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liers, c'est-à-dire de renouveler son rythme à chaque instant pour modeler son rythme aux choses à exprimer, au lieu de faire entrer les choses dans un rythme une fois adopté, et qui a gagné cette gageure toutes les fois qu'il l'a faite, c'est à savoir tous les jours. Comme poète, nous n'avons personneq ui puisse lui être comparé; comme versificateur, le seul Victor Hugo, par d'autres procédés, a fait preuve d'une maîtrise pareille ou analogue.

Cet homme miraculeux, qui croît en gloire, chez nous au moins, à mesure qu'il s'éloigne de nous dans le temps, était l'homme véritablement le plus modeste et le plus simple qu'on ait vu. Moins « bonhomme » qu'on ne l'a dit et cru, assez piquant et épigrammatique à l'occasion, il n'en était pas moins doux, pacifique, uni, et aussi loin que possible de se croire un génie supérieur. L'insouciance décidément un peu trop forte qu'il avait de la morale dans ses ouvrages et même dans sa vie est la seule ombre qui reste sur sa vie enfantine et sur sa personne, du reste charmante.

Il faut bien savoir que dans ce siècle un peu guindé où il est né et dans cette société qui était loin de partager tous ses goûts, il n'a pas laissé, ce qu'on oublie quelquefois de dire ou de savoir, d'être profondément admiré et presque unanimement goûté. Boileau, tout en lui rendant justice en prose, l'a oublié en vers, et, tout compte fait, a un peu hésité à son égard. Mais Racine, Molière, La Rochefoucauld, Saint-Évremond, Madame de Sévigné, Fénelon l'ont trouvé délicieux et en ont fait leur plus cher entretien. C'est que ce siècle, s'il était guindé, et encore il est exagéré, sinon de le dire, du moins de le répéter, avait du goût, et s'il n'avait pas, ou n'avait plus, ou avait moins, le profond sentiment de la nature qu'avait La Fontaine,

possédait plus que toute autre génération parmi les hommes le sens et le sentiment du beau. La gloire de La Fontaine est peut-être la plus grande et elle est incontestablement la plus vivante de toutes nos gloires littéraires.

Tel est ce groupe de 1660 qu'on a appelé par excellence l'École classique française; qui a fixé la langue pour deux siècles, qui a donné les plus grandes œuvres que nous possédions et qui demeure encore, pour longtemps sans doute, le fond même de l'éducation de notre esprit.

CHAPITRE XII

LA FIN DU SIÈCLE.

La période de 1690 à 1715 ne fut pas aussi brillante que la précédente, mais fut une des plus vivantes, des plus agitées, des plus variées de toute la littérature française. Tout s'y renouvelle, et ceci sans doute est de tous les temps; mais tout s'y renouvelle avec une certaine précipitation, quelque inquiétude même, et c'est le temps ou jamais où l'on aurait pu s'attendre à de l'imprévu.

Pour commencer par la littérature religieuse, celle-ci sans doute « évoluait » moins rapidement que le reste, mais elle-même montrait déjà des changements dans son état; et, sans aller plus loin, que Télémaque soit écrit par un évêque, cela n'aurait pas étonné Camus au commencement du XVIIe siècle, mais cela étonnait à bon droit Bossuet à la fin du XVIIe siècle.

Fénelon, qui du reste est un des plus grands esprits qu'ait produits la France, avait commencé par des missions en Saintonge pour la conversion des protestants et

par une Réfutation du système de Malebranche sur la nature de la grâce. Chargé de l'éducation du duc de Bourgogne, il fit pour lui les Fables en prose, très spirituelles et très aimables et beaucoup plus accommodées à l'enfance que celles de La Fontaine, qui n'a guère songé, quoiqu'il en dise, à écrire pour les enfants; les Dialogues des Morts, petites leçons d'histoire sous forme dramatique dont quelques-unes sont très élevées et où il faut aller chercher les premières indications de la politique de Fénelon; enfin le Télémaque, roman mythologique quant au fond et roman pédagogique quant aux intentions, très gracieux, plein d'une imagination riante et des plus aimables souvenirs de l'antiquité, que nous n'aimons plus, je ne sais pourquoi, mais qui a été le livre le plus lu et goûté peut-être en France pendant un siècle et demi.

Enfin Fénelon se jeta un peu inconsidérément dans l'affaire du Quiétisme, soutint contre Bossuet la théorie de « l'amour pur» de Dieu, avec raison, selon nous, et en tous cas avec le plus admirable talent et la plus bril lante éloquence, fut condamné par le souverain pontife et se soumit. Il reste de cette querelle d'assez mauvais procédés de part et d'autre, qu'on veut oublier, et des monuments de polémique et de dialectique religieuse qu'on prend grand plaisir à lire encore.

Souvenons-nous enfin que cet esprit infiniment actif, qualifié trop sévèrement de chimérique par Louis XIV, a été un politique très avisé, qui dès 1700 aurait voulu, par le rétablissement des États généraux et des États provinciaux, obvier d'une part aux défauts d'une centralisation excessive, d'autre part mettre un frein à l'absolutisme royal. N'oublions pas que, comme critique, dans sa Lettre à l'Académie française, à travers des opinions hasardées,

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il maintenait, avec plus de largeur et d'intelligence compréhensive que Boileau les principes et les lois du bon. goût. C'est un des hommes qui ont le plus pensé, et en ce temps presque tout entier artistique, c'est encore une haute originalité.

Il a peu prêché; cependant quelques sermons de lui, comme le sermon pour la fête de l'Epiphanie, sont d'une forte et brillante imagination; mais surtout ses Lettres spirituelles ou Lettres de direction sont des chefs-d'œuvre de fine psychologie et de tendre et attentive charité.

« C'était, nous dit Saint-Simon, un grand homme maigre, bien fait, pâle, avec un grand nez, des yeux dont le feu et l'esprit sortaient comme un torrent. Sa physionomie rassemblait tous les contraires et les contraires ne s'y combattaient point. Elle avait de la gravité et de la galanterie, du sérieux et de la gaîté; elle sentait également le docteur, l'évêque et le grand seigneur, et ce qui y surnageait, comme dans toute sa personne, c'était la finesse, la décence, et surtout la noblesse. Il fallait faire effort pour cesser de le regarder. » - Son style qui a plus de grâce que de force et que Voltaire a caractérisé méchamment en disant :

J'estime fort votre style flatteur

Et votre prose encor qu'un peu traînante,

a, dit Sainte-Beuve, des grâces naturellement coquettes, qui sans aller jusqu'à la manière sentent déjà quelque amollissement du geste. Il n'est pas impossible que Chateaubriand ait songé à lui dans les Natchez en disant : « Ce qu'il faisait éprouver n'était pas des transports, mais une succession de sentiments paisibles et ineffables. Il y avait dans ses discours je ne sais quelle tranquille harmonie,

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