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LA NEUTRALITÉ DE L'ÉTAT DU CONGO,

PAR

le baron K. von STENGEL,

professeur à l'université de Munich.

I

L'étude parue dans le volume IV, no 1, de la Revue économique internationale démontre que, contrairement à ce qui a été affirmé de divers côtés, l'État du Congo ne doit nullement sa création et son existence à la Conférence de Berlin, ni à l'Acte général de Berlin, mais qu'il a adhéré à cet Acte comme État déjà existant, au même titre que les autres États qui l'ont signé. Les dispositions de l'Acte de Berlin lient et obligent d'ailleurs l'État du Congo de la même manière que les autres puissances signataires (1).

Dans la même étude on a, de connexité avec cette démonstration, exposé en détail la signification et la portée des dispositions du premier chapitre de l'Acte de Berlin en ce qui concerne la liberté du commerce dans le bassin conventionnel du Congo.

On y a parlé aussi, quoique d'une façon plus accessoire, des articles 6 et 9 de l'Acte, qui concernent la protection des indigènes, des missions, etc., ainsi que l'interdiction de la traite des esclaves. Mais, parmi les clauses de l'Acte de Berlin, il y a encore à considérer, au sujet de l'État du Congo, le troisième chapitre contenant les articles 10, 11 et 12, qui traitent de la neutralité des territoires dans le bassin conventionnel du Congo.

Aux termes de l'article 10, afin de donner une garantie nouvelle de sécurité au commerce et à l'industrie et de favoriser, par le maintien de la paix, le développement de la civilisation dans le bassin conventionnel

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(1) Par l'expression: puissances signataires employée dans cette étude pour la brièveté, on n'entend pas seulement les Etats représentés à la Conférence de Berlin, et dont les délégués ont signé immédiatement l'Acte les puissances signataires proprement dites, mais aussi celles qui, en vertu de l'article 37, y ont adhéré plus tard, tel l'Etat du Congo.

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du Congo, les puissances signataires s'engagent à respecter la neutralité des territoires ou parties de territoire dépendant des dites contrées, aussi longtemps que les puissances qui y exercent des droits de souveraineté ou de protectorat, usant de la faculté de se proclamer neutres, rempliront les devoirs que la neutralité comporte.

Dans le cas où une puissance exerçant des droits de souveraineté ou de protectorat dans la dite contrée serait impliquée dans une guerre, les puissances signataires s'engagent, aux termes de l'article 11, à prêter leurs bons offices pour que les territoires appartenant à cette puissance et compris dans la zone conventionnelle de la liberté commerciale soient placés pour la durée de la guerre sous le régime de la neutralité et considérés comme appartenant à un État non belligérant; les parties belligérantes renonceraient, dès lors, à étendre les hostilités aux territoires ainsi neutralisés, aussi bien qu'à les faire servir de base à des opérations de guerre.

Enfin, par l'article 12, dans le cas où un dissentiment sérieux, ayant pris naissance au sujet et dans les limites des territoires mentionnés à l'article 1 et placés sous le régime de la liberté commerciale, viendrait à s'élever entre des puissances signataires, ces puissances s'engagent, avant d'en appeler aux armes, à recourir à la médiation d'une ou de plusieurs puissances amies. Pour le même cas, les puissances signataires se réservent le recours facultatif à la procédure de l'arbitrage.

Pour ce qui concerne les origines de ces articles (1), il est à remarquer que le projet, présenté dans la séance plénière du 1er décembre 1884 de la Conférence, d'un acte collectif de navigation du Congo et du Niger contenait un article 10 ainsi conçu (2): « En cas de guerre, le Congo (Niger), avec ses affluents, voies et canaux, sera déclaré neutre. Les puissances s'engagent à respecter sa neutralité et à leur procurer le respect. En conséquence, toutes les dispositions visées dans le présent Acte resteront en vigueur en cas de guerre, à la seule exception de ce qui concerne la contrebande de guerre. Toutes les institutions créées par cet Acte, ainsi que tous les fonctionnaires attachés d'une façon permanente à ces institutions jouiront des avantages de cette neutralité et seront protégés par les belligérants. La commission internationale aura à veiller au maintien général de cette neutralité. »

(') Conf. J. JOORIS, L'Acte général de la Conférence de Berlin. 1885, p. 33. (3) Deutsche Kolonialpolitik. 3e fascicule. Leipzig, 1885, p. 36.

