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multiplia ses œuvres de toute espèce avec une merveilleuse activité et une étonnante ignorance de ce que c'est que la vieillesse.

Au théâtre, il donnait Octave, les Scythes, les Guèbres, Sophonisbe, les Pélopides, Irène, tragédies; le Droit du Seigneur, le Dépositaire, comédies; comme poèmes, il composait la Pucelle, épopée burlesque qui lui attira autant de tribulations pendant sa vie que d'exécrations, assez méritées, après sa mort; le Désastre de Lisbonne, les Satires, si jolies, dont l'une (le Pauvre Diable) est un chef-d'œuvre, les Épitres, d'un tour si heureux et d'une bonne grâce si spirituelle (à mon Vaisseau, à Horace, à Boileau, à l'auteur des « Trois imposteurs », les Contes en vers, une multitude d'épigrammes, de madrigaux, de billets en vers, de pièces de circonstance.

En prose, plus infatigable encore, il jetait par le monde. l'Histoire de Pierre le Grand, le Siècle de Louis XIV, qui en même temps qu'une histoire politique est une histoire des institutions, une histoire des mœurs et une excellente histoire littéraire; les Romans et Contes en prose (Zadig et Candide que nous avons déjà nommés, et l'Ingénu et la Princesse de Babylone, et l'Homme aux quarante écus, etc.); le Dictionnaire philosophique, où est condensée toute sa pensée philosophique, morale, politique et surtout anti-religieuse; le Commentaire sur Corneille, excellent livre de critique, un peu sévère, mais extrêmement judicieux et où tout le monde a beaucoup à apprendre; des mémoires judiciaires sur de grandes injustices juridiques à réparer, mémoire pour Calas, pour Sirven, pour le chevalier de La Barre, pour le comte de Lally, pour les serfs du Jura; enfin cette immense Correspondance où tout le siècle littéraire, et même politique, et

même moral et économique se reflète, et qui, ne fût-ce que par la manière dont elle est écrite, est une suite presque ininterrompue de petits chefs-d'œuvre.

Cette dernière partie de la carrière littéraire de Voltaire est la plus belle et celle où son œuvre est la plus solide, la plus sérieuse et la plus forte. Il continue, à la vérité, et sans l'adoucir, sa lutte contre l'esprit religieux en général et la religion chrétienne en particulier; mais il tient ferme pour le Déisme et combat énergiquement les ultra de son propre parti, les Helvétius et les d'Holbach; de plus, il s'intéresse plus qu'il n'avait fait aux questions pratiques, les seules peut-être, car il avait la vue très nette et le bon sens ferme, auxquelles il aurait dû s'appliquer : réformes de législation, de finances, d'économie politique, d'administration, de mœurs.

Cette œuvre particulière dans la grande œuvre de Voltaire, trop peu remarquée de nos jours, très remarquée en son temps et qui, avec Montesquieu, a inspiré le meilleur de la Révolution française, comme Rousseau en a inspiré le reste, se trouve pour ainsi dire résumée dans une sorte de manifeste écrit par Voltaire à l'avènement de Louis XVI et intitulé Éloge historique de la Raison. C'est la Raison qui parle, c'est-à-dire c'est la Raison que Voltaire fait parler, ou plutôt c'est la Raison qui fait parler Voltaire :

« Les lois vont être uniformes... Les doubles emplois, les dépenses superflues vont être retranchés... On va ré partir aux indigents qui travaillent les biens immenses de certains oisifs qui ont fait vœu de pauvreté... Les mariages de cent mille familles utiles à l'État [protestants] ne seront plus réputés concubinages et les enfants déclarés bâtards par l'État... Les petites fautes ne seront plus punies comme de grands crimes; une loi barbare ne fera

plus périr dans les flammes des enfants indiscrets et imprudents [sacrilèges] comme s'ils avaient assassiné leur père et leur mère... La torture inventée autrefois par les voleurs de grands chemins ne sera plus en usage... Il n'y aura plus deux puissances [temporelle, spirituelle], parce qu'il ne peut en exister qu'une, celle du roi et de la Loi dans une monarchie, celle de la nation dans une république... C'est en ce temps qu'on a osé demander justice aux lois contre des lois qui avaient condamné la vertu au supplice et cette justice a été quelquefois obtenue. Enfin, on a osé prononcer le mot de tolérance. »

