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plices empressés dans ces hommes que le flot révolutionnaire avait usés et arrondis, en les roulant sur les sables du rivage, et qui s'élevaient aux honneurs avec la fortune du conquérant. On songeait bien à Napoléon, mais sous la condition de n'être pas oublié soi-même. Le Sénat, mis sur la voie et tenté dans sa cupidité, stipula effrontément pour l'hérédité de ses titres, salaires et fonctions. Le Tribunat et le Corps Législatif demandèrent, comme des valets, une augmentation de gages. La bassesse des serviteurs surpassa l'usurpation du maître. Les états-majors, les préfectures, les administrations, les municipalités, les académies, la magistrature et la presse elle-même, se précipitèrent dans la servitude avec une émulation honteuse. On poussa Napoléon, on le porta sur mille bras à l'Empire, et la corruption gangrena si avant tout le corps de la nation officielle, qu'elle n'a pu se relever encore de sa dégradation, et que Paul-Louis va, dans son indignation vertueuse, jusqu'à nous appeler, tous tant que nous sommes, un peuple de laquais.

Disons cependant, pour être juste que, dans le silence de la nation, quelques voix plus fières, quelques rares citoyens, quelques tribuns, s'élevèrent contre César.

Carnot, dont la tempérance s'offensait du luxe et des pompes d'une cour; qui avait vaincu avec l'épée des républicains, les armées coalisées de l'Europe; qui voyait, avec un violent regret, la liberté s'affaisser et mourir; qui, pour obéir à ses convictions, voulut ensevelir dans la solitude les espérances d'une haute fortune, et qui, plus tard, au jour des périls et de la chute de l'Empire, devait patriotiquement demander à servir non pas l'empereur, mais le représentant armé de l'indépendance nationale.

Lanjuinais, Breton des anciens temps, impatient du frein, se cabrant. sous la main de la dictature, et protestant contre elle par les vigoureuses exhalaisons de son âme.

Daunou, nou moins ennemi de la tyrannie; esprit droit et solide, élégant sans afféterie, érudit sans pédantisme, éloquent sans cris et sans ostentation; inaccessible à la séduction, ferme contre la menace; philosophe doux et tempéré, simple dans ses mœurs, profond et retiré dans ses études; citoyen comme l'étaient les meilleurs citoyens de la Grèce et de Rome, sage à la manière des sages de la modeste et grave anfiquité.

Benjamin Constant, jeune alors, plein de verve et de feu, et qui devait continuer, dans les brillants salons de madame de Staël, l'opposition de l'esprit contre le génie, de l'examen contre l'enthousiasme, du droit contre l'usurpation, de la paix contre la guerre, de la liberté contre le despotisme, et de la justice éternelle contre les extravagances de l'arbitraire.

Quelques autres, plus obscurs, jetaient des cris sourds et rongeaient, en frémissant, le frein de la servitude impériale; mais le gros de la nation se taisait.

Par tempérament autant que par système, Napoléon professait les maximes du pouvoir absolu. Par instinct autant que par besoin, il voulait un gouvernement fort, des lois sévères et obéies. Il méprisait la populace. Il aimait l'armée comme la signification la plus complète de la nationalité, comme la formule la plus unitaire du pouvoir, comme l'instrument le plus actif, le plus docile, le plus concentré du gou

vernement.

Mais il n'aimait ni la presse, ni les avocats, ni les salons de Paris; c'est qu'en effet, la presse, les avocats et les salons de Paris, ont été et seront toujours singulièrement gênants pour le despotisme. Il sentait, il disait que les Constitutions impériales n'offraient aucune garantie de durée, et qu'un caporal avec quelques hommes pourrait, comme Mallet faillit plus tard le lui faire voir, s'emparer du trône par un coup de main. Il ne comptait que sur lui-même, et c'est pour cela qu'il fortifiait son trône aux dépens de la liberté.

Au surplus, étonnant contraste! Cet homme qui disait qu'on devait mener les fonctionnaires par la crainte, par l'intérêt ou par la vanité, n'avait de foi intime que dans leur désintéressement et leur vertu! Cet homme qui voulait des esclaves, s'indignait de leur bassesse! Cet homme qui dédaignait l'opinion, redoutait par-dessus tout l'opinion! Cet homme qui fondait pour l'éternité, croyait à peine à la viagérité de son pouvoir! Cet homme enfin qui méprisait les hommes, était fou de la gloire qui vient des hommes!

Il voulait un Corps Législatif, ni trop fort pour n'en être pas gêné, ni trop faible pour n'en être pas mal servi, ni trop riche de patrimoine pour qu'il fût trop indépendant, ni trop pauvre pour qu'il fût trop exigeant ou trop bondeur.

Homme de génie, il ne craignait pas les hommes supérieurs. Il regardait tous les mérites éclatants comme sa chose, comme destinés à son usage. Il étendait la main sur eux. Il les tirait de la foule et les amenait à soi par cette force de magnétisme, de fascination qui lui était propre, et à laquelle Carnot lui-même, et Benjamin Constant, et Macdonald, et Lecourbe et tant d'autres, ne purent pas résister.

Napoléon avait des idées plus larges, en matière civile, que les anciens jurisconsultes de la Basoche et du Châtelet. Toutes ses observations avaient un grand sens, et elles étonnaient les légistes par leur justesse et par leur originalité.

Il travailla personnellement au Code qui porte son nom. Plusieurs dispositions de ce Code émanent de lui. « Là, disait-il, où est le drapeau, « là est la France.

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Il eut, à propos de la déportation, des mouvements oratoires pleins de sensibilité. « Si vous défendez à la femme d'un déporté de le suivre, « tuez plutôt le condamné. Alors sa femme pourra du moins lui élever « un tombeau dans son jardin, et venir l'y pleurer.

