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qu'elles peuvent raisonnablement aller; mais ne demandez dans la pratique que ce que vous pouvez obtenir.

Enfin, songez que vos lois vont faire le bonheur ou le malheur du peuple, le protéger ou l'opprimer, le moraliser ou le corrompre. Parlez donc comme s'il vous écoutait! Parlez comme s'il vous voyait ! Ayez toujours devant vous sa grande et vénérable image!

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LIVRE IL

DES AUTRES GENRES D'ÉLOQUENCE.

CHAPITRE PREMIER.

DE L'ELOQUENCE DE LA PRESSE.

La Presse est-elle le premier ou le quatrième pouvoir de l'État? ques

tion controversée.

Du point de vue des fictions constitutionnelles, la Presse n'est pas même un pouvoir. Du point de vue de la vérité-vraie, la Presse est le premier des pouvoirs.

En effet, qui parle toujours, finit par avoir raison de celui qui ne parle pas toujours.

Qui procure la publicité est maître, en définitive, de celui qui reçoit la publicité.

Il n'y a que le pouvoir qui agit incessamment, c'est-à-dire le Gouvernement, qui puisse lutter à égalité contre le pouvoir qui parle incessamment, c'est-à-dire la Presse.

Aussi, le Gouvernement cherche à introduire le plus de fonctionnaires

qu'il peut dans les Chambres, et la Presse s'efforce d'y faire entrer le plus d'opposants qu'elle peut, à son tour.

De là, le va-et-vient perpétuel du flot politique qui pousse le peuple, tantôt vers l'excès de l'ordre, autrement le despotisme, tantôt vers l'excès de la liberté, autrement l'anarchie.

Tout bien vu, la Puissance exécutive et les deux Chambres, dont l'une est toute de fonctionnaires et l'autre quasi toute de fonctionnaires, flanquées à elles trois de la presse ministérielle, ont bien de la peine à se défendre contre la presse de l'opposition.

Et l'on demande après cela si la Presse serait bien le quatrième pouvoir de l'État, si même elle serait un pouvoir? Vraie dispute de mots. Oui, la Presse est un pouvoir, mais ce pouvoir a plus de force collecde force individuelle; en d'autres termes, il y a, en France du moins, plus de bons orateurs que de bons écrivains.

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Et cependant n'est pas orateur qui veut; est, au contraire, écrivain, bon on mauvais, qui veut.

N'est pas orateur parlementaire qui veut, car il faut payer pour cela, cinq cents francs de contributions assis sur le plus clair d'un beau et bon domaine de ville ou de campagne. Sans doute, Démosthène ou Cicéron, avec un pourpoint percé vers le coude, la sandale aux pieds et la bourse vide, raviraient encore par leur éloquence l'admiration du peuple; mais s'ils osaient se présenter dans un college pour y briguer les suffrages des électeurs, le président les pousserait par les épaules sur les degrés de l'escalier. Car Démosthène et Cicéron pourraient très-bien ne pas payer le cens électoral. Il est défendu à tout Français d'être orateur et de servir son pays à la tribune, s'il ne dépose préalablement une quittance du percepteur, dûment légalisée, qui constate que l'orateur peut mener une vie noble, si cela lui plait, c'est-à-dire une vie d'oisif. Voilà la loi, et n'est-ce pas que c'est une belle et digne loi?

Malgré cela, on ne compte pas moins d'une douzaine d'orateurs dans la Chambre des députés. Admettez que la Chambre soit renouvelée en entier et sans qu'un seul de ces douze orateurs puisse être réélu, vous trouverez facilement à recruter, dans tous les barreaux de France, une seconde douzaine d'orateurs d'à peu près pareille force. Enfin, supposez que l'entrée de la Chambre devienne libre par l'abolition du cens d'éligibilité, vous verriez surgir, de toutes les classes de la so

ciété, une troisième et une quatrième douzaine de nouveaux orateurs. Prenez garde que nous ne faisons pas entrer dans ce compte de cinq ou six douzaines de célébrités parlantes, les orateurs éventuels de vingt à trente ans, de cet âge heureux où l'imagination déploie ses plus riches facultés, où le geste a toutes ses grâces, où la voix de l'homme retentit de tout son éclat. Le nombre des orateurs français, en parlement et hors parlement, est donc considérable.

