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créatures de la race humaine; et comme ils ne peuvent pas nous dire tout cela commodément de si haut, nous les engageons à descendre de leurs nuages, et à venir, pour quelque temps du moins, habiter la terre. Les Réglementaires invoquent comme des lois, et même ils mettent au-dessus des lois et du bon sens, les précédents capricieux des bureaux et des couloirs, et, parce que la Chambre aura déjà fait une, deux, trois, quatre sottises, ils vous soutiendront qu'elle est absolument dans l'obligation d'en faire une cinquième. Ils vous rappelleront, avec toute la satisfaction d'une mémoire heureuse, que, tel jour de telle année, tel président de telle session, a mis son chapeau sur sa tête d'une certaine façon, ou bien qu'il a commencé l'appel nominal par la lettre a et non par l'y, ce qui est vraiment surprenant. Si les barrières de la Charte sont rompues, et si le ministère envahit le sanctuaire de la légalité, que leur importe? Ils ne sont pas préposés à sa garde. Mais si le président accorde, sans y penser, la parole à l'un après l'avoir promise à l'autre, les Réglementaires s'agiteront sur leurs bancs. Ils seront furieux, hors d'eux-mêmes. Ils l'interpelleront, le poing fermé et la bouche pleine de colère, criant de toute la force de leurs poumons au scandale, et ne voyant pas que c'est eux qui le font. Ils ergoteront pendant des heures entières, avec une contention incroyable d'esprit, sur ce que le Règlement aurait dû contenir, sur l'importance majeure d'une syllabe, sur moins qu'une syllabe, sur un point, un accent, une virgule, et ils se rassoiront tout essoufflés et ruisselants de sueur, sans avoir fait avancer d'un pas la discussion et sans s'être compris eux-mêmes.

Les Phraséologues ne sont sensibles qu'à la musique du discours. Ils brodent sur tous les thèmes le chant de leur prose; ils l'alourdissent, pour qu'elle imite le roulement du tambour; ils la lancent à toute volée, pour qu'elle sonne comme un bourdon de cathédrale; ils la découpent et la juxtaposent, pour que toutes ses notes s'entre-choquent comme des clochettes. Ils taillent leurs paroles, de même que le lapidaire taille les diamants à facettes, se suspendent à leurs pointes et se mirent dans leur eau. Ils sautillent gentiment d'une antithèse à une antithèse. Ils se pâment devant une figure de rhétorique. Ils s'abîment dans la pompe immense d'une période.

Le Phraséologue ne se pique pas de raisonner. Il est vide d'idées, mais il est fourni de mots, et il a étudié leur origine, leurs synonymies

et leurs dérivés, dans les vingt-quatre lettres de l'alphabet. Il sait au bout du doigt le supin et le gérondif de chaque verbe. Il a scalpé la règle des participes et du que retranché. Son style est toujours en grande toilette; il le perle, il le dore, il l'habille à la dernière mode. C'est un fat de grammaire.

Dès que la nuit est venue, le Phraséologue prend mystérieusement congé de ses amis, renvoie sa femme et ses enfants, s'enferme dans son cabinet, et pousse les verrous. Là, à la lueur de deux bougies dont la clarté douteuse redouble le silence du lieu, il fait la répétition générale de son discours. Il range ses phrases avec symétrie, comme un général range ses troupes, et de manière que la tête de l'une ne dépasse point celle de l'autre, et qu'elles marchent toutes ensemble d'un pas uni et cadencé. A mesure qu'elles défilent devant lui, il leur ôte son chapeau et s'incline. Chacune a son nom, son rang, son effet propre, son mirage, son cliquetis. Il les conjoint ou les sépare, les arrête ou les précipite, et leur fait décrire mille sortes d'évolutions. Il les numérote à l'encre rouge, de peur qu'elles ne se démarquent. Il les a toutes dans l'oreille, et en se promenant, de long en large, sur le tapis soyeux et discret de sa chambre, il en fait l'appel et le réappel pour le lendemain. La nuit, sa cervelle en tinte; il les marmotte tout bas avec amour, et sa femme, auprès de laquelle il est couché, croit qu'il est fou ou qu'il se trahit dans son rêve et qu'il nomme une maîtresse.

Le Phraséologue ignore les lois et les affaires. Il n'a jamais ouvert le budget. Il dédaigne les chiffres, la logique, les faits communs et le train vulgaire des choses. Il regarde comme beaucoup trop au-dessous de lui d'étudier l'administration, les finances, l'économie politique. Mais il est très-fort sur la mélopée; il sait ce que c'est que l'onomatopée, le pléonasme, l'euphonie, la métonymie, l'hyperbole, la prosopopée, la protase, la catachrèse, et autres figures de rhétorique à l'usage des Grecs. Il polit, il vernisse, il arrondit sa phrase dans le petit comme dans le grand, et il la fait reluire en bosse. Ce ne sont que fleurs, ornements, découpures et arabesques de style. Au lieu d'accommoder son langage au sujet, il pliera le sujet à son langage, et il devisera sur l'impôt de la mouture, du même ton qu'il proclamerait l'invasion du territoire et les dangers de la patrie. Ne croyez pas qu'il parle pour convaincre, pour émouvoir, pour aider les siens, pour gagner sa cause; il parle unique

