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se plia aux rigueurs des fameuses règles à partir du moment où Corneille s'y soumit lui-même. C'était un homme très pauvre et très digne, qui supportait la gêne avec une philosophie très douce et qui ne se doutait même pas de l'art de se pousser dans le monde. Il fut cependant de l'Académie. Il faut se le figurer à peu près comme le Ducis du XVIIe siècle, avec un peu moins de talent.

Rotrou avait presque du génie. Il était doué d'une très vive imagination et avait de l'originalité dans l'esprit. Il faut bien savoir qu'il n'a fait des tragédies distinguées qu'après les premiers succès de Corneille, et voilà à quoi servent les dates en histoire littéraire; mais encore, de tous ceux dont Corneille a suscité l'émulation, il est le seul chez qui Corneille ait suscité du génie. Avant 1630, il avait donné quelques tragi-comédies. En 1646 et 1647, il fit représenter coup sur coup deux tragédies très brillantes, le Saint-Genest et le Venceslas, qui sont vraiment touchantes en même temps qu'elles sortent du cadre ordinaire et conventionnel des tragédies du temps. SaintGenest surtout, tragédie chrétienne, histoire d'un comédien qui devient martyr, est extrêmement intéressante et remue fortement des émotions saines, en même temps qu'elle amuse par une très grande variété de ton, ce qui est assez rare dans les tragédies. Rotrou vénérait Corneille. Dans le Saint-Genest même, il a trouvé moyen de faire une allusion pleine de bon goût et de modestie à son illustre rival. Comme Saint-Genest, l'acteur, cause, avec un personnage, des anciens tragiques, Sophocle, Plaute, Térence, il ajoute qu'il existe un moderne qui les vaut tous, l'auteur des tragédies de Pompée et d'Auguste :

Ces poèmes sans prix où son illustre main

D'un pinceau sans pareil a peint l'esprit romain.

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On connaît la mort héroïque de Rotrou, qui, apprenant que la peste ravageait Dreux, sa ville natale, se hâta de s'y rendre et succomba presque aussitôt au fléau. Cela est partout; mais il serait coupable d'hésiter à reproduire les banalités de ce genre.

Pierre Corneille est le premier homme d'un grand génie qui ait paru sur notre scène, et il est resté l'un des quatre ou cinq grands tragiques de tous les temps. Il se chercha, comme on dit, une dizaine d'années, écrivant des comédies romanesques, comme tous ses contemporains, ou même des comédies bouffes pour lesquelles il avait évidemment un certain penchant. Ces pièces se lisent encore avec plaisir. On y voit très bien que le fond de Corneille, c'était l'imagination dramatique, le don et l'art d'inventer des situations intéressantes et des incidents curieux et de disposer les uns et les autres dans une intrigue savante et habile. En un mot, il était né homme de théâtre, très proche parent de ces dramatistes espagnols si féconds et si ingénieux, que du reste il fréquentait beaucoup, comme presque tous ses contemporains.

Plus tard, il se fit une conception de la grandeur humaine qui devint sa conception de la grandeur tragique. L'exaltation de la volonté, la volonté trouvant, dans l'exercice violent d'elle-même, d'âpres, exquises et sublimes jouissances, pliant les passions sous sa loi, « inclinant l'automate », domptant la sensibilité et les sens, très haut idéal, esquissé fortement par les stoïques, entrevu par les moralistes du XVIe siècle, autour duquel, ne l'oublions pas, les dramatistes antérieurs à Corneille ont tourné en quelque sorte, y touchant quelquefois : telle fût l'âme même du théâtre de Corneille pendant une dizaine d'années, et telle fut sa magnifique originalité

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que, par la force de son génie, il sut faire accepter de ses contemporains.

Car, il faut y songer, non seulement la pensée générale, le tour d'esprit commun n'était pas celui-ci au temps de Corneille; mais il était absolument contraire. Ce qui était l'idéal du temps, c'était « une belle passion », et la doctrine courante était que rien ne rend honnête homme et ne développe en vous toutes les vertus comme une belle passion. Corneille venait dire que les passions, et même les plus belles et les plus pures, la grandeur n'était point de les éprouver ou de les inspirer, mais de les vaincre. De là tout ce théâtre un peu violent, un peu tendu, sentant l'effort, ce qui est assez naturel, puisqu'il est précisément la glorification de l'effort, glissant très facilement vers la déclamation, ce qui est assez naturel, puisqu'on ne peut pas s'exciter à l'héroïsme sans une certaine emphase dans le geste et dans la parole, même intérieure; mais énergique, puissant, qui nous « enlève », comme a dit Mme de Sévigné, c'est-à-dire qui nous persuade à chaque instant que nous pouvons échapper aux bassesses et même aux médiocrités de notre nature; enfin celui qui a donné aux hommes la plus grande impression de grandeur humaine qu'ils aient jamais pu recevoir.

Plus tard, ses deux facultés essentielles, ingéniosité technique et exaltation de la volonté humaine, devenant des procédés, il a écrit une foule de pièces d'intrigue très complexe et laborieuse et où les caractères s'évanouissent en quelque sorte dans cette tension invraisemblable et inutile de la volonté s'exerçant uniquement pour le plaisir de se voir agir. Dès lors, de très beaux vers encore et souvent même de très belles pages, mais peu d'intérêt, d'une part parce que toutes les forces de l'esprit

du spectateur sont occupées à suivre et à ne point perdre le fil ondoyant et ténu de l'action; d'autre part, parce que nous n'avons plus décidément devant nous des hommes, mais des abstractions d'une subtilité sublime.

Cela fait comme trois périodes dans la carrière de Corneille. Dans la première, qui va de Clitandre à Médée, nous relevons la Veuve, la Galerie du Palais, la Place Royale, l'Illusion; dans la seconde : le Cid, Horace, Cinna, Polyeucte, la Mort de Pompée, Nicomède, Sertorius; dans la troisième : Sophonisbe, Edipe, Othon, Pulchérie, qui contient encore des morceaux admirables, Suréna.

Au milieu même de sa carrière tragique, Corneille n'avait pas oublié la comédie, et il avait donné le Menteur et la Suite du Menteur. Notons encore que son infatigable génie avait, en se jouant, écrit trois actes de Psyché, où sont les plus tendres et les plus charmants vers d'amour qui aient été écrits au XVIIe siècle.

Et n'oublions pas enfin, ce qu'on perd de vue quelquefois, que Corneille compte et hautement parmi les poètes lyriques du XVIIe siècle. Sans compter les très belles strophes du Cid et de Polyeucte, l'Imitation de JésusChrist, paraphrasée en vers par Pierre Corneille, est pleine de stances d'une extrême beauté, qui ne le cèdent en rien à ce que Malherbe a fait de meilleur. Nous n'avons rien cité de ses tragédies qui sont dans toutes les mains, mais l'Imitation est moins répandue. Voici ce qu'on peut y trouver :

Où sont tous ces docteurs qu'une foule si grande
Rendait aux yeux du monde autrefois si fameux ?
Un autre tient leur place, un autre a leur prébende,
Sans qu'aucun nous demande

Un souvenir pour eux.

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