En est-il de même des grands écrivains politiques? Non. Cependant on n'exige pas pour écrire, comme pour parler, un cens contributif de cinq cents, ni même de deux cents francs. La tribune de l'écrivain est ouverte pendant les trois cent soixante-cinq jours de l'année. Qui que ce soit peut y monter, mineur ou majeur, riche ou pauvre, infirme, sourd, aveugle même. On ne lui demande pas ce qu'il paye, ce qu'il fait, ce qu'il est. On ne voit pas les gendarmes foncer, le sabre à la main, dans son domicile, et l'en expulser pour cause d'indignité, comme ils empoignèrent Manuel sur les marches de la tribune. On ne lui impose pas la contrainte électorale ou parlementaire d'un serment absurde. On ne le force pas à se renfermer dans ces formules oratoires qui masquent la pensée et qui ôtent à la parole humaine, la liberté hardie et la vivacité de son allure. Gros livres, légers pamphlets, journaux, revues, feuilletons, il peut affecter toutes les formes et parler tous les langages. Qu'il soit bref ou long, pompeux ou simple, grave ou railleur, poétique ou logicien, véhément ou tempéré, roide ou souple, amer ou gracieux, on ne lui demande pas compte du caprice de ses couleurs, pourvu qu'elles saisissent les yeux et qu'elles peignent la vérité.

D'où vient donc qu'il y a si peu de bons écrivains et qu'il y a tant de bons orateurs?

C'est que l'art d'écrire est un si grand art, un art qui demande tant de travail, de si fortes études, une patience et une assiduité si merveilleuses! Il faut aussi beaucoup plus de courage pour écrire que pour parler; car les foudres du réquisitoire pendent sur les hardiesses de l'écrivain, tandis que l'orateur se réfugie sous l'abri de son irresponsabilité parlementaire.

Que la parole de l'orateur ait un certain goût de terroir; qu'elle soit simple jusqu'à la négligence, ou travaillée jusqu'à l'enflure; qu'elle manque de précision, de nerf et de grâce, ces défauts s'effacent dans la chaleur ou l'éclat du débit. L'auditeur est indulgent, le lecteur est sévère.

L'auditeur se laisse surprendre par le charme d'un organe flatteur et sonore, d'une pose noble, d'une physionomie vive et animée; il va luimême au-devant de l'illusion; il sent ses nerfs tressaillir, il s'émeut, il se passionne, il s'indigne, il s'attendrit; il monte sur la scène, il s'introduit dans le drame; il s'incline ou se redresse sous la puissance de l'orateur; il lui livre sans réflexion toutes les facultés de son âme; il se met à découvert, à nu devant lui; il s'offre à ses coups, il se pénètre des traits qu'on lui lance, et lorsqu'un orateur trouve son auditoire en veine, il peut produire de très-grands effets avec des mots presque sans suite, mais bien dits et adroitement placés.

Mais faites ensuite l'analyse, faites la lecture à froid de ces discours qui vous ont tant ému, qui vous arrachaient des élans de sympathie et des cris d'admiration, vous ne retrouverez plus ni ordre, ni méthode, ni élégance, ni correction de langage, ni profondeur de pensée, ni vigueur de raisonnement, et vous dites que ce n'est point là ce que vous avez entendu, qu'on a changé les idées et les phrases et qu'on vous a trompé. Non, l'on ne vous a pas trompé, car il faut écouter les orateurs, et non les lire. Est-ce que la sténographie, quelle que puisse être sa fidélité, pourra jamais reproduire le son éclatant de la voix, le feu des regards, la passion, l'action, la pose et le geste? et cependant presque tout l'orateur est là!

Les orateurs ne doivent vivre que par les souvenirs : l'examen de la loupe les tue. Démosthène et Cicéron ont refait, avec un long et prodigieux Jabeur, dans un idiome d'une richesse incomparable pourtant, les admirables harangues que nous avons d'eux. Telles qu'ils les ont prononcées, elles eussent été illisibles. Qui achète, qui feuillette aujourd'hui les discours tant pronés du général Foy? Et y a-t-il, depuis la Révolution de juillet, un seul discours de nos meilleurs improvisateurs, qui puisse soutenir l'épreuve de la lecture?

Cela n'empêche pas que, de notre temps, les plus vains des hommes ne soient les comédiens de tribune, plus vains que les comédiens de profession, plus vains même que les poëtes.

D'ailleurs, tous les grands sujets où puisse éclater l'éloquence, sont aujourd'hui bannis de la discussion parlementaire. Il n'est permis de parler ni de la souveraineté du peuple, ni de l'égalité politique, ni de la liberté de la Presse, ni de la lourdeur des impôts, ni de l'immoralité du

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