Page images
PDF
EPUB
[graphic][merged small][merged small][ocr errors][merged small][ocr errors]

GARNIER-PAGÈS.

Hélas, j'ai déjà beaucoup vécu ! J'ai vu périr Manuel dans l'abandon ingrat de ses électeurs et de ses amis. J'ai vu mourir Lafayette qui n'était pas encore au bout de sa verte vieillesse. J'ai vu tomber Carrel au printemps de son âge, Carrel, le brillant chevalier de la démocratie, la fleur de nos espérances, la plume et l'épée du parti national. J'ai vu s'éteindre Garnier-Pagès qui, s'il se fût arraché plus tôt à cet air vicié de la Chambre et aux dévorantes agitations de nos luttes stériles, eût retrouvé ses forces et sa santé sous le ciel plus doux du Midi et dans les rafraîchissements de la solitude.

Je commencerai par vous cette galerie de nos orateurs contemporains, Garnier-Pagès, et je vous devais cet hommage, car vous n'êtes plus, et l'on oublie si vite les morts! car vous m'aimiez aussi et vous ne vouliez pas plus vous séparer de moi, que je ne me serais jamais séparé de vous ! car il n'y avait pas une seule de vos pensées qui ne fût la mienne! oui, je dédaignais, comme vous, ce que vous dédaigniez, les honneurs et le pouvoir; j'aimais, comme vous, ce que vous aimiez, le peuple; j'espérais, comme vous, ce que vous espériez, la réforme, et nous n'avions pas besoin de nous communiquer ce que nous sentions, et de nous parler pour nous entendre. Nous formions ensemble des vœux si sincères et

[graphic][subsumed][ocr errors][subsumed][ocr errors][ocr errors]

si ardents pour l'union de tous les patriotes, pour la grandeur de notre chère France, pour l'amélioration de la condition des pauvres, et pour le triomphe définitif de la démocratie! Oui, vous aviez une grande intelligence, Garnier-Pagès! Oui, vous étiez un noble cœur ! Vous compreniez la liberté, vous saviez combien on doit l'aimer; vous saviez plus, vous saviez comment on doit la servir. Et je ne vous verrai plus, vous que j'avais laissé si plein de vie! et quand je rentrerai dans la Chambre, je ne vous retrouverai plus à l'extrémité de notre banc solitaire !

Atteint moi-même, loin de veus, d'un mal moins périssable que le vôtre, je n'ai pu recueillir vos derniers soupirs et vous payer le devoir d'une amitié fidèle. Mais puissent ces lignes que je vous consacre et que la flatterie n'a pas dictées, vous faire survivre à cette fuite du temps qui passe et qui nous emporte, et vous rendre encore plus cher à nos cœurs et plus regrettable à notre mémoire !

Garnier-Pagès eut le bonheur de ne pas subir, comme homme parlementaire, l'épreuve presque toujours fatale de la traverse de plusieurs gouvernements. S'il eût été député lorsque la Révolution de juillet éclata, eût-il, comme tant d'autres l'ont fait, excédé les limites de son mandat? eût-il quitté le champ de bataille pour aller dépouiller les morts? cût-il perdu, sous les attouchements du pouvoir, cette virginité politique qu'il garda jusqu'au bout avec une continence si exemplaire? Je ne le crois pas.

Garnier-Pagès avait le plus rare des courages dans un pays où tout le monde est brave de sa personne, il était brave de sa conscience. Il eût, au besoin, sacrifié plus que sa vie, il eût sacrifié sa popularité, et c'est par ce côté surtout que je l'estimais, car je ne fais pas le moindre cas des orateurs ni des écrivains qui ne savent point, s'il y a lieu, résister aux préjugés et aux entraînements de leur propre parti. On doit dire la vérité à ses amis encore plus qu'à ses ennemis, et celui qui veut de la popularité quand même n'est qu'un lâche, un ambitieux ou un sot.

Simple de manières, d'une vie intègre, et démocrate sévère sans être extravagant; fidèle à ses antécédents, sincère, désintéressé, généreux, inoffensif; tel était l'homme moral et politique.

Orateur, il excellait par la sage économie de son plan, la souplesse de sa dialectique et la prestesse ingénieuse de ses reparties.

Il manquait peut-être un peu de cette vigueur haute, abondante et

« PreviousContinue »