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soit, qui valût qu'on l'enviat ? Et puis, nous vivons si peu! et puis, à mener les affaires, on risque aujourd'hui sa conscience, le seul de tous les biens qui vaille pour moi quelque prix.

Est-ce ma faute, si je n'ai plus d'illusion sur les hommes d'à présent, et si, dans cette poussière de tous les partis, je cherche en vain quelqu'un qui représente quelque chose? Je l'avouerai, dussé-je blesser la vanité de mes plus illustres contemporains, je n'ai jamais connu un homme, un seul, qui me parût complétement digne d'être mis à la tête du gouvernement de mon pays, les uns faute de génie, et les autres, surtout, faute de vertu.

Il y avait dans tous les personnages qui ont posé devant moi deux sortes d'hommes, l'homme orateur et l'homme politique; j'ai peint l'orateur avec mon goût d'artiste qui peut ne pas être, j'en conviens, du goût de tout le monde et particulièrement du goût des orateurs, race vaniteuse entre toutes les races. J'ai jugé le politique avec ses opinions, quand il en avait.

Voilà dix ans que j'ai commencé à étendre ma toile sur le chevalet et a charger ma palette, et que je continue à peindre sans relâche.

La politique intérieure et extérieure des peuples libres n'est plus aujourd'hui dans les intrigues des cours, mais dans les débats des parlements : peindre les orateurs, c'est écrire l'histoire.

J'ai voulu faire une œuvre sérieuse et qui durât, et qui se liât à l'étude de nos révolutions et à la connaissance exacte et vraie des affaires de mon temps. Ai-je réussi? Je le croirais, que je pourrais me tromper, et, dans tous les cas, ce ne serait pas à moi de le dire.

Tout ce que je puis dire, c'est que je me suis rencontré, pour observer mes modèles, dans les meilleures conditions où jamais un peintre puisse être. J'ai vu, j'ai écouté le général Foy, Benjamin Constant, Manuel, RoyerCollard, Martignac, Casimir Périer, Villèle, de Serre, et, de plus, j'ai entrepris ce que personne en France n'avait entrepris avant moi et ce qui probablement ne se fera plus, j'ai fait venir dans un tombereau et j'ai lu et relu, un à un, toute la charretée de leurs discours.

J'ai vu, seul entre tant de spectateurs étrangers, les acteurs de nos drames politiques s'habiller et se déshabiller dans les coulisses. J'ai assisté, et pas un autre peintre que moi, au jeu muet de leur pantomime; à leurs demi-con-fidences, à ces échanges de gestes, de regards, de sourires, à ces mouvements imperceptibles de dépit, d'embarras, de rougeur, de colère, à ces allées et venues d'aides de camp ministériels, à ces expéditions de billets sous main et sous table, à ces bourdonnements de consignes et de mots d'ordre, à ces changements de front, à ces revirements subits, à ces coups four

rés, à ces ruses de guerre ou de comédie, qui expliquent mieux une situation ou un orateur que tous les discours d'apparat, et qui n'arrivent pas toujours aux oreilles ni aux yeux des spectateurs des tribunes et des sténographes.

Oui, je les connais bien ces orateurs, puisque j'ai vécu, plus que qui que ce soit en France, dans l'intimité de leur vie publique. Mais, d'un autre côté, j'ai muré devant moi le seuil de leur vie privée, et je n'ai même pas voulu la regarder par le trou de la serrure.

Ceux, au surplus, avec qui je suis, ne m'ont point paru, tant s'en faut, aussi contents de leurs portraits, que ceux avec qui je ne suis pas. Ce n'est point, en effet, la louange de nos amis qui nous flatte davantage, c'est celle de nos adversaires, et nous y sommes d'autant plus sensibles, qu'elle nous arrive plus mêlée de blâme et de critique, et qu'elle fait mieux voir par là sa sincérité. Or, la sincérité est la qualité qui nous charme le plus dans les autres, même lorsque nous ne la posséderions pas nous-mêmes.

