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moins d'une heure pour une affaire de deux minutes, et qui se fàcheraient tout rouge si on ne leur en donnait pas pour leur argent. Ils remplissent donc la clepsydre jusqu'au bord, et tant qu'elle va, leurs langues vibrent pour s'arrêter subitement avec le dernier grain de sable; car leur heure est faite.

Les Militaires abordent la tribune avec hardiesse, impatience et feu, comme ils aborderaient une batterie. Ils portent la tête haut. Ils ont le geste du commandement et ils regardent les gens en face. On se met moins en garde contre eux, parce qu'on suppose que s'ils peuvent se tromper, du moins ils ne cherchent pas à vous tromper. On passe aux orateurs militaires le mépris de la grammaire, l'amertume grossière des reproches, l'abus des figures de rhétorique et le décousu du discours. Ils peuvent se jeter brusquement hors de leur sujet, sans qu'on les y ramène. Ils peuvent dire à peu près dans le langage qu'ils veulent, trivial ou correct, uni ou soubresauté, tout ce qui leur sort de la tête, sans qu'on les rappelle à l'ordre. J'ai vu le général Foy frapper du poing et des pieds, battre le marbre de la tribune, s'y cramponner, s'y démener comme un possédé. Il écumait et la colère lui sortait des deux côtés de la bouche. On le laissait parler. On eût imposé silence à un porteur de bonnet carré. Pour moi, dût-on blâmer ce goût-là, je préfère ces militaires brutaux, qui dégainent leur sabre et qui marchent droit sur vous, à ces rhéteurs doucereux qui vous assassinent à coups d'épingles.

CHAPITRE V.

DES CLASSIFICATIONS D'ORATEURS D'APRÈS LEURS SPÉCIALITÉS ET LEUR HUMEUR.

Il faut prendre garde aux qualités principales qui, selon le tempérament, le génie ou l'habitude, prédominent chez l'orateur. L'imagination, la logique, l'éloquence et la malice, ont leur excès qu'il faut éviter.

Tel qui brille dans l'exposition des faits, nette, lucide, pas trop chargée d'incidents, bien ordonnée, bien déduite, se ralentit ou se trouble lorsqu'il faut raisonner. Tel autre a de la peine à entrer en matière, qui s'empare ensuite fortement de son sujet et de votre attention, lorsqu'il commence à s'échauffer et que ses idées s'étendent, se composent, se classent et s'enchaînent. Tel autre perd la trace et ne se retrouve pas, bat l'air, s'étourdit, s'oppresse et n'y voit plus. Il se dérobe comme un coursier et quitte l'arène.

Les Imaginatifs vous éblouissent par la richesse de leurs métaphores. Mais l'abus des figures ne remplit votre oreille que de tropes heurtés et de cadences rompues. Le style parlementaire ne doit pas être chargé de trop d'embonpoint, et il faut qu'on y voie saillir les muscles et les nerfs, comme dans un corps sain et vigoureux. Le style rose et frais n'est que de l'enluminure. Les Imaginatifs sont sujets à tomber dans l'amplification.

Les Logiciens de la parole, qu'il ne faut pas confondre avec les Logi

ciens de la presse, doivent être plutôt abondants que concis, plutôt pressants que serrés. Ils ne doivent pas oublier que l'attention d'une Chambre est courte et légère. Si vous résumez trop, vous n'êtes pas compris. Si vous délayez trop, vous fatiguez. Si vous aiguisez trop la pointe de l'argument, vous devenez subtil. Si vous vous traînez dans les quatre points du syllogisme, vous devenez lourd. Si vous ne montrez que les tendons et les fibres d'une proposition, sans chair et sans coloris, vous êtes sec et rebutant. Si vous ne laissez pas glisser sur le nu de vos raisonnements, quelque filet de lumière, vous êtes embarrassé et nuageux. Les Logiciens sont sujets à tomber dans l'obscurité.

Les Pathétiques doivent tour à tour élever et abaisser leur vol, s'oublier eux-mêmes, du moins le paraître; laisser apercevoir qu'ils sont entraînés, malgré eux, par la force de la situation ou par une émotion intérieure qui les dompte et qui les enlève; couper le discours le discours par des repos haletants; ne faire résonner de l'âme que les cordes les plus tendres, et tenir l'assemblée dans un état de moiteur et de peau assouplie. Mais si cet état se prolonge, le refroidissement ne tarde pas à succéder à l'émotion et le rire aux larmes. Les Pathétiques sont sujets à tomber dans la sensiblerie.

Les Malins sont sans cesse occupés à repasser leurs flèches sur la meule, à les aiguiser par le fin bout, et à leur attacher, de chaque côté, des plumes rapides et légères, pour qu'elles volent mieux au but. Ils escaladent d'une sautée un gros raisonnement péniblement échafaudé, et le trait lancé par ces petits nains, à l'endroit sensible d'un colosse, le renverse tout de son haut. Quand les allusions sont délicates et fines, elles surprennent agréablement l'esprit, et, par le plaisir de les deviner, elles engagent, malgré soi, celui qui les écoute, dans la complicité de celui qui les risque. Quand les allusions sont poignantes et enfoncées, elles laissent quelquefois l'aiguillon dans la plaie vive, et l'on en meurt. Mais le plus souvent elles irritent, dans ceux qu'elles blessent, ceux qui, à leur tour, craignent d'en être blessés, et alors elles manquent leur coup. Les Malins sont sujets à tomber dans la personnalité.

