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LE CONFLIT GRECO-ROUMAIN

PAR

M. Michel S. KEBEDGY,

Professeur de droit international à 1 université de Berne.

(Premier article.)

Le 3/16 septembre 1905, M. Tombazis, ministre de Grèce à Bucarest, prévenait par une note le gouvernement roumain qu'il quittait son poste en congé. Ce fut le point de départ d'une rupture entre les deux pays. Nous exposerons plus loin les détails de cette rupture, mais nous faisons remarquer de suite que sa principale raison est à chercher dans la tension des rapports survenue depuis quelque temps, à la suite des visées des Roumains en Macédoine. De telle sorte que la grande question à expliquer, dans le conflit présent, est moins celle de ses côtés. relativement secondaires que celle de son origine même.

Depuis quelque temps, la Roumanie cherche à se créer un titre d'intervention en Macédoine, avec une arrière-pensée politique que nous indiquerons. A cet effet, elle a trouvé comme prétexte la population disséminée des Koutzo-Valaques, qui ont une conscience nationale absolument hellénique, mais qu'elle s'est imaginée pouvoir revendiquer comme siens, en alléguant de vagues considérations de race et surtout quelques affinités de langage. C'est, on le voit, tout aussi sérieux que si un État étranger s'avisait, à l'aide d'arguments analogues, de revendiquer comme siens les Bretons ou les Savoyards, malgré leur attachement à la France. Encore y trouverait-il peut-être plus de partisans que la Roumanie parmi les Koutzo-Valaques (Demi-Valaques) (') ou Gréco-Valaques. Comme nous le verrons, en effet, sur environ cent vingt mille KoutzoValaques, il y a à peine le dixième (soit douze mille) de roumanisants; encore ce chiffre se réduirait-il le jour où l'affichage de sympathies roumanophiles ne rapporterait plus les avantages matériels que permettent actuellement les ressources considérables mises par le budget du royaume danubien à la disposition de la propagande roumaine.

(1) Littéralement : Valaques boîteux.

Les Roumains ayant dû reconnaître eux-mêmes l'inanité de leurs efforts pour se créer des partisans parmi des gens que ces menées leur rendent foncièrement hostiles, voyant que le jeu n'en valait décidément pas la chandelle, prirent le parti, en 1901, de modérer leur zèle et de cesser notamment de subventionner des écoles qui continuaient à être vides. Mais, par suite de circonstances que nous indiquerons, le gouver nement roumain crut devoir se raviser d'où, dans les deux dernières années, la reprise de ses efforts macédoniens.

Les Grecs, évidemment, n'entendent pas laisser violenter ainsi la conscience nationale des leurs; pas plus que les Français ne le permettraient dans l'exemple cité tout à l'heure. Et ils sont d'autant plus résolus à résister à cette insolite entreprise d'accaparement de tout un peuple, que les procédés employés par les Roumains ne sont pas, ainsi qu'on le verra, à l'abri de tout reproche.

De la sorte, dans cette malheureuse Macédoine, dont la situation est déjà suffisamment compliquée en elle-même, se trouve jeté d'une manière factice, par le fait de la Roumanie, un nouveau germe de discorde et de luttes, qui peut faire beaucoup de mal sans qu'on puisse discerner le bien qui peut en sortir pour les populations directement intéressées. Nous en sommes d'autant plus affligé, que nous avons toujours été partisan d'une entente équitable et sincère des peuples balcaniques (1) et que, spécialement en ce qui concerne la Grèce et la Roumanie, nous avions salué avec plaisir leur rapprochement survenu en 1901, estimant qu'il existe un ennemi commun contre lequel elles devraient s'unir.

Quoi qu'il en soit, nous n'avons pas moins le devoir de présenter la justification, avec preuves à l'appui, du résumé de la question qui précède.

Le fait capital, qui domine toute la question et qu'il importe avant tout de mettre en relief, est la conscience foncièrement hellénique des Koutzo-Valaques ou Gréco-Valaques. Ils veulent être Hellènes; ils considèrent les Roumains comme des étrangers et sont les pires adversaires de leur néfaste propagande. C'est là un fait qui est l'évidence même et qui aurait dû faire réfléchir davantage ceux qui se sont lancés avec une légèreté incroyable dans l'aventure de leur « roumanisation ».