Cette proposition, d'après laquelle les deux grands fleuves, le Congo et le Niger, y compris leurs affluents et leurs voies terrestres et fluviales, resteraient ouverts au trafic, même en temps de guerre, ne parut pas suf fisante au délégué américain (M. Kasson). Il proposa de déclarer neutre, dans le cas d'une guerre entre les puissances signataires, tout le bassin conventionnel du Congo, donc aussi le vaste territoire compris dans ce bassin, et expliqua sa proposition en disant qu'il avait moins pour but de prévenir toutes les guerres en Afrique, que d'empêcher que des guerres qui n'avaient pas ce continent pour objet, s'étendissent aux territoires que l'on ouvrait à la civilisation et à la colonisation. Il se référait à ce propos aux anciennes guerres coloniales qui avaient entravé le développement du nouveau monde par le fait qu'on y avait transporté tous les conflits des puissances maritimes européennes. On devrait empêcher l'extension de semblables guerres sous peine de provoquer à des excès les indigènes portés aux violences, ou d'exposer l'Afrique à être un jour ravagée de même que les guerres coloniales avaient ensanglanté et désolé l'Amérique. A ce point de vue, la neutralisation du territoire en question était, soutenait le délégué américain, une condition essentielle au résultat de l'œuvre de la Conférence.

En principe, toutes les puissances étaient d'accord sur les considérations développées par M. Kasson, mais il s'agissait de trouver, pour les résolutions de la Conférence, une formule qui atteignît le but visé par le délégué américain, sans limiter dans leur liberté et leur souveraineté les puissances en possession des territoires en question.

Des objections furent faites à la proposition du délégué américain, du côté français et portugais. Elle fut spécialement caractérisée comme peu pratique, les puissances ne pouvant établir la neutralité d'un territoire qu'à la condition d'assumer aussi la garantie de cette neutralité, engagement étranger aux vues et aux traditions du gouvernement américain. On souleva ensuite la question de savoir comment, dans le cas d'une guerre entre deux puissances européennes, on ferait la distinction entre des domaines européens et des domaines africains. Par exemple, le gouverneur anglais du Niger interdirait-il les eaux du Niger à un navire anglais poursuivi, le livrant ainsi à l'ennemi?

On fit enfin remarquer que la France et le Portugal possèdent en Afrique des territoires dont certains seulement sont compris dans le bassin conventionnel du Niger. Les premiers seraient donc couverts par la neutralité, tandis que les autres ne le seraient pas.

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Finalement, on se mit néanmoins d'accord proposition du délégué français, M. de Courcel - sur trois articles relatifs à la neutralité, lesquels furent insérés comme articles 10, 11 et 12 dans l'Acte général (1).

En outre, des dispositions adéquates furent inscrites dans l'acte de navigation du Congo (chapitre IV de l'Acte général) et dans l'acte de navigation du Niger (chapitre V) (2).

C'est ainsi qu'en ce qui concerne le Congo l'article 25 stipule que les dispositions du présent acte de navigation demeureront en vigueur en temps de guerre, qu'en conséquence la navigation de toutes les nations neutres ou belligérantes sera libre en tout temps pour les usages du commerce sur le Congo, ses embranchements, ses affluents et ses embouchures, ainsi que sur la mer territoriale faisant face aux embouchures de ce fleuve.

