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période où la lutte contre le nihilisme domina toutes les autres préoccupations. Les idées nationalistes reprirent le dessus. On voulait que la Russie s'isolat et se suffit à elle-même. On récriminait contre l'industrie étrangère. De 1881 à 1897, Fadministration des finances russes fut successivement aux mains de Bunge et de Wischnegradski. Le premier s'occupa surtout de réformes en faveur des paysans. Il abolit l'impôt de capitation et acheva ainsi l'oeuvre d'émancipation commencée en 1861; il créa aussi une banque agricole et une banque de la noblesse. Les efforts pour rétablir l'équilibre dans les finances furent moins heureux. Sous ce rapport, son successeur eut plus de succès. En 4887, quand Wischnegradski entra en fonctions, la situation commençait à s'améliorer. Une succession de bonnes récoltes avait favorisé l'agriculture et l'abondance des capitaux dans l'Europe occidentale permit d'emprunter de l'argent à un faux avantageux. Aussi, les budgets se soldérent-ils avec des balances actives supérieures aux évaluations. Le plan de Wischnegradski avait pour but d'amasser le plus d'or possible. A cette fin, il tâcha de réduire le plus possible l'importation et, d'autre part, il augmenta les impôts et réduisit les dépenses publiques.

Par la perception des droits d'entrée en or, la Russie était retournée. aux principes protectionnistes. Sous Alexandre III (1881-1894), le tarif fut relevé successivement en 1885 et 1890. Ce dernier entra en vigueur en 1891 et amena une guerre de tarifs avec l'Allemagne. La Russie n'avait pas consenti à faire à l'empire voisin des concessions suffisantes, lors des pourparlers en vue de la conclusion d'un traité de commerce. L'entente s'établit, après une lutte où les deux pays eurent à souffrir, par le traité de 1904. On sait qu'une nouvelle convention a été conclue entre la Russie et l'Allemagne le 15 28 juillet 1904, et approuvée par le Reichstag dans la session actuelle.

M Witte, qui devint ministre des finances en 1902, n'était pas partisan de mesures économiques généralisées. Il préférait tenir compte des besoins particuliers. A cet eflet, il accorda certaines exemptions, telle que la libre introduction de machines agricoles ou de machines compliquées qui n'étaient pas fabriquées en Russie.

La politique de Wischnegradski eut surtout pour résultat de développer l'exportation du blé. La pauvreté du paysan russe le portait déjà forcément à vendre ses produits. Par l'augmentation des impôts et les réductions de prix de transport, il fut poussé encore plus dans cette voie. Malheureusement, ce n'est pas le surplus des récoltes de blé qui s'exportait, mais ce qui était nécessaire à la subsistance de la population. Il arriva un moment où l'agriculture russe ne put plus résister En 1901, les récoltes manquérent. Il s'ensuivit une famine, car, en dehors de la culture du blé, les paysans n'avaient aucune ressource.

L'ére économique nouvelle de la Russie a commencé avec l'émancipation des paysans (1861). Cette mesure n'a cependant pas eu immédiate

ment pour effet de donner une nouvelle impulsion à l'industrie. Les propriétaires de serfs n'employérent pas les capitaux qu'ils reçurent à des placements industriels, et les paysans manquaient, comme leurs. anciens seigneurs, d'initiative et d'énergie. Ce n'est qu'après 1880 que l'on assiste à la mobilisation de la main-d'oeuvre. Ce phénomène est dû à l'établissement de lignes de chemins de fer. Elles permirent aux paysans de vendre leur blé à l'étranger et de se procurer, avec le prix obtenu, des produits industriels. L'augmentation de la puissance d'achat des paysans donna à l'industrie les marchés dont elle avait besoin. Les chemins de fer eurent aussi le mérite de faire l'éducation des capitalistes. Les bénéfices que les particuliers retirérent des concessions qu'ils obtinrent les familiarisèrent avec les entreprises industrielles. Les banques de commerce, qui réunissaient les capitaux grands et petits pour en faire des placements, contribuèrent aussi à l'éveil des capitalistes.

L'auteur fait remarquer qu'en ce qui concerne le développement industriel, la Russie est grandement redevable aux étrangers. Déjà au commencement du siècle dernier, les Allemands, attirés par des privilèges, s'étaient transportés en Pologne et y avaient fondé de nombreuses industries, notamment l'industrie textile. On compte qu'en quelques années 10,000 familles allemandes passèrent la frontière. Quelques années plus tard, à la suite du soulèvement de la Pologne, un grand nombre d'industriels se transplantèrent en Russie même. Leur influence ne tarda pas à se faire sentir dans les anciens centres manufacturiers, y compris Moscou. On sait, d'autre part, que la mise en valeur du sud de la Russie dans les dernières années a été surtout l'œuvre des Belges, des Français et des Anglais.

