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Mais l'on pouvait croire que les grandes puissances seules oseraient ainsi marcher vers l'inconnu plein de dangers; qu'à elles seules seraient réservés la gloire et le péril de civiliser le monde; l'on pouvait croire qu'une petite nation, comme la Belgique, à peine créée, éviterait, avec la prudence du faible, de s'engager dans cette lutte nouvelle.

Quand on songe à ce qu'avait été, ce qu'était la veille encore ce territoire belge; quand on se rappelle qu'il n'y en avait pas un lambeau qui n'eût été disputé, dépecé à cent reprises par toutes les puissances, pas un coin de terre qui n'eût été piétiné, pétri par leurs armées et inondé de leur sang (1) »; quand on songe qu'un demi-siècle à peine s'était écoulé depuis son affranchissement définitif; quand on voit sa constitution géographique, le peu d'étendue de son territoire, sa place modeste dans la politique de l'Europe, l'on ne peut se défendre d'un étonnement profond devant l'oeuvre qu'elle a osé entreprendre, qu'elle a réussi, malgré son apparente faiblesse, à accomplir.

La force économique d'une nation n'est pas proportionnée à l'étendue de son territoire; des exemples imposants de l'histoire l'attestent; la densité de sa population, sa puissance industrielle et commerciale, l'énergie de son peuple décident bien autrement de ses destinées.

Parce qu'elle est riche, féconde, travailleuse et tenace, la Belgique, après un demi-siècle d'une existence laborieuse, s'est trouvée, par la force même des choses, à l'étroit dans le cercle fermé de ses préoccupations intérieures. La Belgique a compris, et l'honneur en revient à son roi, qu'elle dispose de forces trop considérables pour demeurer le témoin impassible et inerte de la conquête du monde barbare par le monde civilisé; elle a compris que ce serait s'exposer au mépris de l'histoire que de profiter de sa situation politique spéciale pour vivre uniquement derrière ses frontières, satisfaite d'une existence solitaire et tranquille, indifférente aux vastes problèmes qui bouleversent le monde, sans chercher à occuper la place qui lui revient à côté des grandes puissances qui prétendent, elles, à la souveraineté exclusive de la terre.

C'est ainsi que les défiances du premier moment, les hésitations d'un peuple prudent et réfléchi ont fait place aujourd'hui à l'énergique élan des Belges vers l'œuvre congolaise; en moins de trente années, sous un persévérant effort, un empire d'une merveilleuse richesse s'est élevé,

(1) DE BROGLIE, 1er décembre 1899).

« Le dernier bienfait de la monarchie » (Revue des deux moniles,

fortifié, organisé dans une contrée inconnue et sauvage la veille. Une fois de plus, la puissance de la civilisation moderne, servie par toutes les forces d'un peuple jeune, a triomphé d'obstacles toujours renaissants, de dangers sans nombre, dans un combat sans trêve où beaucoup ont sacrifié leur vie au succès d'une noble cause.

La Belgique est aujourd'hui fière de son œuvre; elle en a le droit. L'indignation patriotique, qu'ont soulevée dans le pays entier les attaques calculées d'une grande et puissante nation, a montré que les Belges sont prêts à défendre le trésor que guettent tant de convoitises. Déjà, d'autres ont répondu et mieux que je ne pourrais le faire, aux critiques habilement dirigées contre l'État indépendant du Congo par l'Angleterre; l'autorité et l'impartialité des hommes, que leur science et leur sagesse ont fait désigner par le souverain du Congo pour faire la lumière complète sur ce débat, imposeront d'ailleurs le silence à ceux dont un mobile intéressé et aveugle explique seul les injustices.

Mais par d'autres voies plus détournées, et, je crois, moins connues, l'on cherche à paralyser la Belgique dans son mouvement d'expansion; l'on cherche à dresser autour d'elle les barrières imposantes d'un droit international nouveau qui rendraient stérile son activité, sans espoir sa légitime ambition. Une théorie nouvelle se développe; elle répond au désir secret, à peine déguisé par certaines puissances européennes; elle pourrait s'accréditer, triompher peut-être, et ce serait alors pour la Belgique, un arrêt de déchéance absolue.

