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DE LA SITUATION JURIDIQUE DES ENFANTS NATURELS.

ÉTUDE DE LÉGISLATION COMPARÉE,

PAR

Ernest LEHR,

professeur honoraire de législation comparée à l'université de Lausanne,
secrétaire perpétuel honoraire de l'Institut de droit international.

Il est un certain nombre de questions juridiques sur lesquelles on discutera perpétuellement, sans arriver jamais à fixer définitivement la législation nationale ni, à plus forte raison, à s'entendre sur une réglementation internationale. Ce sont celles où des principes également respectables sont en conflit. L'une des plus intéressantes est celle de la situation des enfants naturels. Quand on considère la famille légitime comme étant la base de la société, on est naturellement enclin à réserver toutes les faveurs de la loi aux enfants issus d'un mariage régulier et à réduire les enfants nés hors mariage à un minimum plus ou moins étroitement calculé. D'un autre côté, tout le monde le reconnaît, nul ne doit être puni pour une faute qu'il n'a point commise; il est souverainement injuste, au double point de vue de la considération personnelle et des avantages matériels, de faire peser sur des enfants innocents les conséquences de la légèreté ou de l'immoralité des auteurs de leurs jours.

La plupart des législateurs ont été tout d'abord frappés par le côté social de la question et n'ont pas hésité à faire des enfants naturels une véritable classe de parias, dépourvus de tous droits non seulement visà-vis de leur père, dont la personnalité pouvait rester douteuse en l'absence de la présomption légale pater is est..., mais encore vis-à-vis de leur mère, dont, en dehors du cas d'accouchement clandestin, la personnalité était aussi certaine que facile à établir. Puis, peu à peu, des idées plus humaines se sont fait jour : tout en s'efforçant de ne point ébranler l'institution du mariage, on a compris que les enfants naturels avaient aussi certains droits respectables à faire valoir contre ceux qui leur avaient donné le jour; surtout depuis un demi-siècle, l'extrême rigueur

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des lois a été atténuée, et aujourd'hui, dans presque toute l'Europe, les codes consacrent des transactions plus ou moins heureuses, plus ou moins libérales, entre l'ostracisme des temps anciens et l'égalité absolue revendiquée au profit des enfants naturels par des novateurs trop hardis à notre sens.

Nous voudrions, dans les quelques pages qui suivent, indiquer les principes actuellement en vigueur en Europe, en marquant l'évolution très sensible qui s'est opérée dans les esprits et dans les lois. Nous essaierons ensuite de tirer les conclusions de notre exposé et de montrer quelles sont les règles qui paraissent de nature à donner satisfaction tout à la fois aux nécessités de l'ordre social et aux exigences d'une justice réellement humaine.

I

La matière qui nous occupe est une de celles où les divergences, non seulement dans les principes, mais encore dans les détails, sont le plus accentuées; nous ne croyons pas qu'il y ait en Europe deux législations réglant de façon identique les relations personnelles entre les enfants naturels et leurs père et mère, ou les droits qu'elles leur reconnaissent en matière successorale.

Dans certains pays, par exemple en Angleterre, l'enfant naturel est encore réputé n'être le fils de personne, filius nullius; il n'a aucun lien de parenté quelconque, même avec sa mère, et sa propre succession ne peut être recueillie que par ses enfants ou descendants légitimes, s'il en a. Sa situation ne peut être améliorée ni par la légitimation ni par l'adoption elle n'est modifiée en aucune façon par le mariage ultérieur de ses père et mère; de même, la reconnaissance volontaire ou forcée, soit du père, soit de la mère, n'élève jamais l'enfant naturel au rang de fils de ceux auxquels il doit la vie; elle ne lui donne contre eux qu'une créance alimentaire, qui, à l'égard du père, est même d'une extrême exiguïté. Les parents n'ont, tout au plus, sur l'enfant, qu'un droit de « gardiennage » (custody) jusqu'à sa seizième année. Il convient cependant d'ajouter que la loi anglaise est corrigée, dans une certaine mesure, par la grande liberté qu'elle accorde en matière de dispositions testamentaires : si l'enfant naturel n'a aucun droit sur la succession ab intestat soit de son père, soit de sa mère, il peut être l'objet de leurs libéralités expresses, sans se heurter aux limites que posent en cette