(1) Voir notre étude sur la question macédonienne, dans cette Revue, 1904, p. 5-37.

La meilleure preuve en est l'aven même des intéressés. Voici les adresses de protestation indignée contre la propagande roumaine, envoyées par les Gréco-Valaques de Kruschevo et par ceux de Salonique à Sa Sainteté le patriarche œcuménique de Constantinople (1) : « Étroitement unis, disent les premiers, à nos frères les Hellènes, par les liens irréfragables d'une origine commune, d'une identité de traditions, d'usages et de coutumes, et, partageant toujours, en tout, leur sort, nous ne nous sommes jamais distingués d'eux, ayant au contraire tenu à former avec eux un groupe ethnique indivisible. Ce sentiment et cet idéal national nous les avons, en maintes occasions, manifestés hautement; nous en avons donné des preuves multiples; une fois encore nous venons les affirmer aujourd'hui, résolus à les proclamer à nouveau, à l'avenir, chaque fois que l'occasion s'offrira. Car ni le cours des temps, ni les louches manœuvres, ni les arguments sonnants n'ont de prise sur notre inébranlable conviction et notre volonté ferme de faire partie de la grande famille hellène, sentiment que nous considérons comme un don divin, comme l'élément même, précieux, inappréciable, de notre existence.... » [Daté de Kruschevo, 3/16 avril 1904. Suivent trois cent et vingt signatures.] « Profondément conscients de notre caractère ethnique, écrivent les Grecs valaquophones de Salonique, nous sommes toujours demeurés, à travers les siècles, attachés à l'Église grecque et inséparablement liés avec les autres Hellènes orthodoxes, grâce à une communauté d'origine et d'aspirations, nourris de culture grecque, dans le domaine de l'école, comme dans celui de l'Église, et professant un même idéal et les mêmes vœux.... [Daté de Salonique, avril 1904. Suivent cent cinquante-cinq signatures.]

Voici une longue lettre d'un Koutzo-Valaque distingué, M. Nicolas Liacos (2), qui est une réponse documentée aux assertions des ministres roumains, MM. Lahovary et Haret :

Les Koutzo-Valaques, écrit-il, ont des mœurs grecques et c'est vers la Grèce que leurs yeux et leurs espoirs se tournent sans cesse.

Toutes les statistiques viennent à l'appui de cet exposé sur 100,000 Koutzo-Valaques, les 95 p. c. sont Grecs et le reste roumanisans et serbisans... M. Lahovary serait donc plus près de la vérité en disant que ce sont les Koutzo-Valaques, non les Hellènes, qui sont les pires

() Voir leur texte complet dans l'Hellenisme du 1er juin 1904 (Paris, 42, rue de Grenelle).

(2) - Les Hellènes valaquophones », dans l'Hellénisme du 1er février 1905.

adversaires de la propagande roumaine. Les prétentions donc des Roumains sur les Koutzo-Valaques sont insoutenables. »

Voici une longue déclaration édifiante d'un Valaque, publiée dans le Kratos (11 mars 1904). Voici encore les adresses au patriarche œcuménique des habitants de Fourka (Épire), de Briazi, d'Arménovon, de Tzaden, de Paléosélion, écrites en juin 1905, pour déclarer que les Roumains leur sont tout à fait étrangers et protester de leur attachement à la Grèce (1).

Mais à quoi bon multiplier les preuves, puisque les Roumains euxmêmes reconnaissent implicitement l'attachement des Koutzo-Valaques à la Grèce, en les qualifiant de « Grécomanes ».

Ceci étant, nous n'avons pas besoin d'insister pour démontrer que quelle que puisse être la valeur des arguments de langue et de race, dont nous parlerons par la suite dès l'instant où la volonté d'un peuple est aussi certaine, dès l'instant où la conscience nationale hellénique des Koutzo-Valaques ne peut faire l'objet d'aucun doute sérieux, on est bien forcé de la respecter (2). Toute atteinte qui y est portée ne peut qu'être criminelle, et l'on se demande vraiment par suite de quelle aberration de l'esprit on peut arriver à raisonner comme ceux qui veulent arracher les Koutzo-Valaques ou Gréco-Valaques à leur patrie de prédilection. Ce n'est plus que de l'arbitraire pur et simple, et il faudrait renoncer à raisonner avec ceux qui déraisonnent.

