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DE L'AUTORITÉ ET DE L'EXÉCUTION

DES JUGEMENTS ÉTRANGERS EN FRANCE,

PAR

P. de PAEPE,

Conseiller honoraire à la Cour de cassation de Belgique,

Membre de la Commission permanente instituée par le gouvernement
pour l'examen des questions de droit international privé.

Troisième et dernier article (1).

SOMMAIRE :

38. Les jugements prononcés sur l'état et la capacité des étrangers par les juges de leur pays ont l'autorité de la chose jugée en France, sans exequatur.

39. Mais sans exequatur, ils n'y ont pas la force exécutoire.

40. Ils ne peuvent l'obtenir s'ils sont contraires à l'ordre public;

41. Et s'ils ne satisfont aux autres conditions exigées à cet effet des jugements étrangers.

42. Les jugements étrangers qui ont statué sur l'état et la capacité des Français sont-ils non avenus en France?

43. Les jugements étrangers, s'ils ne sont que des actes de juridiction gracieuse ou volontaire, ont aussi par eux-mêmes l'autorité de la chose jugée, mais non la force exécutoire.

44. Les tribunaux civils peuvent rendre exécutoires les jugements étrangers répressifs, en tant que ceux-ci prononcent des condamnations civiles.

45. Ils sont seuls compétents pour rendre exécutoires les décisions rendues par les juges étrangers en matière commerciale;

46. Et notamment en matière de faillite.

47. Le jugement étranger homologuant un concordat doit être revêtu de l'exequatur, même à l'égard des créanciers qui ont adhéré au concordat.

48. Au cas d'arbitrage forcé, les sentences arbitrales étrangères, étant de véritables jugements, sont sujettes à revision. Il en est autrement de l'arbitrage volontaire.

49. Les sentences arbitrales étrangères sont celles qui ont été prononcées en pays étranger, quelle que soit la nationalité des parties ou des arbitres.

50. Elles peuvent être rendues exécutoires par le président du tribunal de 1re instance du lieu où l'exécution en est poursuivie.

51. Il n'est pas nécessaire qu'elles l'aient été d'abord dans le pays où elles ont été prononcées.

52. Le président du lieu de l'exécution est compétent même si la sentence a été rendue exécutoire en pays étranger par un tribunal entier.

(1) Voir plus haut, p. 181.

53. Examen de l'opinion contraire, défendue notamment par M. Lainé, qui assimile les sentences arbitrales aux jugements.

54. Vérifications à faire par le président avant d'accorder l'exequatur.

55. Voies de recours contre son ordonnance.

38. Les décisions prononcées par les juges étrangers sur l'état et la capacité de leurs sujets, doivent-elles être rendues exécutoires en France, comme les autres jugements étrangers?

Suivant Merlin (1), pas plus que l'article 121 de l'ordonnance de 1629 (2), l'article 546 du code de procédure civile ne distingue entre les diverses espèces de jugements étrangers. « Le grand principe de l'ancien droit civil, dit-il, ou plutôt le principe éternel du droit des gens, auquel l'article 546 du code de procédure civile n'a fait que donner une nouvelle sanction, est trop général pour ne pas s'appliquer aux jugements rendus sur des questions d'État, comme aux jugements rendus sur

d'autres matières. »

Felix (3) et Chauveau (4) professent la même opinion.

La cour de Paris s'est prononcée dans ce sens par un arrêt du 18 septembre 1833 (5), et la cour de Pau, par un arrêt du 17 janvier 1872 (6). On lit dans ce dernier arrêt que la règle consacrée par les articles 2123 du code civil et 546 du code de procédure civile « est absolue; qu'elle ne comporte aucune distinction, ni de personnes, ni de matières, puisant son unique raison d'être dans l'extranéité du pouvoir qui a statué; que les textes qui l'ont formulée sont conçus en termes généraux; qu'elle est, par conséquent, applicable aux jugements concernant des étrangers, comme à ceux concernant des nationaux, aux décisions relatives à des questions d'état, comme à toutes les autres; que, sur ce dernier point, en particulier, s'il est constant que l'état d'une personne est régi par la loi de sa nation, et si la conséquence en est que les tribunaux français doivent, le cas échéant, juger d'après les lois étrangères les questions relatives à l'état des étrangers, il ne s'ensuit pas qu'ils doivent nécessai

(1) Rép., v° Faillite et banqueroute, sect. II, § 11, article 10.

