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ORATEURS-UTILITAIRES.

JOURNAL DE L'OPPOSITION.

Vive Néodème, qui ne nous a entretenus, tout le long du jour, que de houille et de betteraves! Qu'avons-nous done fait à Néodème pour nous traiter de la sorte? qu'avions-nous besoin d'apprendre comment, dès avant le déluge, les fibrines des arbres carbonisés se sont déposées et accumulées, les unes sur les autres, dans le sein de la terre, ou combien la betterave rouge contient dans ses pulpes, de particules sucrées ?

Néodème est physicien, géologue, métallurgiste, chimiste, alchimiste, agriculteur, littérateur, orateur, et de plus fabricant. Il vous dira tout ce qu'il sait, et il en sait long, mais gràce! il est en posses sion de la tribune, c'est son tour, l'occasion est bonne et il en usera. Grâce! Non, Néodème ne vous fera pas grâce d'un seul détail. Vous voyez les racines avec leurs feuilles, la vapeur qui monte, les marmites qui fument, les rouleaux, les tranchoirs et les séchoirs. Il rape devant vous le précieux tubercule, il en extrait le jus, il le fait bouillir dans les chaudières d'airain. Il vous conduit, d'opération en opération, jusqu'au dernier résidu. Il met en forme les sucres terrés et les raffinés; il les coiffe de papier gris et il ordonne qu'on apporte les balances. Grâce, encore une fois, arrêtons-nous là, Néodéme! nous en savons assez, nous en savons même trop; dites-nous au plus vite la taxe fixe ou proportionnelle que vous voulez qu'on établisse, et finissons-en. Aussi bien, ne voyez-vous pas que vous fatiguez l'audience, et que chacun prend son chapeau et gagne à petit bruit la porte de la salle? Encore, si vous parliez français!

JOURNAL MINISTÉRIEL.

Certes, nous pouvons avouer avec cette impartialité dont nous nous ferons toujours une loi, que l'honorable manufacturier dont il est question, n'est pas trèsversé dans les délicatesses du beau langage; qu'il n'est pas ferré sur les règles de la syntaxe; qu'il a même un débit lourd et traînant; mais c'est un homine spécial, un homme essentiel, un homme positif, un homme solide; un homme qui jouit de la considération la plus distinguée dans sa petite ville et autres lieux; un homme qui a médité profondément sur le minerai et sur les racines, sur les engrais de l'agriculture, sur les procédés de la fabrication et sur l'emploi le plus fructueux de ses capitaux. Néodème a fait un discours comme il faudrait qu'ils fussent tous ou à peu près tous, discours plein de science, nourri de faits, hérissé de calculs, technique et usuel, financier, économique, pratique, politique, patriotique, et qui a captivé pendant deux heures la chambre qui l'écoutait dans le plus religieux silence.

Mais peut-être que, dans l'appréciation morale des caractères, le Compte rendu montre plus d'équité! Voyons.

JOURNAL DE L'OPPOSITION.

JOURNAL MINISTÉRIEL.

Diphile! oh, tout cède, tout ploie sous ce foudre d'éloquence. Avec cela, le plus beau caractère, un génie mâle, une parole austère. Homme simple dans ses mœurs, désintéressé, vertueux, religieux, persévérant, grand patriote. Que d'autres briguent les faveurs d'une popularité mensongère! Diphile brave les factions avec une ame ferme, avec un front serein. I! étouffe, dans leur berceau, les serpents de la sédition. Il combat intrépidement pour l'ordre, pour la religion, pour les lois, pour la paix. Il a, à côté de lui, pour compagnons tous les honnêtes gens; en lui, pour témoi– gnage, sa conscience; devant lui, pour

Diphile a échoué et il a dû échouer, parce que les grandes pensées viennent du cœur, et que Diphile n'a pas de cour, pas d'entrailles, pas de sentiments élevés, pas de véritable amour de la justice et de la patrie. Flatteur assermenté de tous les pouvoirs, Diphile a porté dans tous les camps, les apostasies de sa foi politique et les bariolures de son drapeau. Il a trahi le gouvernement qu'il a servi, pour le gouvernement qu'il sert et qu'il trahira pour le gouvernement qu'il est sur le point de servir. Ennemi dangercux de la liberté, qu'il frappe par derrière; nature molle et fangeuse et de la pire espèce; défenseur de l'ordre par ton, ami de la paix par peur, aristocrate par va-juge, la postérité. nité; courtisan délié, sensuel et avide, corrompu et corrupteur, bas et insolent, par-dessus tout ambitieux; toujours prêt à prendre tous les masques, à pousser dans l'abinie les puissances qui tombent, à épauler les usurpations triomphantes à acheter les autres ou à se vendre soimême tel est Diphile!

Si vous êtes ministériel, le journal ministériel, et j'en dis autant du journal libéral pour les libéraux, vous confiera sa trompette, et il vous permettra d'y souffler de toute la force de vos poumons.