matière quelques-uns des codes qui lui reconnaissent un droit ab intestat. Cette liberté de tester, accordée au père désireux de donner à son enfant naturel un témoignage de son affection, est d'autant plus importante en Angleterre que l'institution de l'adoption paraît y être restée absolument étrangère à son droit et ne peut, pas plus que la légitimation, y servir de remède à la rigueur des coutumes locales relatives aux enfants naturels.

Le droit écossais, qui, en une foule de matières, diffère du droit anglais, sanctionne les mêmes doctrines sur le sujet qui nous occupe, si ce n'est qu'il admet la légitimation par mariage subséquent et même par lettres royaux; en l'absence de l'une ou de l'autre de ces légitimations, il n'existe entre les enfants naturels et leurs père et mère aucun lien légal de parenté, et les enfants n'ont qu'une action aux fins d'aliments. La mère a la garde des garçons jusqu'à 7 ans, des filles jusqu'à 10. Sauf le cas où l'enfant est incapable de subvenir à ses besoins, l'obligation de l'entretien s'éteint à sa puberté.

Les autres législations de l'Europe forment deux groupes principaux, suivant que l'enfant naturel n'a de lien de famille, soit avec son père, soit avec sa mère, qu'en suite d'une reconnaissance, qui, par rapport au père, ne peut être que volontaire, ou bien, au contraire, que l'enfant n'a jamais aucun lien de famille avec son père et ne peut réclamer de lui que des aliments, mais, en revanche, est placé, au regard de la mère et même des parents maternels, dans une situation plus ou moins semblable à celle d'un enfant légitime et peut faire constater en justice la paternité de son père en vue de l'entretien qui lui est dû par lui.

Le premier de ces groupes a pour prototype le code français de 1804, adopté, traduit ou imité, d'une façon plus ou moins complète et fidèle, par la Belgique dès sa promulgation, par les Pays-Bas en 1838, par la Roumanie en 1864, par l'Italie en 1865, par le Portugal en 1867 et par l'Espagne en 1888. Mais il convient d'ajouter tout de suite que le code français de 1804 a été lui-même profondément modifié, au point de vue du droit de succession des enfants naturels, par une loi du 25 mars 1896.

Le second groupe, qu'on pourrait appeler aujourd'hui le groupe germanique et qui dérive directement du droit romain, comprend essentiellement les divers codes allemands antérieurs au code civil de l'empire, ce code lui-même, le code autrichien de 1811, la majorité des législations cantonales de la Suisse, les codes scandinaves et, depuis 1902, les Lois civiles de la Russie.

Le Projet de code civil fédéral suisse de 1904 forme, en quelque manière, à lui seul un troisième groupe, en ce sens que l'assimilation de l'enfant naturel aux enfants légitimes au regard de la famille maternelle et la recherche de la paternité du droit germanique s'y associent à la reconnaissance volontaire avec les effets spéciaux qu'elle a, par rapport au père, dans le groupe français.

II

Pour l'étude du premier groupe, il nous paraît intéressant de suivre l'ordre chronologique de la promulgation des codes; car ils consacrent tous certaines modifications à l'œuvre du législateur français de 1804 et marquent, presque tous, les étapes d'incontestables progrès.

