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Il n'est pas besoin de dire que dans Corneille la connaissance du cœur humain était déjà fort grande, n'y ayant aucun génie littéraire qui puisse s'en passer; mais voici que le roman lui-même, après s'être contenté longtemps d'imagination, de fantaisie et d'esprit, sans abandonner son ancienne forme, s'avise, pour donner quelque solidité à ses personnages imaginaires, de couler en eux pour ainsi dire la substance des personnages réels qu'il rencontre autour de lui; et cela le force à les observer, et c'est la littérature d'observation qui commence. Mlle de Scudéry est la transition naturelle et vraie et qui n'est pas une formule ou un expédient d'exposition imaginé par un historien littéraire, du roman de La Calprenède au roman de Mme de La Fayette.

CHAPITRE IX

MORALISTES ET CHRONIQUEURS
DU MILIEU DU SIÈCLE

Et en effet il faut bien savoir que la littérature d'observation, celle de Racine, Molière, La Fontaine et La Bruyère, n'est point née tout d'un coup, mais a été longuement préparée par un certain nombre d'esprits moins imaginatifs qu'observateurs qui ont frayé les voies à cette littérature et surtout prédisposé les esprits à la recevoir. C'est vers 1650 que brillent à la fois dans le monde Pascal d'abord, ou, si cet ouvrage n'est pas de Pascal, l'auteur du Discours sur les Passions de l'amour, et ensuite le chevalier de Méré, La Rochefoucauld, le cardinal de Retz, esprits de très différents degrés, mais tous obser

vateurs très pénétrants des mœurs et des caractères des hommes; c'est à cette époque que Mme de Sévigné commence à écrire ses lettres qui furent presque autant lues manuscrites qu'elles le furent imprimées un siècle environ plus tard. Ainsi se forma une « société », dans le sens restreint que le mot avait alors, très différente de celie de 1630, beaucoup moins romanesque, beaucoup moins emphatique, beaucoup moins poétique même dans une certaine acception du mot, très amoureuse de vérité, de raison et de naturel. C'est cette société qui créa le goût qui régna jusqu'au commencement du XVIIIe siècle.

Le chevalier de Méré, à la vérité, était encore bien précieux, tout en détestant Voiture. C'était à l'homme du monde, au parfait mondain et à ce que le mondain devait être pour être parfait que le chevalier de Méré rapportait toutes ses pensées et ramenait toutes ses doctrines. Il n'a pas laissé par conséquent de côtoyer souvent le ridicule et même d'y entrer quelquefois; mais il a des observations justes qui font songer déjà à celles de La Rochefoucauld, même par le ton. Il ne lui a manqué qu'un peu de finesse pour être un moraliste très distingué, qu'un peu de force pour être un « géomètre » de marque, qu'un peu de netteté pour être un très bon écrivain. Il avait en lui les commencements de beaucoup de choses excellentes, et après tout n'oublions pas qu'il a été pris presque au sérieux par Pascal et que La Rochefoucauld lui a parlé à cœur ouvert avec condescendance. Ce demi homme de talent apportait avec lui quelque chose d'assez nouveau qui devait se développer chez d'autres.

La Rochefoucauld fut le grand initiateur en études morales. De regard très pénétrant, d'esprit très délié, quoique trop systématique, ayant dans son style, ce qui

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n'arrive pas toujours, l'instrument même qu'il fallait à son esprit, «< il habitua ses contemporains à penser, comme dit Voltaire, et à renfermer leurs pensées dans un tour juste, précis et délicat ». On sera toujours indigné qu'il n'ait voulu voir dans l'humanité que l'égoïsme, forcé de reconnaître qu'il a raison quand on le lit, et furieux de lui donner raison. Ce qui reste, tout compte fait, de son ouvrage, et tout système écarté, c'est une analyse infiniment vi goureuse des vertus et des vices humains, qui suppose des milliers d'observations exactes et approfondies et qui les résume en petites notes précises, pleines et lumineuses. C'est une merveille qu'on ait écrit d'une façon si concise et si claire du temps de Mlle de Scudéry. Mais le temps ne fait rien à l'affaire en ces sortes de choses.

Le cardinal de Retz, qui fut un grand ami de La Rochefoucauld et qui a fait de lui un portrait assez sévère, ce qui n'est pas contradictoire, n'a eu aucune influence par ses écrits sur ses contemporains, puisque ses Mémoires n'ont paru qu'en 1717, mais a dû en avoir une très grande par son commerce, tant il a été mêlé au siècle de toutes façons, et tant ses illustres amis La Rochefoucauld, Mme de La Fayette, Mme de Sévigné témoignent mille fois qu'ils l'ont profondément admiré. Dans sa jeunesse, un ouvrage de lui sur la Conjuration de Fiesque avait couru manuscrit et avait fait dire à Richelieu : « Voilà un dangereux esprit. » Dans ses mémoires fameux, il montra « une touche vive, familière et négligée », comme dit Sainte-Beuve, « une grandeur et impétuosité de génie et une inégalité, comme dit Voltaire, qui sont l'image de sa conduite ». Il y a à la fois dans ces mémoires des portraits à la La Bruyère (comme ceux de la Reine, de Gaston d'Orléans, du prince de Condé, de Turenne, de

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