Ce sont ces considérations qui m'ont déterminé à faire de cette théorie l'objet de mon étude, pour en démontrer l'erreur flagrante et l'évidente fausseté. La science juridique et le patriotisme de mes auditeurs me rendront la tâche aisée.

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Il n'y a aucune illusion à se faire à cet égard », écrivait en 1894 un professeur à la Faculté de droit de Bordeaux (1), et il avait raison de parler ainsi, les Belges veulent le Congo. Mais, » ajoutait-il, « la France ne doit pas autoriser cette annexion, car elle serait de nature à compromettre la neutralité de la Belgique. D

L'annexion est essentiellement incompatible avec la neutralité de la Belgique, écrivait l'année suivante M. Fauchille, dans la Revue de droit

(1) Revue bleue, 23 juin 1894. « La neutralité de la Belgique et le Congo ",

M. F. DESPAGNET.

par

D

international public (1); « elle constituerait une atteinte aux stipulations internationales dont est sorti cet État. Contraire aux caractères dont il a été revêtu, elle ne serait point autre chose, en définitive, qu'une modification du traité de Londres qui a créé la Belgique. Dès lors, elle ne saurait être réalisée sans le consentement des puissances qui ont concouru à sa perfection. Et si, ajoute-t-il, les puissances s'opposant à l'annexion, la Belgique persistait à vouloir s'unir à l'État indépendant du Congo, l'existence même de la Belgique pourrait être mise en question. »

Depuis, d'autres publicistes sont allés se joindre à ceux qui donnèrent le signal de l'assaut; leurs rangs vont grossissant chaque jour, et chaque jour qui passe donne un défenseur de plus à une théorie contraire à la morale et fausse en droit (2).

Les arguments qu'ils invoquent, les voici: la Belgique est une création. purement artificielle. Quoique les provinces belges aient les premières proclamé leur indépendance, celle-ci n'est, en réalité, que l'œuvre même des cinq grandes puissances représentées en 1831 à la conférence de Londres. La Belgique ne doit la vie qu'à ces puissances, elle est sous leur dépendance; des modifications à sa constitution internationale ne sauraient être légitimes que du, consentement de ceux qui l'ont établie (3).

« D'après le protocole de la conférence du 10 janvier 1831 », dit M. Fauchille, «la Belgique fut déclarée un État perpétuellement neutre, placé sous la garantie des puissances. Et ces dispositions, qualifiées fondamentales et irrévocables par le protocole du 19 février 1831, devaient former la condition même de l'existence de la Belgique. Les protocoles des 19 février et 17 avril 1831 disaient, en effet : L'indépendance de la Belgique ne sera reconnue qu'aux conditions et dans les limites qui résultent des arrangements du 20 janvier. »

La Belgique ne peut donc de son initiative propre modifier les conditions de son existence internationale; c'est aux puissances seules qui l'ont créée qu'il appartient de décider de son sort.

(') Revue générale de droit international public, Paris, 1895, juillet-août. « L'annexion du Congo à la Belgique et le droit international », par P. FAUCHILLE.

(*) Courrier des États-Unis, 5 avril 1883; Le Congo empire, LORETZ, mais 1885; le Temps, 11 septembre 1893; Novoï Vremia, de Saint-Pétersbourg, janvier 1895; BONFILS et FAUCHILLE, Manuel de droit international public. Paris, 1901; PICCIONI, Essai sur la neutralité perpétuelle. Paris, 1902; FOURGASSIÉ, La neutralité de la Belgique. Paris, 1902; FRAISSE, La situation internationale des pays tributaires du bassin du Congo. Carcassonne, 1904.

(3) FAUCHILLE, p. 417; PICCIONI, p. 96; FOURGASSIÉ, p. 143; FRAISSE, p. 215.

Or, ajoute-t-on, l'annexion du Congo entraînerait des modifications à la constitution internationale de la Belgique. En reconnaissant la Belgique comme nation indépendante et souveraine, les puissances convinrent que son territoire serait renfermé dans des limites précises.