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Nous rappellerons brièvement que, d'après le code civil de 1804, l'enfant naturel et, pour simplifier les questions, nous ne parlerons dans cette étude ni des enfants incestueux, ni des enfants adultérins n'a de lien juridique avec son père ou sa mère qu'autant qu'il a été reconnu par chacun d'eux; que, de la part du père, la reconnaissance ne peut être que volontaire, la recherche de la paternité étant absolument interdite; que la reconnaissance ne confère pas à l'enfant la plénitude des droits d'un enfant légitime et, notamment, ne le fait pas entrer dans la famille de celui dont elle émane; que l'enfant, même reconnu, n'est qu'un successeur irrégulier, dépourvu de tous droits sur les biens des parents de son père et de sa mère; que, même sur les biens de ses père et mère, il ne peut prétendre qu'à une fraction de ce qui lui serait échu s'il eût été légitime; enfin, qu'il ne peut, soit par donation entre vifs, soit par testament, rien recevoir au delà de ce que la loi lui accorde ab intestat. On verra plus bas que ces dernières dispositions ont été profondément modifiées par la loi de 1896. A un autre point de vue, le code français admet la légitimation de l'enfant naturel, non pas sans doute par rescrit du prince », ce qui nous paraît une lacune regrettable, mais du moins par mariage subséquent, et la jurisprudence a fini, dans le silence du code, par se prononcer en faveur de la possibilité de l'adoption de l'enfant naturel par son père ou sa mère. Mais on sait qu'en principe l'adoption n'est permise en France qu'en l'absence d'enfants légitimes, ce qui limite les cas dans lesquels elle pourrait relever l'enfant naturel de son infériorité légale.

A notre connaissance, la Belgique, qui faisait partie de la France en

1804 et qui, jusqu'à ce jour, est restée régie par le code français, n'y a apporté aucune modification relativement aux enfants naturels.

Dans les Pays-Bas, le code de 1838 reproduit textuellement la plupart des dispositions du code français. Seule, la reconnaissance crée des rapports juridiques entre l'enfant naturel et ses père et mère; mais la reconnaissance faite par un mineur n'est valable que s'il a 19 ans accomplis et s'il n'y a point eu de violence, de dol, d'erreur ou de séduction; la fille mineure peut faire une reconnaissance avant d'avoir cet âge. Du vivant de la mère, nulle reconnaissance ne vaut sans son consentement; après la mort de la mère, elle ne peut avoir d'effet qu'à l'égard du père. La recherche de la paternité est interdite; mais, en vertu d'une loi du 26 avril 1884, dans les cas de viol et crimes assimilés, de débauche commise par des personnes ayant autorité ou d'enlèvement, correspondants à l'époque de la conception, leur auteur peut être déclaré père de l'enfant sur la demande des intéressés. Les droits héréditaires de l'enfant naturel reconnu sur la succession de son père ou de sa mère sont réglés par le code néerlandais exactement dans les mêmes termes que par le code français de 1804. Le code des Pays-Bas ignore l'adoption; mais il admet deux modes de légitimation celle par mariage subséquent, et une légitimation par lettres royaux, sur l'avis de la haute Cour, lorsque les parents ont négligé de reconnaître leurs enfants naturels avant le mariage ou au moment de la célébration, ou lorsque le mariage n'a pu avoir lieu à raison du décès de l'un des père et mère. Nous appelons. l'attention sur cette innovation intéressante.

Le code civil roumain, qui, dans la presque totalité de ses dispositions, est une traduction littérale du code français, s'en écarte sensiblement en ce qui touche les enfants naturels. Il interdit la recherche de la paternité et admet celle de la maternité; mais il est muet à l'égard du père; il ne fait aucune allusion à la reconnaissance volontaire de l'enfant par le père, et, si elle n'est pas considérée comme prohibée, elle demeure dans tous les cas sans nul effet légal: lorsque la mère est connue, c'est sa condition que suit l'enfant, même reconnu par son père, et il a sur la succession de la mère et des parents maternels tous les droits d'un enfant légitime, ce qui rapproche la législation roumaine de celles du groupe germanique. Nous devons dire en passant que, contrairement à une règle encore très générale, cette législation admet la légitimation par mariage subséquent d'enfants même adultérins ou incestueux; mais elle n'a pas maintenu la légitimation « par rescrit du prince », qui était

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