C'est dans ces pensées pleines de haut bon sens pratique, en même temps que dans une activité prodigieuse qui s'appliquait au théâtre comme au dictionnaire de la langue française, et à la législation comme à l'administration des vastes domaines de Ferney, que s'écoula la longue vieillesse de Voltaire. Il put dire en mourant, avec un peu d'exagération : « J'ai plus fait en mon temps que Luther et Calvin »; mais avec une pleine vérité : « J'ai fait un peu de bien, c'est mon meilleur ouvrage »; et il oubliait le mal; mais c'est toujours ce qu'on oublie quand on se rend justice.

On peut grouper autour de lui quelques poètes, quelques moralistes et quelques critiques qui se rattachent naturellement à lui, soit comme amis, soit comme alliés spirituels, soit comme disciples. Duclos, dont la réputation a dépassé le mérite, fut un très grand personnage dans son temps. Cela tenait à son esprit de conversation, et lui-même disait : « Mon talent, à moi, c'est l'esprit »> ; mais de ce talent particulier, il ne nous reste rien. Ce qu'il a écrit est honorable. Son Histoire de Louis XI, très peu documentée, peut se lire avec plaisir; ses Considéra

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tions sur les mœurs sont bien vides, quelquefois assez piquantes, toujours de fort bon sens; ses romans ne peuvent avoir eu d'intérêt que pour les hommes de son temps et je doute encore qu'ils en aient eu; ses Considé

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D'après le dessin de N.-E. Cochin (1763).

rations sur l'Italie, où il s'est montré homme d'État pour se dispenser d'être dilettante, n'auront jamais pour bon effet que de ramener aux charmantes Lettres d'Italie, du Président de Brosses. Duclos fut un homme très adroit, qui eut surtout le talent, tantôt de faire croire à son talent,

tantôt de faire oublier qu'il en avait peu. Il y faut beaucoup d'habileté et Duclos fut un grand diplomate dans son fauteuil de secrétaire perpétuel de l'Académie française.

Grimm, qui fut son ami, avait un peu plus de valeur. Il était de très grand bon sens, et sa Correspondance avec plusieurs souverains des cours du Nord est une œuvre historique et surtout critique très analogue à la collection des Lundis de Sainte-Beuve. Il est vrai que Diderot y mit plusieurs fois la main. Mais Grimm par lui-même, tous les témoignages du temps le confirment, avait beaucoup d'esprit et une solidité de jugement peu commune, et on peut lui attribuer, dans l'incertitude où l'on est de l'étendue de la collaboration de Diderot, même les meilleures parties de la correspondance. C'est un monument d'histoire littéraire absolument inappréciable.

Quelques poètes s'essayaient à marcher sur les traces de Voltaire au théâtre et prolongeaient le règne, déjà déclinant, de la tragédie. Tel de Belloy, après quelques tentatives de tragédie, conformes aux habitudes du temps, • Titus, Zelmire, voulut, comme Voltaire dans Adélaïde Du Guesclin, établir ou ressusciter la tragédie nationale avec le Siège de Calais, et réussit, partie par les sentiments patriotiques qu'il évoquait, partie par un mérite littéraire qui, sans être supérieur, n'est pas niable.

Tel Saurin, après quelques comédies et tragédies négligeables, donna un Spartacus, qui nous étonnerait un peu, mais dont le succès s'explique, tant il est le modèle même de la tragédie philosophique, sentencieuse et libérale comme Voltaire l'avait rêvée. C'est une tragédie constitutionnelle. Saurin écrivit beaucoup d'autres tragédies, comédies et drames, entre autres Beverley, contre

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