu'il a composés. Il semble qu'il y ait plus de ressemblance dans ceux

On ne peut douter que La Bruyère n'ait eu en vue ici l'Homme à bonnes fortunes, comédie de Baron.

Il semble que la logique est l'art de convaincre de quelque vérité; et l'éloquence un don de l'ame, lequel nous rend maîtres du cœur et de l'esprit des autres; qui fait que nous leur inspirons ou que nous leur persuadons tout ce qui nous plaît.

L'éloquence peut se trouver dans les entretiens et dans tout genre d'écrire. Elle est rarement où on la cherche, et elle est quelquefois où on ne la cherche point.

L'éloquence est au sublime ce que le tout est à sa partie.

de RACINE, et qui * tendent un peu plus à une | à celles de Racine. Corneille est plus moral; même chose; mais il est égal, soutenu, tou- Racine plus naturel. Il semble que l'un imite jours le même par-tout, soit pour le dessein et SOPHOCLE, et que l'autre doit plus à EURIFIDe. la conduite de ses pièces, qui sont justes, ré- Le peuple appelle éloquence la facilité que gulières, prises dans le bon sens et dans la quelques uns ont de parler seuls et long-temps, nature; soit pour la versification, qui est cor- jointe à l'emportement du geste, à l'éclat de la recte, riche dans ses rimes, élégante, nom- voix, et à la force des poumons. Les pédants breuse, harmonieuse : exact imitateur des an- ne l'admettent aussi que dans le discours oraciens, dont il a suivi scrupuleusement la netteté toire, et ne la distinguent pas de l'entassement et la simplicité de l'action; à qui le grand et des figures, de l'usage des grands mots et de le merveilleux n'ont pas même manqué, ainsi la rondeur des périodes. qu'à Corneille ni le touchant, ni le pathétique. Quelle plus grande tendresse que celle qui est répandue dans tout le Cid, dans Polyeucte et dans les Horaces? quelle grandeur ne se remarque point en Mithridate, en Porus et en Burrhus? Ces passions encore favorites des anciens, que les tragiques aimoient à exciter sur les théâtres, et qu'on nomme la terreur et la pitié, ont été connues de ces deux poëtes: Oreste, dans l'Andromaque de Racine, et Phèdre du même auteur, comme l'OEdipe et les Horaces de Corneille, en sont la preuve. Si cependant il est permis de faire entre eux quelque comparaison, et de les marquer l'un et l'autre par ce qu'ils ont eu de plus propre, et par ce qui éclate le plus ordinairement dans leurs ouvrages, peutêtre qu'on pourroit parler ainsi : Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées, Racine se conforme aux nôtres celui-là peint les hommes comme ils devroient être, celui-ci les peint tels qu'ils sont. Il y a plus dans le premier de ce que l'on admire, et de ce que l'on doit même imiter; il y a plus dans le second de ce que l'on reconnoît dans les autres, ou de ce que l'on éprouve dans soi-même. L'un élève, étonne, maîtrise, instruit; l'autre plaît, remue, touche, pénètre. Ce qu'il y a de plus beau, de plus noble, et de plus impérieux dans la raison, est manié par le premier; et, par l'autre, ce qu'il y a de plus flatteur et de plus délicat dans la passion. Ce sont dans celui-là des maximes, des règles, des préceptes; et, dans celui-ci, du goût et des sentiments. L'on est plus occupé aux pièces de Corneille; l'on est plus ébranlé et plus attendri

Et qui tendent, etc., est la leçon de toutes les éditions originales: dans les éditions modernes on lit, et qu'ils tendent, mais je n'ai pas cru devoir corriger le texte de La Bruyère. (L.)

Qu'est-ce que le sublime? Il ne paroît pas qu'on l'ait défini. Est-ce une figure? naît-il des figures, ou du moins de quelques figures? tout genre d'écrire reçoit-il le sublime, ou s'il n'y a que les grands sujets qui en soient capables? Peutil briller autre chose dans l'églogue qu'un beau naturel, et dans les lettres familières, comme dans les conversations, qu'une grande délicatesse? ou plutôt le naturel et le délicat ne sontils pas le sublime des ouvrages dont ils font la perfection? Qu'est-ce que le sublime? Où entre le sublime?