Du reste, il n'y a pas si longtemps encore qu'on a pu constater que les Roumains intelligents et clairvoyants ne se sont guère fait des illusions à cet égard. En août 1880, l'Indépendance roumaine écrivait : « Quel intérêt pouvons-nous avoir à nous montrer hostiles à la Grèce? Pouvonsnous jamais espérer réunir les colonies roumaines de la Macédoine et de la Thessalie (3) à la Roumanie indépendante? La géographie s'y oppose; entre nous et elles il y a le Danube, la Bulgarie, les Balcans et la Roumélie orientale; par conséquent, elles sont irrévocablement destinées à faire partie d'un État appartenant à une autre race. Quelle sera cette race? La domination turque semble avoir fait son temps; restent les Grecs et les Bulgares. Entre ces deux éléments, le choix ne saurait être douteux; l'un, le premier, a de tout temps représenté un élément de

(1) Voir Kratos, 18 août 1905. Ajouter les articles publiés sur cette question dans l'Hellenisme de juin et août 1904.

(2) Voir notre étude sur la question macédonienne, loc. cit., p. 7.

(Expression inexacte, par laquelle les Roumains désignent les Koutzo-Valaques.

civilisation en Orient; l'hellénisme a été le phare lumineux qui a éclairé la nuit profonde dans laquelle la barbarie turque avait plongé toute l'Europe orientale. Pourquoi verrions-nous donc d'un mauvais œil que nos frères (?) d'au delà les Balkans, ne pouvant pas appartenir à un État roumain, vécussent libres et respectés sous la domination d'un peuple uni et civilisé, qui a des aspirations, des intérêts et des espérances analogues aux nôtres? Au lieu d'avoir nos regards fixés sur les Balkans et le Rhodope, ne devrions-nous pas plutôt concentrer toute notre attention sur les Carpathes? »

La presse roumaine a changé de langage depuis, sans qu'aucun changement dans les conditions ethnologiques de la Macédoine soit survenu pour l'expliquer ou l'excuser. Or, la Grèce saurait d'autant moins renoncer à ses droits qu'elle a continué à avoir des preuves irrécusables de l'attachement des Koutzo-Valaques à elle. Faut-il rappeler la preuve touchante qu'ils en ont fournie en 1898, lorsque la commission pour la délimitation de la frontière gréco-turque ayant décidé d'attribuer à la Turquie le village de Koutzouffliani, sous la dénomination de « village koutzo-valaque », tous les habitants s'empressèrent d'émigrer sur le territoire grec, après avoir déterré et emporté les ossements de leurs parents, pour ne point changer de nationalité? En 1903, lorsqu'il s'est agi de nommer une commission de quatre membres représentant les éléments chrétiens de la Macédoine - Grecs, Bulgares, Serbes et < Roumains » le consul de Roumanie à Monastir s'adressa en vain aux notables koutzo-valaques pour y trouver un candidat. Tous refusèrent, en affirmant leur nationalité grecque, quelques-uns même s'offusquèrent de cette proposition. En désespoir de cause, il dut avoir recours aux Hellènes, et finalement ce fut l'un d'eux qui accepta, en spécifiant cependant expressément qu'il représentait les KoutzoValaques et non les Roumains (1).

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Tels étant les sentiments helléniques des Koutzo-Valaques, leur ferme attachement à la patrie grecque ayant été surabondamment démontré, il n'est point étonnant qu'ils se soient montrés refractaires aux entreprises de la propagande roumaine pour se les attirer et que celle-ci ait complètement échoué. De ce fait, nous avons la preuve irrécusable dans un document officiel, sorti du ministère de l'instruction publique roumain, écrit à une époque où les Roumains voulant apporter des économies

(1) Voir la lettre publiée dans le Journal de Genève du 9 octobre 1905.

REVUE DE DROIT INT. - 37° ANNÉE.

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