La Belgique, dans les limites indiquées aux articles 1, 2 et 4, formera un État indépendant et perpétuellement neutre (protocoles des 15 novembre 1831 et 19 avril 1839, art. 7). Et cette détermination des limites était une condition même de l'existence du nouveau royaume. L'indépendance de la Belgique ne sera reconnue que dans les conditions et dans les limites résultant des arrangements du 20 janvier 1831 (protocole du 19 février 1831). Dans l'esprit des puissances », conclut M. Fauchille, « la notion d'un État belge ne pouvait donc se concevoir que circonscrit aux frontières qui lui étaient assignées. N'en faut-il pas nécessairement conclure que cet État ne saurait acquérir des colonies, sans méconnaître par cela même les actes qui l'ont constitué? Qu'est-ce, en effet, qu'une colonie, sinon une extension du territoire de la métropole? Si la Belgique pouvait s'emparer d'un territoire hors d'Europe, elle deviendrait sans conteste plus grande que ne l'ont voulue les puissances (1). >

Bien plus, dit-on, les puissances ont, en 1831, exprimé leur volonté d'interdire à la Belgique l'acquisition de colonies.

La Hollande, dont les provinces belges étaient distraites, possédait de vastes colonies, qui lui assuraient des ressources importantes; or, l'une des principales préoccupations des puissances fut précisément de statuer sur le sort de ces possessions d'outre-mer. Elles s'en occupèrent vis-à-vis de la Belgique elle-même. Les bases de séparation du 27 janvier 1831 disaient dans leur article 12 Les habitants de la Belgique jouiront de la navigation et du commerce aux colonies appartenant à la Hollande sur le même pied, avec les mêmes droits et les mêmes avantages que les habitants de la Hollande. En proposant de conserver à la Belgique le commerce des colonies hollandaises, qui avaient si puisamment contribué à sa prospérité, les cinq cours ne reconnaissaient-elles pas implicitement que, dans leur pensée, la Belgique ne pouvait prétendre à des colonies qui lui fussent propres (2)? »

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(') FAUCHILLE, id., Revue générale de droit international public, 1895, p. 424. (2) FAUCHILLE, id., Revue générale de droit international public, 1895, p. 425; FOURGASSIE, id., p. 144.

Et ce n'est point tout. L'on invoque encore la neutralité de la Belgique.

La Belgique, dit-on, est un État perpétuellement neutre. Un pays neutre doit s'abstenir de tout acte qui directement ou indirectement peut l'engager dans un conflit qui ne touche pas d'une manière exclusive à son intégrité territoriale ou à son indépendance. Peut-on admettre dès lors que cet État fasse des annexions, acquière des colonies? Si ces dernières sont attaquées, les puissances garantes n'interviendront pas : elles n'ont promis de faire respecter que le territoire dont il est question dans le traité de garantie. L'État neutre abandonnera-t-il ses possessions à ceux qui les convoitent? Il manquera alors au premier devoir de la souveraineté, qui est la protection contre les ennemis du dehors. Viendra-t-il au secours de ses colonies? Il se battra pour autre chose que la défense de son territoire garanti et violera manifestement sa neutralité (1).

Ainsi, Messieurs, la Belgique n'a aucun droit sur le Congo; elle ne pourra recueillir le prix de ses trente années de luttes et d'efforts, que si les cinq grandes puissances qui prétendent l'avoir créée, veulent bien y consentir. Si la théorie dont je viens de vous faire connaître les grandes lignes est vraie, la Belgique n'est pas indépendante, comme elle s'est orgueilleusement plu à le proclamer, elle n'a que l'apparence fragile d'une nation souveraine et libre; elle n'a combattu pour échapper à la domination hollandaise que pour se soumettre à la tutelle, plus lourde encore, de l'Europe; elle a voulu la liberté et se trouverait aujourd'hui prisonnière perpétuelle des grandes puissances qui veillent attentivement sur sa neutralité.

La conférence de Londres, les cinq grandes et hautaines puissances qui prétendaient décider de la destinée de l'Europe entière, que leur devons-nous? Quelle part ont-elles réellement prise daus la constitution de cette Belgique qui, depuis trois quarts de siècle, n'a compté que sur ses propres forces pour vivre et pour grandir? Par qui ont été déchirés les traités de 1814 et 1815? Sont-ce leurs auteurs qui, reconnaissant leur vanité, les ont détruits de leurs propres mains?

(1) DESPAGNET, il., p. 780; FAUCHILLE, id., p. 427; FOURGASSIE, id., p. 144; PiccIONI, id., p. 95; FRAISSE, id., p. 219.

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