Les synonymes sont plusieurs dictions, ou plusieurs phrases différentes qui signifient une même chose. L'antithèse est une opposition de deux vérités qui se donnent du jour l'une à l'autre. La métaphore, ou la comparaison, emprunte d'une chose étrangère une image sensible et naturelle d'une vérité. L'hyperbole exprime au-delà de la vérité pour ramener l'esprit à la mieux connoître. Le sublime ne peint que la vérité, mais en un sujet noble; il la peint tout entière, dans sa cause et dans son effet; il est l'expression, ou l'image la plus digne de cette vérité. Les esprits médiocres ne trouvent point l'unique expression, et usent de synonymes. Les jeunes gens sont éblouis de l'éclat de l'an

tithèse, et s'en servent. Les esprits justes, et | que se disent des hommes graves, qui, d'un

qui aiment à faire des images qui soient précises, donnent naturellement dans la comparaison et la métaphore. Les esprits vifs, pleins de feu, et qu'une vaste imagination emporte hors des règles et de la justesse, ne peuvent s'assouvir de l'hyperbole. Pour le sublime, il n'y a même entre les grands génies que les plus élevés qui en soient capables.

point de doctrine ou d'un fait contesté, se font une querelle personnelle. Ces ouvrages ont cela de particulier qu'ils ne méritent ni le cours prodigieux qu'ils ont pendant un certain temps, ni le profond oubli où ils tombent lorsque, le feu et la division venant à s'éteindre, ils deviennent des almanachs de l'autre année.

La gloire ou le mérite de certains hommes est de bien écrire; et de quelques autres, c'est de n'écrire point.

L'on écrit régulièrement depuis vingt années : l'on est esclave de la construction : l'on a enrichi la langue de nouveaux mots, secoué le joug du latinisme, et réduit le style à la phrase pure

bre que MALHERBE et BALZAC avoient les premiers rencontré, et que tant d'auteurs depuis eux ont laissé perdre. L'on a mis enfin dans le discours tout l'ordre et toute la netteté dont il est capable; cela conduit insensiblement à y mettre de l'esprit.

Tout écrivain, pour écrire nettement, doit se mettre à la place de ses lecteurs, examiner son propre ouvrage comme quelque chose qui lui est nouveau, qu'il lit pour la première fois, où il n'a nulle part, et que l'auteur auroit soumis à sa critique; et se persuader ensuite qu'on n'est pas entendu seulement à cause que l'on s'entend soi-ment françoise : l'on a presque retrouvé le nommême, mais parcequ'on est en effet intelligible. L'on n'écrit que pour être entendu; mais il faut du moins en écrivant faire entendre de belles choses. L'on doit avoir une diction pure, et user de termes qui soient propres, il est vrai; mais il faut que ces termes si propres expriment des pensées nobles, vives, solides, et qui renferment un très beau sens. C'est faire de la pureté et de la clarté du discours un mauvais usage que de les faire servir à une matière aride, infructueuse, qui est sans sel, sans utilité, sans nouveauté : que sert aux lecteurs de comprendre aisément et sans peine des choses frivoles et puériles, quelquefois fades et communes, et d'être moins incertains de la pensée d'un auteur qu'ennuyés de son ouvrage?

Si l'on jette quelque profondeur dans cer-tains écrits; si l'on affecte une finesse de tour, et quelquefois une trop grande délicatesse, ce n'est que par la bonne opinion qu'on a de ses lecteurs.

L'on a cette incommodité à essuyer dans la lecture des livres faits par des gens de parti et de cabale, que l'on n'y voit pas toujours la vérité. Les faits y sont déguisés, les raisons réciproques n'y sont point rapportées dans toute leur force, ni avec une entière exactitude; et, ce qui use la plus longue patience, il faut lire un grand nombre de termes durs et injurieux

On ne sait si La Bruyère a voulu désigner les jésuites et les jansenistes; mais on peut en dire autant de tous les livres écrits

dans quelque temps que ce soit par des gens de partis opposés. · Cette note, dont nous ignorons l'auteur, nous a paru bonne à

Conserver.

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Il y a des artisans ou des habiles dont l'esprit est aussi vaste que l'art et la science qu'ils professent: ils lui rendent avec avantage, par génie et par l'invention, ce qu'ils tiennent d'elle et de ses principes: ils sortent de l'art pour l'ennoblir, s'écartent des règles, si elles ne les conduisent pas au grand et au sublime; ils marchent seuls et sans compagnie, mais ils vont fort haut et pénètrent fort loin, toujours sûrs et confirmés par le succès des avantages que l'on tire quelquefois de l'irrégularité. Les esprits justes, doux, modérés, non seulement ne les atteignent pas, ne les admirent pas, mais ils ne les comprennent point, et voudroient encore moins les imiter. Ils demeurent tranquilles dans l'étendue de leur sphère, vont jusqu'à un certain point qui fait les bornes de leur capacité et de leurs lumières; ils ne vont pas plus loin, parcequ'ils ne voient rien au-delà; ils ne peuvent au plus qu'être les premiers d'une seconde classe, et exceller dans le médiocre.