Les événements de 1891 avaient montré le côté faible de l'organisation économique de la Russie. M. Witte ne s'occupa cependant pas immédiatement de l'amélioration du sort des paysans. Ce n'est que dix ans plus tard, à la veille de sa retraite, qu'il le fit. M. Witte chercha un remède à la situation de la Russie dans l'industrialisation du pays. Il s'appliqua à développer la grande industrie, afin de rendre la Russie indépendante de l'étranger, I attira les capitaux étrangers et voulut, par l'exclusion des produits manufacturés des autres pays, procurer à la Russie du travail et du profit. Les chemins de fer étaient destinés à porter l'activité dans les provinces les plus éloignées, à encourager les échanges à l'intérieur et à favoriser l'exportation. Le gouvernement, enfin, encourageait l'industrie par des commandes.

Cette tendance à favoriser exclusivement l'industrie aboutit cependant à un échec. En 1899, éclata une crise industrielle. Elle prouva qu'on avait eu tort de perdre de vue que le caractère du pays était essentiellement agricole On avait aussi exagéré la capacité économique de la Russie en ne tenant pas suffisamment compte de l'état matériel et moral arriéré de la nation. DANIEL CRICK.

32. La Macédoine et le vilayet d'Andrinople (1893-1903) 277 pages,

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1901, Sofia.

Ce mémoire de « l'organisation intérieure » qui dirige en Macédoine la lutte contre la domination turque, expose, d'une manière détaillée, vilayet par vilayet, kaza par kaza, les événements qui se sont passés en Macédoine depuis dix ans : l'organisation révolutionnaire et les mouvements insurrectionnels, les actes de violence et de cruauté commis par les soldats du sultan Cet exposé minutieux, précédé d'une introduction sur la question macédonienne », se termine par cette conclusion les réformes actuellement en voie d'exécution dont le tsar et l'empereur d'Autriche arrêtérent le programme à Muerzteg en Styrie, en 1903, sont insuffisantes; l'organisation intérieure « continuera la lutte jusqu'à ce qu'une intervention internationale armée suspende de facto le régime actuel », en confiant la direction administrative à un gouverneur européen, contrôlé par une commission internationale.

«

Écrit au point de vue macédonien - ou, si l'on veut, bulgare, ce livre constitue un document précieux pour les historiens, en même temps qu'un réquisitoire terrible contre la faiblesse de la diplomatie européenne, impuissante, grâce aux défiances mutuelles des gouvernements, à améliorer sérieusement le sort de la malheureuse province de Macédoine. L. L.

33.

ALBERT SOREL, L'Europe et la Révolution française. 6e et 7° parties: la trêve, Lunéville et Amiens (1800-1805); le blocus continental, le Grand Empire (1806-1812). Paris, Plon-Nourrit, 1903,

1904. 527 et 606 pages.

Le tome VI du grand ouvrage de M. Sorel contient l'histoire des relations de la France et de l'Europe, depuis le 20 brumaire 1799, lendemain du coup d'Etat du général Bonaparte, jusqu'au 2 décembre 1805, jour de la bataille d'Austerlitz. Après avoir précisé la position de l'Europe vis-à-vis du nouveau gouvernement consulaire celui-ci, héritier de la Révolution et de l'ancienne monarchie, voulant porter au Rhin les frontières de la France, celle-là cherchant à refouler la France dans ses anciennes limites; après avoir décrit la campagne de Marengo, l'auteur rend compte des négociations qui aboutirent, en 1801, au traité austrofrançais de Lunéville, « le plus magnifique » de tous ceux que la France a conclus, et, en 1802, au traité anglo-français d'Amiens. Il montre fortement que ces paix, glorieuses pour Napoléon et pour la France, n'étaient, ne pouvaient être que des trêves. Entre l'Angleterre et la France, ennemies héréditaires, le conflit était vieux de sept siècles; entre les puissances continentales et la France, la paix ne pouvait guère être plus durable, tant à cause de l'ambition napoléonienne que de l’habileté britannique à nouer des ligues contre sa voisine. De là, la rupture de 1803, le camp de Boulogne, la formation de la troisième coalition,

Ulm, et la grande défaite du isar et de l'empereur d'Allemagne à Auster

litz.

Le tome suivant embrasse une période de sept années environ il commence à Austerlitz et se termine à la retraite de Russie. C'est l'histoire de la troisième, de la quatrième et de la cinquième coalition, de la chute du Saint-Empire romain en 1806, du démembrement de la Prusse. en 1807, du double abaissement de l'Autriche à Presbourg et à Vienne, du blocus continental, de la guerre d'Espagne, de l'alliance franco-russe et du mariage franco-autrichien; c'est surtout l'histoire de la fondation. du Grand Empire napoléonien la France agrandie jusqu'à Lübeck et à Rome, entourée d'Etats vassaux ou alliés : Italie, Illyrie, Naples, Espagne, Confédération du Rhin, grand-duché de Varsovie, Autriche, Prusse, Russie; c'est enfin le récit de dissentiments qui rompent l'entente entre Alexandre et Napoléon et qui aboutissent à la désastreuse campagne de 1812, cause déterminante, avec les revers en Espagne, de l'écroulement du Grand Empire.