(*) Voir la critique de cette opinion supra, no 4.

(3) N° 365. Son annotateur, Demangeat, dit : « M. Fœlix nous parait aller beaucoup trop loin dans ce no 365. »

() Questions sur CARRÉ, 1899, 2o.

(5) DALLOZ, Rép., vo Droit civil, no 465, 2o.

(6) Sirey, 1872, II, 233; Dalloz pér., 1875, II, 193. Voir sur cet arrêt nos Études sur la compétence civile à l'égard des étrangers, 7o étude, no 14.

rement accepter le jugement que les tribunaux étrangers ont porté sur cet état, ni moins encore que ces jugements aient par eux-mêmes, en France, l'autorité de la chose jugée

D.

Mais aujourd'hui, la doctrine et la jurisprudence déduisent avec raison de ce que l'état et la capacité des étrangers sont régis par leur loi nationale, que les jugements étrangers qui fixent ou modifient l'état ou la capacité d'un sujet de leur pays ont le même effet en France que dans le pays où ils ont été rendus, sans qu'il soit nécessaire de les faire au préalable déclarer exécutoires par un tribunal français (1). Cette conséquence est à tort contestée par Garsonnet (2) et Laurent (3). Elle était déjà admise dans l'ancienne jurisprudence (*).

Dans un arrêt du 28 février 1860 (5), la Cour de cassation dit que l'étranger, dont le mariage a été légalement dissous dans son pays, soit par le divorce, soit par toute autre cause, a acquis définitivement sa liberté, et porte avec lui cette liberté partout où il voudra résider. Notons que quand cet arrêt a été rendu, le divorce n'était pas encore autorisé en France.

Dans un arrêt du 6 juillet 1868 (6), elle dit « qu'aux termes de l'article 3 C. nap., les lois qui règlent la capacité des personnes régissent le Français en quelque pays qu'il réside; qu'il en est évidemment de même des jugements qui, par application des lois, constatent les modifications plus ou moins profondes que peut subir la capacité des personnes ». Et elle conclut que l'incapacité résultant de la nomination du conseil judiciaire donné en France à Eugène de TalleyrandPérigord était opposable même aux sujets anglais et pour des engagements contractés à Londres ».

Par un arrêt du 21 mai 1885 (7), la cour d'appel de Paris décide qu'un jugement du tribunal de Bergheim qui a pourvu d'un conseil judiciaire

(1) VINCENT et PÉNAUD, v° Jugement étranger, no 66 et suiv.; FUZIER-Herman, Rép., vo Jugement étranger, no 44; Chose jugée, no 1474; LACOSTE, De la chose jugée, n° 1469; AUDINET, Principes élémentaires de droit international privé, no 472, p. 349; MOREAU, Effets internationaux des jugements en matière civile, no 40 et suiv. Nos Études sur la compétence civile à l'égard des étrangers, 7o étude, no 14.

(2) Garsonnet, Traité de procédure civile, 1897, t. VII, p. 183, no 1435.

(5) LAURENT, Droit civil international, VI, no 90.

(4) Voir supra no 4.

(*) SIREY, 1860, I, 210; DALLOZ pér., 1860, I, 57.

(") SIREY, 1868, I, 325; DALLOZ pér., 1869, I, 267. (*) DALLOZ pér., 1886, II, 14.

Oppenheim, de nationalité allemande, doit, en tant qu'il régit l'état et la capacité de celui-ci a produire ses effets en France, indépendamment de toute publicité spéciale et de tout ordre d'exécution émanant d'un tribunal français ».

De même, par un jugement très bien motivé du 26 décembre 1882 (1), le tribunal de la Seine décide qu'il n'y a pas lieu de revêtir de l'exequatur une décision étrangère conférant un conseil à un prodigue. Il dit < qu'en vertu du principe posé par l'article 3, § 3 du code civil, l'état de l'étranger en France est régi par son statut personnel; que, par suite, sa capacité ne peut être, sur le territoire français, différente de celle qui a été fixée par la juridiction de la nation à laquelle il appartient, et qui, seule d'ailleurs, a compétence pour statuer à cet égard; que, dès lors, les décisions du juge dont il relève, qui modifient sa capacité, lui sont nécessairement et de plein droit applicables en France, comme le serait la loi en vertu de laquelle elles ont été rendues; que, d'autre part, ces décisions ne sont pas de nature par elles-mêmes à donner lieu à des actes d'exécution dans le sens de l'article 546 du code de procédure civile ».