Il y a des esprits, si je l'ose dire, inférieurs et subalternes, qui ne semblent faits que pour être le recueil, le registre, ou le magasin de toutes les productions des autres génies. Ils sont plagiaires, traducteurs, compilateurs : ils ne pensent point, ils disent ce que les auteurs

ont pensé ; et, comme le choix des pensées est | de ressembler à Dorilas et Handburg1. L'on peut invention, ils l'ont mauvais, peu juste, et qui au contraire en une sorte d'écrits hasarder de les détermine plutôt à rapporter beaucoup de certaines expressions, user de termes transchoses que d'excellentes choses : ils n'ont rien posés et qui peignent vivement, et plaindre d'original et qui soit à eux : ils ne savent que ceux qui ne sentent pas le plaisir qu'il y a à s'en ce qu'ils ont appris; et ils n'apprennent que servir ou à les entendre. ce que tout le monde veut bien ignorer, une science vaine, aride, dénuée d'agrément et d'utilité, qui ne tombe point dans la conversation, qui est hors de commerce, semblable à une monnoie qui n'a point de cours. On est tout à-la-fois étonné de leur lecture et ennuyé de leur entretien ou de leurs ouvrages. Ce sont ceux que les grands et le vulgaire confondent avec les savants, et que les sages renvoient au pédantisme.

La critique souvent n'est pas une science c'est un métier, où il faut plus de santé que d'esprit, plus de travail que de capacité, plus d'habitude que de génie. Si elle vient d'un homme qui ait moins de discernement que de lecture, et qu'elle s'exerce sur de certains chapitres, elle corrompt et les lecteurs et l'écrivain.

Je conseille à un auteur né copiste, et qui a l'extrême modestie de travailler d'après quelqu'un, de ne se choisir pour exemplaires que ces sortes d'ouvrages où il entre de l'esprit, de l'imagination, ou même de l'érudition : s'il n'atteint pas ses originaux, du moins il en approche, et il se fait lire. Il doit au contraire éviter comme un écueil de vouloir imiter ceux qui écrivent par humeur, que le cœur fait parler, à qui il inspire les termes et les figures, et qui tirent, pour ainsi dire, de leurs entrailles tout ce qu'ils expriment sur le papier gereux modèles et tout propres à faire tomber dans le froid, dans le bas et dans le ridicule, ceux qui s'ingèrent de les suivre. En effet je rirois d'un homme qui voudroit sérieusement parler mon ton de voix, ou me ressembler de visage.

dan

Celui qui n'a égard en écrivant qu'au goût de son siècle, songe plus à sa personne qu'à ses écrits. Il faut toujours tendre à la perfection; et alors cette justice qui nous est quelquefois refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la rendre.

Il ne faut point mettre un ridicule où il n'y en a point: c'est se gâter le goût, c'est corrompre son jugement et celui des autres. Mais le ridicule qui est quelque part, il faut l'y voir, l'en tirer avec grace, et d'une manière qui plaise et qui instruise.

HORACE, OU DESPRÉAUX, l'a dit avant vous. Je le crois sur votre parole, mais je l'ai dit comme mien. Ne puis-je pas penser après cux une chose vraie, et que d'autres encore penseront après moi?

CHAPITRE II.

Du mérite personnel.

Qui peut avec les plus rares talents, et le plus excellent mérite, n'être pas convaincu de son inutilité, quand il considère qu'il laisse, en mourant, un monde qui ne se sent pas de sa perte, et où tant de gens se trouvent pour le remplacer?

De bien des gens il n'y a que le nom qui vaille quelque chose. Quand vous les voyez de fort près, c'est moins que rien de loin ils imposent.

Tout persuadé que je suis que ceux que l'on choisit pour de différents emplois, chacun selon son génie et sa profession, font bien, je me hasarde de dire qu'il se peut faire qu'il y ait au monde plusieurs personnes connues ou incon

Un homme né chrétien et François se trouve contraint dans la satire : les grands sujets lui sont défendus; il les entame quelquefois, et se détourne ensuite sur de petites choses, qu'il nom de Handburg, il n'y a pas la moindre incertitude : il est la

On prétend que, par le nom de Dorilas, La Bruyère désigne Varillas, historien assez agréable, mais fort inexact. Quant au

relève par la beauté de son génie et de son
style.
Il faut éviter le style vain et puéril, de peur ment s'accorde fort bien avec celui de La Bruyère.

parodie exacte de Maimbourg; hand voulant dire main en alle-
mand et en anglois. Madame de Sévigné a dit du P. Maimbourg,
qu'il a ramassé le délicat des mauvaises ruelles. Ce juge-

nues, que l'on n'emploie pas, qui feroient très | leur jeunesse, corrompus par la paresse ou par bien; et je suis induit à ce sentiment par le merveilleux succès de certaines gens que le hasard seul a placés, et de qui jusques alors on n'avoit pas attendu de fort grandes choses.