L'analyse même du Compte rendu sera ou trop longue pour un tel hors-d'œuvre, ou trop courte et trop froide pour un tel chef-d'œuvre, et vous lirez le lendemain dans les journaux, ce qui suit :

JOURNAL DE L'OPPOSITION.

JOURNAL MINISTÉRIEL.

Le discours de l'illustre Ergaste a été

La harangue de monsieur Ergaste a été plus assommante encore que de cou-si saisissant, si beau, si logique, si comtume, et nous croyons devoir en épar- plet, si bien enchaîné, qu'il échappe à gner la lecture à nos abonnés. C'est déjà l'analyse, et nous le publions tout entier bien assez qu'elle ait tant fait bàiller la pour l'offrir à l'admiration de nos lecchambre.

teurs.

Allez maintenant chercher une peinture véridique du talent, du caractère et de l'influence de chaque orateur, dans le pour et le contre des Comptes rendus! Le même homme est là un orateur incomparable, ici un barbouilleur de paroles. Là, un héros, ici presque un lâche. Là, un saint, ici un impie. Là, un grand citoyen, ici un séditieux. Là, un royaliste, ici un révolutionnaire. Là, l'assemblée a battu des mains, frémi d'enthousiasme, pleuré d'admiration, ici l'assemblée a ri de pitié, bâillé et décampé. Là, l'orateur a grandi de dix coudées, ici il n'a que la taille d'un nain. Là, on imprime son discours sur six colonnes du journal, ici on n'en dit mot. Enfin là, pour son éloquence, sa vertu et son courage, on le porte en triomphe au ministère, ici pour ses ridicules, son immoralité et sa couardise, on demande qu'il soit noté d'infamie et mis au ban des électeurs.

N'oubliez pas, je vous le répète, que dans ces jugements si contradictoires, il s'agit toujours du même personnage, et concluez!

J'en dirais bien d'autres, si je ne craignais de me brouiller avec messieurs les journalistes de toutes les opinions, que j'honore et que je respecte infiniment, qui ont dit trop de mal de moi, pour que je ne désire point qu'ils n'en disent plus autant, et qui en ont dit aussi trop de bien, pour que je ne désire pas qu'ils n'en disent encore davantage. N'est-ce pas eux, d'ailleurs, qui distribuent ce pain quotidien, ce gâteau léger et feuilleté qu'on appelle la gloire, dont nous sommes si friands nous autres faiseurs de portraits ou d'acrostiches, et vous entendez bien que, pour rien au monde, je n'irais m'aviser de soutenir que tous les journalistes, que plusieurs d'entre eux et même qu'un seul, soient assez absolus, assez tranchants, assez partiaux, pour ne voir dans un orateur, qu'à louer ou qu'à blâmer.

Au surplus, c'est ma faute et je suis un peu cause des péchés de satire

outrée et d'apologie exclusive qui se commettent dans la presse, tous les jours, à cette occasion.

Permettez-moi donc, chers lecteurs, de réciter devant vous mon Con

fiteor.

Je m'accuse du plus profond de mon cœur, et je demande pardon a Dieu et aux hommes, d'avoir inventé le Compte rendu, une si belle chose pourtant! Quand je dis inventé, c'est une façon de parler un peu présomptueuse; car je suis d'un temps et d'un pays où l'on n'invente guère, et c'est aujourd'hui plus que jamais le cas de dire qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil.

CHAPITRE VIII.

DE LA TACTIQUE GÉNÉRALE DE L'OPPOSITION, DE LA MAJORITÉ ET DU MINISTÈRE.

L'étude de la Tactique entre pour beaucoup, j'allais dire pour presque tout, dans les conditions de l'éloquence parlementaire.

Si l'Opposition entend son métier, il faut qu'on supplée par l'art an nombre, et par l'habileté de la stratégie à la brutalité des gros bataillons. Il faut qu'on distribue et qu'on varie les rôles, et qu'on sache qui engagera le combat et sur quel terrain ; comment les troupes s'ébranleront; si l'on fera feu les premiers ou si l'on attendra; quels points seront soutenus, ou quels points abandonnés. Les Temporisateurs, les Questionneurs, les Logiciens, les Pathétiques et les Incisifs doivent se ranger en bataille et donner tour à tour et sans rompre les rangs, sans quitter la ligne. Les batteries cachées doivent être démasquées à propos. Il ne faut pas non plus toujours remettre au lendemain, pour planter son pavillon et compter les morts. Si l'on se sent le plus faible, on s'échelonne sur les ailes du centre, on tiraille, on charge de côté, on simule des attaques, on se retranche, on se défend de poste en poste, tantôt caché, tantôt découvert, jusqu'à ce que la nuit vienne et laisse la victoire indécise. Si l'on se sent le plus fort, il faut s'attacher aux flanes de l'ennemi, le serrer, le mettre sous ses deux genoux et le forcer de s'avouer vaincu,

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