ment pour avoir le plaisir de parler, de s'entendre parler. Quelquefois, il tient ses yeux à demi fermés, comme pour se recueillir; il se penche et prête avidement l'oreille aux sons qu'il rend; sa bouche semble les caresser au passage, et l'on dirait qu'il est absorbé dans la contemplation de l'instrument de sa parole. Il bat du pied la mesure, il roucoule de la gorge, il se berce, il ondoie dans la molle harmonie de ses désinences, il s'enivre de lui-même et le monde extérieur lui échappe. Ni les voix aigres des huissiers, ni les causeries de l'assemblée, ni les impatiences de l'orateur post-opinant, ni les exhortations paternelles du président, ne le peuvent tirer de son extase, et il faut que l'un des secrétaires le vienne secouer par la basque de son habit, afin de l'avertir que les garçons de salle éteignent les quinquets, et que la séance est levée.

Les Généralisateurs ne s'arrêtent pas aux fractions d'un million, fussent-elles de cent mille écus. Ils ne supputent que les sommes rondes. Ils n'examinent pas, en posant une règle, si elle n'entraînerait pas tant d'exceptions qu'il n'y aurait plus de règles, ni, en établissant un principe absolu, si les conséquences de ce principe sont applicables. Ils ne tiennent nul compte des lieux, des temps, des hommes, des moyens, des nécessités, des circonstances, et ils ne s'aperçoivent pas que les affaires humaines se conduisent plutôt par les détails, les habitudes, l'expé– rience et l'infinie variété des incidents de chaque jour, que par la rigueur inflexible des théories. Ce sont de beaux phraseurs qui se balancent comme des acrobates, entre le vrai et faux, sur le versant des thèses constitutionnelles. Ils vous diront en quoi pèche un système, plutôt que ce qu'il faudrait mettre à sa place, et pour eux le difficile n'est jamais tant de généraliser que de pratiquer, de discourir que de conclure.

Les Interrupteurs sont de deux sortes:

Il y a les Interrupteurs qui ne parlent pas, et ceux qui parlent.

Les Interrupteurs qui ne parlent pas, font beaucoup plus de bruit que ceux qui parlent; car ils imitent avec un bonheur de ressemblance et une vérité d'exécution qui ne laisse rien à désirer, les cris de tous les animaux domestiques ou sauvages que le Créateur a jetés sur la terre. Ils jacassent, ils gloussent, ils jappent, ils miaulent, ils croassent, ils beuglent, ils bêlent, ils hurlent absolument comme eux. Lorsque tous

ces pieds trépignent, que toutes ces mains font craquer leurs doigts, que toutes ces têtes se dressent et que toutes ces langues sifflent, il se fait alors un murmure de bruits si mêlés, si divers, si aigres, si discords, si éclatants, que la voix de l'orateur s'y perd, comme le chant d'un oiseau dans les mugissements de la tempête.

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Les Interrupteurs qui parlent sont très-forts sur l'emploi des monosyllabes et de l'interjection: Eh! oh! — hi! — ouf! - quoi? qu'est-ce? comment? — dieu! — ciel! — ah! - Ils appellent cela ne pouvoir retenir le cri de la passion. Ils prétendent que l'éloquence ne demande pas de si longs discours; qu'ils n'ont besoin que d'un mot, d'un seul mot pour convaincre ou pour émouvoir. Ils font signe au Sténographe du Moniteur de leur envoyer les épreuves de la séance à corriger, et à peine le journal officiel a-t-il enregistré dans ses colonnes leur Ouf! ou leur Oh! qu'ils écrivent à leurs commettants : « Monsieur, vous verrez dans le Moniteur d'aujourd'hui, que j'ai dignement rempli mon mandat législatif, et que je n'ai pas voulu laisser passer la session, sans qu'on entendit parler de moi. »>

CHAPITRE VI.

DU STENOGRAPHE.

Quatre personnes ont le secret des faiblesses de l'orateur parlementaire, son médecin, son confesseur, sa maîtresse et son Sténographe.

Le Sténographe est, ni plus ni moins que Sancho, l'écuyer du Don Quichotte oratoire. Il l'habille et il le déshabille, il apprête sa toilette, son manteau de pourpre, ses fausses dents et son faux toupet. Il l'attend dans les coulisses, lorsque l'orateur quitte la scène, tout ruisselant de sueur, après avoir joué Démosthène. Il chauffe les serviettes et il le frotte de la tête aux pieds. Il lave ses discours à la pâte d'amande, les nettoie, les parfume et les fait reluire. Comme il n'y a guère de héros pour leurs valets de chambre, il n'y a guère d'orateurs pour le Sténographe.

C'est à ce fidèle Achate que le batailleur de tribune remet toutes les pièces de son armure, le casque, la cotte de maille, les brassards et l'épée. Le Sténographe lui sert de second; il porte ses cartels et ses billets doux, et il sait parfaitement à quoi s'en tenir sur ses airs de bravoure et sur ses bonnes fortunes.

Il est l'historiographe des campagnes parlementaires, et, en sa qualité de chef d'état-major, il écrit, sous la dictée du général, les bulletins de chaque corps d'armée. C'est lui qui, dans ses histoires, relate

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