Vous avez encore les Économistes, les Juristes, les Spécialistes, les Sociaux, les Réglementaires, les Généralisateurs, les Phraséologues, et les Interrupteurs que j'oubliais.

Il y a les Économistes qui font les choses en grand, et qui rafleraient

huit cents millions sur un milliard, au risque qu'il n'y eût plus de justice, d'armée, de marine, de routes, de canaux, d'administration et de services publics. Il y a les Économistes qui font les choses en petit, et qui consentiront bien volontiers à rogner sept francs cinquante centimes, sur un traitement de vingt mille francs. Il y a des Économistes maréchaux de camp, qui trouvent que les premiers présidents sont surpayés, et des Économistes premiers présidents, qui trouvent que les maréchaux de camp reçoivent une solde trop forte. Il y a des Économistes qui groupent les chiffres d'une manière si ingénieuse, qu'on croit être en avance quand on est en déficit, qu'on croit payer ses dettes quand on emprunte, et qu'on croit s'enrichir quand on se ruine. Il y a des Économistes vignicoles qui vous diront que l'impôt des vins est intolérable, tandis que l'impôt du sel est si léger et si facile à percevoir! et des Économistes salins qui vous diront que l'impôt du sel doit être aboli, attendu qu'on peut, à toute force, se passer de vin, mais non point se passer de sel. Il y a des Économistes qui ne demandent pas mieux qu'on augmente l'impôt foncier, parce qu'ils n'ont pas de terres, pourvu qu'on ne réduise pas les rentes, parce qu'ils ont des rentes. Il y a des Économistes qu'on hacherait en morceaux plutôt que de leur faire voter les frais d'entretien de la grande route sur laquelle ils ne passent pas, mais qui solliciteront, avec un zèle tout patriotique, l'élargissement et le pavage d'un chemin de service qui traversera leur petit domaine. Enfin, il y a des Économistes, et ce sont les bons, lesquels disent qu'il faut préférer les impôts qui pèsent plutôt sur le riche, aux impôts qui pèsent plutôt sur le pauvre, les dépenses qui produisent aux dépenses qui ne produisent pas, les intérêts généraux aux intérêts particuliers, les arrondissements aux communes, les départements aux arrondissements, et la France aux départements.

Les Juristes décident par le droit civil, ce qui est de droit politique. Ils trouveront des nullités dans les mesures les plus salutaires et les plus urgentes du gouvernement, si elles ne sont pas dressées et formulées selon toutes les règles de la procédure. Telle absurde, telle incompréhensible, telle barbare que soit une peine, ils seront d'avis qu'il faut l'appliquer dans toute sa rigueur, dès que la peine existe, fût-ce le pal ou la torture. Ils sont esclaves plutôt que sujets de la loi et du pouvoir. Ils s'inclinent jusqu'à terre devant l'empire des textes. Pour eux, ce qui écrit est écrit, et ce qui est écrit demeure. Ils tireront, par une subtile

interprétation des mots, leur compétence de leur incompétence même. Ils découvriront un sens caché où il n'y a qu'un sens patent, des incompatibilités où il n'y a que des concordances, et des parités où il n'y a que des antinomies. Ils vous diront que la Charte de 1850, qui veut la liberté de la presse, s'accorde avec les lois de la Restauration qui voulaient la censure, et ils vous le prouveront par d'excellentes raisons puisées dans la loi du décemvir Appius. Ne les poussez pas trop de questions, si vous ne voulez qu'ils vous démontrent péremptoirement que le code grec de Théodose justifie la Révolution de juillet. Esprits secs, arides et faux, qui se courbent sur la lettre morte, de peur de s'élever à l'intelligence, qui ne savent pas écouter la voix de la conscience, et qui sacrifient le fond à la forme, la législation à la procédure, et l'humanité à un axiome.

Les Spécialistes sont les utilités de la Chambre, et, les trois quarts du temps, ils sont les seuls qui sachent ce qu'ils disent, et qui le disent bien. Mais il ne faut pas que, par envie de briller, ils veuillent en dire plus qu'il n'en faut dire, ni quelquefois plus qu'ils n'en savent; que, par orgueil, ils s'imaginent que les autres ne savent rien de rien, parce qu'ils ne savent pas cette chose-là; que, par affectation, ils se servent du mot technique au lieu du mot naturel, et que, par système, ils substituent aux enseignements reçus et expérimentés de la science, les imaginations et les brouillures de leur cerveau.

Les Sociaux, gens sensuels, douillets, voluptueux, habitent, par leur esprit s'entend, bien avant dans les nuages, et, à travers leur optique de là-haut, ils aperçoivent la société fraîche, pimpante, couleur de rose, innocente et bonne, gorgée de biens, riante, douce, vertueuse, avec des habits de fête et des paroles pleines de tendresse et de poésie; charmante société et d'autant plus facile à établir qu'on ne s'inquiète pas de savoir sous quel degré de latitude elle vivra, le froid et le chaud lui étant, à ce qu'il paraît, également indifférents, ni sous quelle forme de gouvernement on la fera fonctionner, le Grand Mogol étant évidemment tout aussi disposé à se prêter aux fantaisies humanitaires des Sociaux, que le président des États-Unis.

Pour nous, nous ne demandons pas mieux que d'adopter le plan des Sociaux, quand ils auront bien voulu nous faire connaitre quel est ce plan, où sont leurs moyens d'exécution, et s'ils veulent y employer des

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