Combien d'hommes admirables, et qui avoient de très beaux génies, sont morts sans qu'on en ait parlé! Combien vivent encore dont on ne parle point, et dont on ne parlera jamais!

le plaisir, croient faussement dans un âge plus avancé qu'il leur suffit d'être inutiles ou dans l'indigence, afin que la république soit engagée à les placer ou à les secourir; et ils profitent rarement de cette leçon si importante: que les hommes devroient employer les premières années de leur vie à devenir tels par leurs études et par leur travail, que la république elle-même eût besoin de leur industrie et de leurs lumières; qu'ils fussent comme une pièce nécessaire à tout son édifice, et qu'elle se trouvât portée par ses propres avantages à faire leur fortune ou à l'embellir.

Quelle horrible peine à un homme qui est sans prôneurs et sans cabale, qui n'est engagé dans aucun corps, mais qui est seul, et qui n'a que beaucoup de mérite pour toute recommandation, de se faire jour à travers l'obscurité où il se trouve, et de venir au niveau d'un fat Nous devons travailler à nous rendre très qui est en crédit! dignes de quelque emploi le reste ne nous Personne presque ne s'avise de lui-même du regarde point, c'est l'affaire des autres. mérite d'un autre.

Les hommes sont trop occupés d'eux-mêmes pour avoir le loisir de pénétrer ou de discerner les autres : de là vient qu'avec un grand mérite et une plus grande modestie l'on peut être long-temps ignoré.

Le génie et les grands talents manquent souvent, quelquefois aussi les seules occasions: tels peuvent être loués de ce qu'ils ont fait, et tels de ce qu'ils auroient fait.

Il est moins rare de trouver de l'esprit que des gens qui se servent du leur, ou qui fassent valoir celui des autres, et le mettent à quelque usage.

Il y a plus d'outils que d'ouvriers, et de ces derniers plus de mauvais que d'excellents: que pensez-vous de celui qui veut scier avec un rabot, et qui prend sa scie pour raboter?

Il n'y a point au monde un si pénible métier que celui de se faire un grand nom : la vie s'achève que l'on a à peine ébauché son ouvrage. Que faire d'Égésippe qui demande un emploi? Le mettra-t-on dans les finances ou dans les troupes? Cela est indifférent, et il faut que ce soit l'intérêt seul qui en décide; car il est aussi capable de manier de l'argent, ou de dresser des comptes, que de porter les armes. Il est propre à tout, disent ses amis: ce qui signifie toujours qu'il n'a pas plus de talent pour une chose que pour une autre; ou, en d'autres termes, qu'il n'est propre à rien. Ainsi la plupart des hommes, occupés d'eux seuls dans

Se faire valoir par des choses qui ne dépendent point des autres, mais de soi seul, ou renoncer à se faire valoir : maxime inestimable et d'une ressource infinie dans la pratique, utile aux foibles, aux vertueux, à ceux qui ont de l'esprit, qu'elle rend maîtres de leur fortune ou de leur repos : pernicieuse pour les grands; qui diminueroit leur cour, ou plutôt le nombre de leurs esclaves; qui feroit tomber leur morgue avec une partie de leur autorité, et les réduiroit presque à leurs entremets et à leurs équipages; qui les priveroit du plaisir qu'ils sentent à se faire prier, presser, solliciter, à faire attendre ou à refuser, à promettre et à ne pas donner; qui les traverseroit dans le goût qu'ils ont quelquefois à mettre les sots en vue, et à anéantir le mérite quand il leur arrive de le discerner; qui banniroit des cours les brigues, les cabales, les mauvais offices, la bassesse, la flatterie, la fourberie; qui feroit d'une cour orageuse, pleine de mouvements et d'intrigues, comme une pièce comique ou même tragique, dont les sages ne seroient que les spectateurs; qui remettroit de la dignité dans les différentes conditions des hommes, de la sérénité sur leur visage; qui étendroit leur liberté; qui réveilleroit en eux, avec les talents naturels, l'habitude du travail et de l'exercice ; qui les exciteroit à l'émulation, au desir de la gloire, à l'amour de la vertu; qui, au lieu de courtisans vils, inquiets, inutiles, souvent onéreux à la république, en feroit ou de sages économes ou d'excellents pères de

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