:

Arrivé en 1810, année qui vit l'apogée de la puissance française, l'historien s'arrête, et, de même qu'il avait, dans le premier volume, tracé magistralement un tableau de l'Europe en 1789, il consacre quelques pages - où l'on ne sait ce qu'il faut le plus admirer, de la profondeur des jugements ou de la beauté de l'expression à faire le compte des éléments de force du Grand Empire et à démêler les raisons de sa ruine : << Le Grand Empire, dans la pensée de l'empereur, est une coalition contre l'Angleterre. La machine est dressée en 1810; mais elle craque et se détraque chaque coup qu'elle porte ébranle ses fondements. Or, si elle menace de crouler, c'est par sa structure même : elle dépasse la proportion du travail humain. Napoléon excéde sur ce qu'un homme peut conduire, sur ce qu'une nation peut endurer. Tout ce qui a fait le succés de l'œuvre s'épuise et disparait, savoir la concentration de tous les pouvoirs, de l'État et de l'armée, entre les mains d'un homme qui a le génie du gouvernement et le génie de la guerre, l'élan d'un peuple qui, en envahissant, croit encore se défendre et, en conquérant, affranchir les humains. La France de la Révolution, àme des armées impériales, se dissout dans ces armées cosmopolites; la France se noie dans sa conquête » (VII, 504). C'est alors que les peuples vaincus se soulèvent contre le vainqueur au nom même du principe des nationalités, fils de la Révolution « Partout où la Révolution française passa, de novembre 1792 à octobre 1812, son esprit, son âme, son génie dressèrent les peuples envahis contre les armées envahissantes. La raison en est que les révolutions accomplies par ses armées, les gouvernements de la France prétendaient en faire la chose des Français, les tourner à la splendeur de la République française dans le monde. C'est pourquoi le Grand Empire, exaltation et magnificence de la puissance française, parut aux peuples le monstre et le Léviathan. Affranchis par la France et affranchis de la

France, ils en ont fait honneur à Napoléon et ne l'ont pas encore pardonné aux Français. Napoléon était mort, on ne le craignait plus; la France restait vivante et pouvait revenir. D'où ces conséquences étranges, mais intimement liées la haine de la France succédant à la chute de l'Empire; l'admiration, la reconnaissance même pour Napoléon, grandissant dans l'imagination des peuples à mesure qu'ils le considèrent de plus loin » (VII, 306-507). Concentrant enfin en quelques lignes saisissantes cette large philosophie de l'épopée napoléonienne, le brillant historien clôt le volume par ces lignes : « C'est un instant solennel que cette sortie de Moscou Napoléon est arrivé jusque-là, porté par la crue formidable qui est venue battre les murs du Kremlin; mais le flot, comme épuisé, s'est arrêté là, et, emporté par son propre poids, il reflue sur lui-même et se retire. C'est toute l'œuvre conquérante de la Révolution française qui s'écroule avec la grande armée et, du même coup, c'est la Révolution même qui recule » (VII, 597). Est-ce à dire cependant que l'œuvre révolutionnaire a été vaine? M. Sorel ne le croit pas, puisqu'il ajoute : « La Révolution ne disparaît pas, elle se transforme, et, de nationale qu'elle était dans la seule France, elle le devient dans toutes les nations de l'Europe. » Il avait d'ailleurs déjà écrit : « Toute l'Europe du XIX siècle procéde des idées égalitaires et nationales de la Révolution, répandues en Europe par Napoléon. Si tout s'est accompli contre la France, tout est sorti d'elle» (VII, 503). Lorsque, dans cette œuvre, on considère la part personnelle de Napoléon, « l'homme d'Etat apparaît en lui singulièrement supérieur à l'homme de guerre. Les défaites des trois dernières années ont anéanti les victoires des dix-neuf autres. Au contraire, l'oeuvre du législateur et de l'administrateur a duré, elle a traversé trois révolutions» (VII, 464).

A la clarté méthodique du plan, à l'envergure des conclusions, M. Sorel joint, dans ces volumes comme dans les précédents, l'abondance des informations, l'harmonie élégante de la composition, l'attrait d'un style impeccable, l'art de fondre, en des pages pleines de couleur, le récit des faits, les réflexions générales, les portraits pittoresques des personnages. Tantôt, il les dessine d'une phrase à l'emporte-pièce, tantôt,il les peint dans tous leurs détails: ici, il nous montre Alexandre I et « l'exquise fourberie de son sourire », ou les « Napoléonides » : Louis, « le Posa de Schiller, couronné », Joseph, « cette incapacité méconnue », Jérôme, Murat, pour qui « les marches de l'Empire sont des auberges joyeuses, des théâtres à secouer leurs panaches; là, il trace un parallèle entre Talleyrand et Fouché, dont il arrache, avec une lucidité merveilleuse, les masques si longtemps impénétrables. On n'exagérera pas, croyonsnous, en disant que la littérature historique en France n'a jusqu'ici rien produit qui dépasse ces deux pages (VI, 47-48) où l'historien se double d'un psychologue, tout en composant une parfaite ceuvre d'art (1).

L. LECLERE.

() Voir, pour le compte rendu du tome V, la Revue, deuxième série, t. V, p. 641-644

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