Par un arrêt du 25 avril 1885 (2), la cour d'appel de Naucy, confir mant un jugement du tribunal de Nancy, dont elle adopte les motifs, décide que le tuteur étranger, investi dans son pays de l'administration des biens d'un mineur, lui-même étranger, a qualité pour agir en France, même contre des Français, sans être tenu de faire préalablement déclarer exécutoire la délibération du conseil de famille qui, suivant la loi du pays où elle a été prise, lui a conféré ces fonctions.

Par un jugement du 27 janvier 1885 (3), le tribunal civil de la Seine décide que le jugement qui consacre un changement de nom patronymique, ne comportant pas d'exécution forcée, peut servir de base à une demande judiciaire, sans qu'il soit nécessaire de le faire, au préalable, déclarer exécutoire en France.

Si des étrangers se sont mariés en France et que leur divorce soit prononcé par un jugement étranger, l'officier de l'état civil peut en faire mention en marge de l'acte de mariage, sans qu'il soit nécessaire d'en demander l'exequatur (4). Si l'officier de l'état civil s'y refuse et qu'une

(1) CLUNET, 1883, p. 51. Voir dans le même sens un jugement du 3 avril 1883 (CLUNET, 1883, p. 515), du 28 mars 1893 (CLUNET, 1893, p. 860), et du 30 juin 1884 (CLUNET, 1895, p. 103).

(2) DALLOZ pér., 1886, II, 131.

(3) CLUNET, 1885, p. 443.

(4) CLUNET, Questions et solutions pratiques, 1892, p. 644-645.

action soit intentée contre lui pour l'y contraindre, il sera condamné à le faire, sans qu'il soit nécessaire de revêtir le jugement étranger de la formule exécutoire.

C'est donc avec raison que dans un arrêt du 3 mai 1897 (1), la cour de Riom dit qu'il est universellement reconnu que les jugements rendus par les tribunaux étrangers entre étrangers qui tranchent des questions relatives à l'état des personnes, peuvent être invoqués en France sans être revêtus de l'exequatur ».

Aubry et Rau (2) font exception à la règle quand le Français auquel on oppose le jugement étranger a agi de bonne foi, dans l'ignorance de l'existence de ce jugement et des faits sur lesquels il est fondé.

Cette exception a été admise par un jugement du tribunal de la Seine, du 5 avril 1895 (3). Ce jugement décide que la modification apportée à l'état ou à la capacité d'un étranger par une décision judiciaire étrangère n'est pas opposable aux Français qui ont traité avec lui, lorsqu'ils ont pu légitimement ignorer l'existence de son incapacité.

Mais cette exception au principe de l'exterritorialité des jugements étrangers réglant l'état et la capacité des personnes n'a aucune base dans la loi; aussi est-elle fortement contestée (4). L'application de ce principe ne devrait être écartée que s'il était clairement établi que le jugement étranger a été obtenu par dol, par des manoeuvres frauduleuses (5). Fraus omnia rumpit.

L'autorité de la chose jugée reconnue en France aux jugements étrangers n'est que celle que la loi française attribue aux jugements, qu'elle limite aux parties entre lesquelles ils sont intervenus. Cette limitation, consacrée par l'article 1351 du code civil, est d'ordre public. Si donc, suivant la législation du pays où il a été prononcé, le jugement règle l'état ou la capacité erga omnes, à l'égard de tous, son autorité ne s'étendra pas en France à l'égard des tiers (6).

L'exterritorialité des jugements étrangers sur l'état ou la capacité des

(1) Clunet, 1898, p. 138.

(2) § 31, t. I, p. 95-96.

(3) CLUNET, 1895, p. 607.

(*) Voir pos Études sur la compétence civile à l'égard des étrangers, 7o étude, no 15 in fine. LACOSTE, op. cit., n° 1472; FUZIER-HERMAN, Rép., v° Jugement étranger, no 46; LAURENT, Droit civil international, t. VI, no 91 et suiv.

(5) Paris, arrêts du 4 mars 1890 (CLUNET, 1891, p. 205), et du 12 mars 1903 CLUNET, 1903, p. 841).

(6) MOREAU, op. cit., no 46bis.

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