De même, en ce qui concerne le Niger, l'article 33 stipule que les dispositions du présent acte de navigation demeureront en vigueur en temps de guerre; en conséquence, la navigation de toutes les nations, neutres ou belligérantes, sera libre en tout temps pour les usages du commerce sur le Niger, ses embranchements et ses affluents, ses embouchures et issues, ainsi que sur la mer territoriale faisant face aux issues. Le trafic demeurera libre de même sur les routes, chemins de fer et canaux mentionnés dans l'article 29. Il n'y a d'exception qu'en ce qui concerne le transport des objets destinés à un belligérant et considérés, en vertu du droit des gens, comme article de contrebande de guerre.

Comment les dispositions relatives à la neutralisation des parties du territoire en question doivent être interprétées, c'est ce qui sera examiné plus tard. Il n'y a pour le moment à remarquer que ceci, que le 1er août 1885 et le 28 décembre 1894, le gouvernement de l'État du Congo fit une déclaration générale de neutralité, qui fut notifiée à

(1) Deutsche Kolonialpolitik, p. 47, 64.

(2) Originairement, on avait en vue un acte de navigation pour le Congo et le Niger. Sur l'opposition de l'Angleterre, qui ne voulait pas abandonner à une commission internationale le contrôle de l'exécution de l'acte de navigation pour la partie du Niger située dans ses possessions, mais voulait l'exercer elle-même, on fit un acte de navigation distinct pour le Congo et pour le Niger, les deux actes concordant, bien entendu, sur l'établissement du principe de la liberté de navigation (Jooris, ouvrage cité, p. 40).

toutes les puissances signataires et reçue par celles-ci sans objection ni réserve d'aucune nature (1).

II

Le mot neutre est employé en diplomatie, comme en droit international, en un double sens : objectif et subjectif (2). Au sens subjectif on emploie ce mot quand on désigne comme neutres les États qui ne participent pas à une guerre intervenue entre d'autres États, qui conservent donc l'état de paix pour eux et leurs domaines et maintiennent leurs relations pacifiques entre eux comme avec les belligérants. Au sens objectif on emploie ce mot pour dire que des personnes, des choses, des parties de territoires, des cours d'eau, etc., restent affranchis des mesures de guerre et ne peuvent en être atteints. C'est ainsi qu'il est dit à l'article 1o de la Convention de Genève : « Les ambulances et les hôpitaux militaires seront reconnus neutres et, comme tels, protégés et respectés par les belligérants aussi longtemps qu'il s'y trouvera des malades ou des blessés. La neutralité cesserait si les ambulances ou les hôpitaux étaient gardés par une force militaire. — Art. 2. Le personnel des hôpitaux et des ambulances, comprenant l'intendance, le service de santé, d'administration, le transport des blessés, ainsi que les aumôniers, participera au bénéfice de la neutralité lorsqu'il fonctionnera et tant qu'il restera des blessés à relever ou à secourir. »

Il est clair que les mots neutre et neutralité sont employés ici dans le sens d'inviolable et d'inviolabilité.

L'emploi du mot neutre n'étant pas tout à fait approprié à ce cas et paraissant même de nature à induire en erreur, on l'a évité dans la rédaction de la convention du 29 juillet 1899 pour l'application à la guerre maritime des principes de la Convention de Genève du 22 août 1864, et le mot neutre a été remplacé ou bien par le terme

(1) DESCAMPS, L'Afrique nouvelle, p. 288. La déclaration du 1er août 1885 s'appliquait au territoire de l'État tel qu'il existait alors et était fixé de plus près dans la déclaration même. La déclaration du 28 décembre 1894 concernait l'ensemble du territoire tel qu'il se trouvait modifié à la suite de conventions nouvelles avenues avec la France (29 avril 1887 et 14 août 1894), avec le Portugal (25 mai 1891) et l'Angleterre (12 mai 1894).

(*) Comparer sur la notion de neutralité: GEFFCKEN, dans le Handbuch de Holtzendorff, vol. IV, p. 606; SCHWEIZER, Histoire de la neutralité suisse, 1895; R. Klein, Lois et usages de la neutralité, 1898; DESCAMPS, Le droit de la paix et de la guerre; essai sur l'évolution de la neutralité, 1898.

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