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C'est lui qui fixa l'âge du mariage, qui fit jurer obéissance au mari par la femme dans l'acte de célébration, et il ajouta plaisamment : « Ce « mot d'obéissance est bon à mettre pour Paris où les femmes se croient « en droit de faire tout ce qu'elles veulent. »

Tous les conquérants et les fondateurs d'empire ont d'abord songé à l'éducation des sujets, par instinct ou par prévoyance.

Napoléon voulait que chacun ne fût pas libre de lever une boutique d'instruction, comme on élève une boutique de draps; que l'unité despotique du gouvernement passât dans les Lycées ; qu'une corporation de jésuites laïques fit l'éducation morale et politique du peuple, et rapportât tout à l'Empereur; que les pieds de ce grand corps fussent dans les banes du collège et sa tête dans le Sénat ; que l'enseignement de la religion napoléonienne commençât au berceau; que l'on enfonçât les esprits dans l'histoire de la vieille Gaule; que les professeurs eussent leur prise d'habit en épousant l'Université, comme jadis les moines épousaient l'Église.

Il ne voyait dans la mort, qui moissonne par an quinze à vingt mille personnes à Paris : « Qu'une belle bataille. »

Il n'estimait que le fanatisme militaire. « Il en fant, disait-il, pour se «faire tuer. »

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Il n'aimait pas, si ce n'est par boutade, à remuer les matières religieuses.

Il s'irritait contre les prètres qui voulaient se réserver l'action sur l'intelligence, et le réduire à l'action sur le corps. « Ils gardent l'âme et me « laissent le cadavre! »

Il voyait la religion politiquement, comme tout le reste. « La religion « rattache au ciel une idée d'égalité qui empêche que le riche ne soit « massacré par le pauvre. »

Il voulait faire des missionnaires autant d'agents diplomatiques, pour l'accomplissement de ses lointains desseins.

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Il disait Tout, dans le culte, doit être gratuit et pour le peuple. L'obligation de payer à la porte ou de payer les chaises est une chose révoltante. On ne doit pas priver les pauvres, parce qu'ils sont pau« vres, de ce qui les console de leur pauvreté.

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Il sacrifiait, sans remords et sans débats, les intérêts particuliers à la raison d'État. Du reste, il manifesta plusieurs fois un vif et délicat sentiment du droit privé.

Il se plaignait de n'être qu'une griffe pour la signature des décrets impériaux, et il organisa, de son propre mouvement, la belle institution de la Commission du contentieux. Singulière chose! il voulait de la justice dans l'arbitraire.

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Croiriez-vous, disait-il, que mon tapissier prétend me faire payer un méchant trône et six fauteuils, cent mille francs?» C'a été là cependant l'unique cause de la compétence du Conseil d'État pour les fournitures de la liste civile.

Voici de ses maximes en matière d'impôt : «Mieux vaut laisser

« l'argent entre les mains des citoyens, que de le mettre et garder en

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« cave.

« Il faut savoir donner pour prendre.

Six cents millions de revenu doivent suffire à la France, en temps

« de paix.

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Il ne faut pas charger l'àne de tous les côtés.

On doit avoir la place publique et l'eau pour rien; c'est bien assez de

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faire payer le sel! »

Voici un autre de ses axiomes, immoral dans sa moralité : par l'argent qu'il faut tenir les hommes à argent. »

« C'est

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En toute occasion, il montra du faible pour les émigrés; il leur restitua leurs biens non vendus, et sa politique inclinait à leur accorder une indemnité.

Il voulait, dans l'intérêt du peuple, abaisser le prix des places au théâtre.

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Il disait encore : « Il n'y a souvent rien de plus tyrannique qu'un gouvernement qui a la prétention d'être paternel.

C'étaient là ses mots et ses maximes de Consul. Depuis, parvenu à l'Empire, Napoléon devint plus maître de ses secrets, plus soucieux de ses destinées dont on eût dit qu'il pressentait la fin, plus réservé dans ses épanchements.

Mais c'est encore dans le sein de son Conseil d'État que, le plus souvent, son âme s'échappait sur ses lèvres, que ses pensées cherchaient un écho, et que, par une vieille affection, il aimait à revenir.

A peine, au retour de ses grandes batailles, Napoléon avait-il déchaussé ses éperons, qu'on entendait à la porte du Conseil un frémissement d'armes; trois fois le tambour roulait. Les portes s'ouvraient à deux battants, et l'huissier criait : « L'Empereur, Messieurs! » Napoléon marchait, à pas brusques, à son fanteuil, saluait, s'asseyait, se couvrait, tandis que ses officiers et souvent des princes étrangers, rangés derrière lui, tête nue, se tenaient dans le silence.

J'étais bien jeune alors, et j'avoue que je ne pouvais regarder, sans émotion, ce front chauve sur lequel semblait, du haut du plafond, refléter la gloire d'Austerlitz '.

J'assistais à la fameuse séance qui suivit son retour de la bataille de Hanau.

Encore brisé des fatigues du voyage, pâle et préoccupé, l'Empereur nous fit passer dans son cabinet. Là, debout et sans préparation, il interpella vivement M. Jaubert, gouverneur de la Banque de France et qui avait eu, disait-il, l'imprudence de faire avec trop de précipitation l'escompte des billets. Napoléon déroula les statuts de la Banque; il en expliqua le mécanisme avec la netteté d'un censeur ou d'un régent. C'était un spectacle fort étrange pour moi, d'entendre un soldat discourir sur l'organisation des banques et sur les théories de l'escompte.

'Le tableau de la bataille d'Austerlitz, par Gérard, ornait le plafond de la salle.

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