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de la vertu et de la liberté! leur cœur s'est flétri, leur vie s'est usée. Ceux qui ont beaucoup de biens et d'or sont tourmentés, moins du désir de gagner que de la peur de perdre; ceux qui ont des emplois veulent les garder; ceux qui n'en ont pas veulent qu'on leur en donne. Dans cette disposition d'esprit, les ministres n'ont que trois ressorts à faire jouer l'égoïsme, la cupidité et la peur, et c'est avec ces trois ressorts qu'ils tiraillent les bras et les jambes de tant de pauvres marionnettes. Dans leur comédie parlementaire, tous les rôles sont convenus et distribués, et le souffleur est à son poste. On sait d'avance qui montera sur les tréteaux, et ce qui sera dit, et ce qui sera omis, et ce qui sera éludé, et même ce qui sera décidé. Les paroles sont données, les votes sont enregistrés sur le carnet du contrôleur, et le scrutin est dépouillé par le ministre entrepreneur du spectacle, longtemps avant que les boules blanches ne retentissent dans l'urne et que la toile ne tombe.

Il faut bien le dire les poses des rhéteurs et la beauté sonore et amplifiée de leurs phrases, ne servent qu'à flatter la vanité littéraire de nos oreilles et de nos yeux. Sans doute un beau discours qui ne peut absolument rien sur des opinions arrêtées, peut quelquefois rattacher les extrémités flottantes d'un parti qui n'y tiennent plus que par un bout de fil. Mais il n'est pas bien sûr qu'un raisonnement subtil, qu'un mot plaisant, qu'un chiffre inattendu ne produisit le même effet. Les dialecticiens et les adroits groupeurs de chiffres ont plus de prise sur nos assemblées, que les orateurs dont on se défie à l'avance, chacun prenant contre eux ses précautions, comme contre des enchanteurs. L'éloquence n'a toute son action, son action forte, sympathique, remuante, que sur le peuple. Voyez O'Connell, le plus grand, le seul orateur peut-être des temps modernes! Quel colosse! comme il se dresse de toute sa hauteur! Comme sa voix tonnante domine et gouverne les vagues de la multitude! Je ne suis pas Irlandais, je n'ai jamais vu O'Connell, je ne connais pas sa langue, je l'écouterais que je ne le comprendrais pas. Pourquoi donc suis-je plus ému de ses discours, mal traduits dans notre idiome, décolorés, tronqués, dépouillés des prestiges du style, du geste et de la voix, que de tout ce que j'ai entendu dans mon pays? C'est qu'ils ne ressemblent pas à notre rhétorique tourmentée par la périphrase; c'est que la passion, la passion

vraie l'inspire, la passion qui peut tout dire et qui dit tout; c'est qu'il m'arrache du rivage, qu'il roule avec moi et m'entraîne dans son torrent; c'est qu'il frémit et que je frémis; c'est qu'il s'échauffe et que je me sens brûler; c'est qu'il pleure et que des larmes tombent de mes yeux; c'est qu'il jette des cris de l'âme qui ravissent mon âme; c'est qu'il m'enlève sur ses ailes et qu'il me soutient dans les saints transports de la liberté! Sous l'impression de sa grande éloquence, j'abhorre et je déteste d'une haine furieuse les tyrans de cet infortuné pays, comme si j'étais le concitoyen d'O'Connell, et je me prends à aimer la verte Irlande presque autant que ma patrie!

Mais que pourrait O'Connell lui-même dans nos assemblées de monopole? Au moment de se laisser émouvoir, voilà que nos députés fonctionnaires se sentiraient tirer par le bas de l'habit, et verraient leurs épouses en pleurs accourant avec les mémoires de robes et de chapeaux, les maîtres d'hôtels garnis avec la quittance de loyer, les restaurateurs avec la carte à payer, et les instituteurs de leurs fils et de leurs filles avec le quartier de la pension. Faites donc de l'éloquence à des gens qui tiennent déjà la plume levée sur la feuille d'émargement, et démenez-vous bien pour attendrir ces députés fonctionnaires qui poussent de toute la cavité de leurs poumons, ce cri héroïque : « On ne nous arrachera nos traitements qu'avec la vie! »>

CHAPITRE II.

IL Y A PLUSIEURS MODES DE DISCOURIR.

On peut admettre trois grandes divisions d'orateurs ceux qui improvisent sans trop savoir ce qu'ils vont dire, ceux qui récitent ce qu'ils ont appris, et ceux qui lisent ce qu'ils ont écrit.

Les Improvisateurs sont assez forts sur l'exorde. Ils savent bien par où commencer, mais ce qui les embarrasse, c'est de savoir par où finir. Ils se laissent aller au fil de leur oraison, visitant sur leur passage prairies, bois, cités et montagnes. Ils ne savent pas jeter l'ancre au rivage et aborder. Ils entassent péroraisons sur péroraisons. Il n'y en a jamais moins de trois ou quatre. Mais, oratoirement parlant, laquelle de ces fins est la fin? Ils se retiennent, de peur de tomber, en descendant, à chaque barreau de la tribune, et souvent le pied leur glisse lorsqu'ils le mettent sur la dernière marche.