Nos orateurs savent bien et, d'ailleurs, ils sentent instinctivement que leurs improvisations s'évanouissent comme le son de la parole; que s'ils brillent de l'éclat du soleil à son midi, il leur faut s'aller plonger, à la fin de la journée, derrière l'horizon, dans une nuit sans aurore et sans lendemain ; et ils se retiennent, ils se cramponnent, comme ils peuvent, à cette vie de souvenir et de renommée qui leur échappe de toutes parts.

Qu'importe que, par une complaisance posthume, on ait imprimé avec. luxe les discours du général Foy, de Casimir Périer, de Benjamin Constant et de tant d'autres, si personne n'y touche? On ne lit plus ces orateurs dans leurs œuvres mortes. On ne les lit plus que dans mes portraits.

Sans doute, vivre par lambeaux, par fragments, vivre avec leur nom presque seul, vivre sans leurs œuvres, sans leur parole, c'est à peine vivre pour des orateurs qui ont tant vécu, tant parlé, tant rempli la tribune et la presse du bruit étourdissant de leur personne et de leurs discours. Mais enfin, ce n'est pas mourir tout entier, et ils doivent savoir gré à la main secourable qui entr'ouvre leur tombe et qui laisse glisser sur leur front un rayon de lumière.

Que chacun de ceux qui existent encore et que j'ai peints, s'interroge lui-même; qu'il se regarde dans son miroir et ensuite dans ma portraiture, et qu'il dise, la main sur la conscience, s'il ne se trouve pas ressemblant. C'est à quoi j'ai singulièrement avisé, et il me semble que si j'eusse été moi-même orateur, au risque de ce qui aurait pu m'en arriver, j'aurais voulu être peint par Timon.

DIVISION DE LA MATIÈRE.

L'Eloquence est l'art d'émouvoir et de convaincre.

Cette définition s'applique à tous les genres d'Eloquence.

J'ai dû chercher d'abord les causes qui constituent, dans chaque pays, l'éloquence parlementaire, d'après le caractère de la nation, le génie de la langue, les besoins sociaux et politiques de l'époque, et la physionomie de l'auditoire.

J'ai dit ensuite les modes d'improvisation, de lecture et de récitation, dont se servent les orateurs :

Les professions qui prédisposent à l'Éloquence parlementaire;

Les classifications diverses des orateurs d'après les qualités spéciales de leur esprit, leur tempérament, leurs goûts, leurs précédents;

La puissance de l'improvisation;

Les auxiliaires de l'orateur, tels que le sténographe et le compte rendu;

La tactique générale, ou ce qui est relatif aux mœurs et à la polemique de l'opposition, de la majorité et des ministres;

La tactique particulière des ministres de chaque département;
La diction et le port;

Les préceptes généraux de l'art.

J'ai voulu aussi comparer avec l'Éloquence parlementaire qui fait le fond de mon livre, les divers autres genres d'Eloquence, savoir l'Eloquence de la presse, l'Eloquence de la chaire, l'Eloquence du barreau, l'Eloquence délibérative des conseils d'État, l'Éloquence officielle, l'Eloquence en plein air, l'Eloquence mili

taire.

Les différentes formes que l'Éloquence affecte rassemblent et projettent leurs rayons, pour l'éclairer, sur l'Éloquence parlementaire que j'ai peinte et suivie pendant cinquante années sous la Constituante, dans la personne de Mirabeau; sous la Convention, dans la personne de Danton; sous le Directoire, le Consulat et l'Empire, où elle fut remplacée par l'Éloquence militaire, dans la personne de Napoléon; sous la Restauration, où elle reprit son éclat avec les Manuel, les B. Constant, les Villèle, les Royer-Collard, les de Serre, les Foy et les Martignac; et sous la Révolution de juillet, où elle ne brille pas d'une lumière moins vive dans la parole puissante et animée des Berryer, des Thiers, des Guizot, des Dupin, des Odilon Barrot, des Lamartine.

Préceptes et portraits, il m'a semblé qu'il fallait la réunion de ces deux choses pour bien faire comprendre l'Éloquence, en quelque lieu et en quelque pays qu'elle paraisse, à quelques personnes qu'elle s'adresse et à quelque sujet qu'elle s'applique.

Tel est l'ordre logique que j'ai adopté dans la composition du LIVRE DES ORATEURS.

PREMIÈRE PARTIE.

PRECEPTES.

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