Quand ils sont gonflés du vent de l'improvisation, ces discours ressemblent aux ballons lisses, sonores, rebondissants, qui s'élèvent et s'abaissent tour à tour, et qui reflètent les feux du soleil. Mais dès que leur vent s'en est allé, ce n'est plus qu'une peau désenflée qu'on jette dans un coin, toute ridée et toute aplatie qu'elle est.

Le Récitateur ne regarde pas l'assemblée. Il se retire et s'enfonce

en lui-même. Il se loge dans les cases de son cerveau, où toutes ses phrases sont proprement rangées à leur place. Il en fait mentalement la convocation, et il les produit, l'une après l'autre, à la lumière.

Quelquefois, le Récitateur saccade et précipite son débit, de peur que les anneaux de son chapelet ne se désenfilent et ne se détachent. Quelquefois, au contraire, il s'arrête comme par mégarde, et pour laisser croire qu'il cherche ses mots et que leur enfantement a de la peine à venir, quoiqu'ils soient au monde depuis peut-être plus de huit jours. Mais le travail des périodes, le choix des tours, le fini du style, la trame entière du discours trahissent, malgré lui, les efforts laborieux de sa mémoire.

N'allez pas dire au Récitateur : Prenez garde, monsieur, à votre mouchoir qui sort de la poche. Car, s'il se retournait, il briserait le fil de son oraison, et comment le rattacher? Si, dans ce cas, il le rattrape et le recoud tant bien que mal, c'est de hasard. Les gens nerveux de la Chambre ont toujours peur que le Récitateur ne vienne à broncher au beau milieu du chemin, et cela leur fait mal par sympathie. Le sténographe, au bas de la tribune, la plume haute, ne sait s'il doit attendre le dépôt des feuillets, ou courir après le rapide orateur.

Le Récitateur a l'œil terne, le col empesé et le geste faux. Il n'est jamais à l'unisson de l'assemblée. Il n'interrompt pas, de peur qu'on ne lui réplique. Il ne réplique pas, de peur de s'interrompre. Il ne sent point le dieu intérieur, ce dieu de la Pythonisse qui agite et qui oppresse. Il a l'éloquence qui se rappelle et non l'éloquence qui invente. Il est l'homme de la veille, tandis que l'orateur doit être l'homme du moment. Il est l'homme de l'art, il n'est pas l'homme de la nature. C'est un comédien qui ne veut pas le paraître et qui est son propre souffleur. Il feint la vérité, joue le trouble et trompe le public, la Chambre, le sténographe et lui-même.

Les Liseurs sont des gens qui prennent leur temps, toussent, crachent, éternuent, posent leurs lunettes sur le marbre de la tribune, et en nettoient les verres avec le coin de leur mouchoir. Ils ont aussi des ruses de métier. Ils minutent très-serré l'endroit et le revers de la page, pour se faire petits et laisser croire qu'ils n'ont que cela. Les traitres! vous verrez qu'ils ne tourneront pas encore le verso. Leur cahier est comme un cadran dont l'aiguille resterait immobile.

Les Liseurs mettent le papier devant leur bouche, et les sons répercutés n'arrivent pas aux auditeurs. Un Liseur dont la voix n'est pas éclatante est complétement inintelligible. S'il est Alsacien, il parle du fond du gosier; s'il est Gascon, du bord des lèvres; Parisien, il grasseye; Normand, il traîne.

S'il est trop diffus, il ennuie; s'il est trop concis, on perd haleine à le suivre. Le négligé sied à la tribune, le négligé a des grâces. Il ne faut pas qu'un orateur soit trop paré, trop brossé, trop endimanché. Faites donc de l'éloquence avec des points d'exclamation marqués à l'avance sur papier grand raisin! Ayez de la passion, tonnez, indignezvous, pleurez juste au cinquième mot du troisième alinéa du sixième paragraphe de la dixième feuille! Comme cela est facile ! Comme cela surtout est naturel!

Enfin, quand le Liseur débite son écriture, chacun des auditeurs se dit : C'est beau, ah! c'est sûrement très-beau! mais ce n'est pas la peine que j'écoute; je verrai cela demain dans le Moniteur.

Lorsque j'aperçois les Liseurs de l'opposition et les Liseurs du ministère gravir, de droite et de gauche, l'estrade de la tribune, leur cahier d'éloquence à la main, il me semble voir deux armées qui traîneraient parallèlement leur artillerie le long des deux rives d'un fleuve, sans pouvoir jamais s'aborder. Ils se fatiguent à rétorquer d'avance des arguments qu'on ne leur fera pas, et ils ne prévoient pas les arguments qu'on leur fera. Ils ne savent pas que, depuis la veille, la guerre a changé de terrain, et ils s'enfilent par des chemins fourrés et inconnus, où le moindre goujat de l'armée ennemie les ferait prisonniers. Il ne faut, pour les désarçonner, qu'un seul trait lancé par un improvisateur qui viserait juste, et ils sont assez semblables à ces anciens chevaliers roidement enjambés sur leur palefroi; si, pendant qu'ils chevauchaient, quelques malins pages tiraient à l'aventure la crinière du noble animal, il se cabrait et jetait à terre son magnifique seigneur.

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