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périal et l'économie ordonnée de ses débats; je veux parler de MM. Bérenger, Cuvier et Allent.

M. Bérenger, plus subtil que solide; spirituel à force d'être ingénieux; fonctionnaire par occasion, mais opposant par habitude, par caractère el presque par tempérament; courageux défenseur des intérêts nationaux; nourri dans les idées et les habitudes républicaines; conseiller d'État pour son mérite, pair de France seulement pour avoir été conseiller d'État; enfoui, perdu dans les travaux secondaires et dans les honneurs obscurs d'un comité; né cependant pour combattre à la tribune du pays, pour y combattre perpétuellement et pour s'y faire une

renommée.

Je n'ai jamais rencontré dans nos cirques parlementaires, d'orateur plus insinuant et de lutteur plus hardi. Quelque épuisée que fût une thèse, il y trouvait une face nouvelle. Quelque solide sur pied que parût une argumentation, il savait par quelque ricochet la faire clocher. Il ne doutait quelquefois que pour mieux affirmer, ou il n'affirmait que pour mieux douter. Il semait si bien sous vos pas les artifices et les chausse-trapes de sa dialectique, qu'il était bien difficile de n'y pas choir. C'était en effet, une dialectique pleine de facettes, d'ambages imprévues et de filets à mille mailles. C'était comme un sillon qu'il s'ouvrait dans le champ de la discussion la plus aride ou la plus obscure, et qui laissait toujours après soi une trace lumineuse.

M. Cuvier aimait les affaires pour les affaires, et s'il n'eût pas été naturaliste, il eût été procureur. Toujours le premier aux plaids, il feuilletait les dossiers avec une espèce de passion. On le voyait plus assidu aux audiences judiciaires du Conseil d'État, qu'aux séances de l'Institut. Son esprit s'élevait aux découvertes les plus sublimes de la science, et s'abaissait aux formules banales et stéréotypées d'une acceptation de legs ou d'une autorisation de moulins et d'usines. Vaste à la fois et délié; rattachant entre eux les fils rompus des anciens âges; descendant dans les profondeurs de la terre et recomposant par l'effort créateur de son génie, les générations éteintes des grands animaux antédiluviens; s'enfonçant, avec la même pénétration, dans les circonvolutions étroites et captieuses d'une procédure; admirable dans le petit et dans le grand, dans l'exposition administrative des intérêts positifs et vivants, et dans l'anatomie de la nature morte; recherchant partout la

raison des choses avec la patience de l'observation et les lumières de l'analyse.

A toutes les grandes époques de l'histoire, on a toujours vu le génie qui organise les empires, deviner le génie qui sert et qui obéit ; il semble que, par une sorte d'instinct sympathique, ils se rapprochent pour se confondre. Ainsi Napoléon, dans les derniers moments de son règne, devina M. Allent. Sous ses auspices, M. Allent traça le plan de campagne autour de Paris, et, sans la chute de l'Empereur, il serait monté rapidement aux suprêmes honneurs de l'armée. La paix et la Restauration le clouèrent sur les bancs du Conseil d'État.

Versé dans la littérature ancienne, nationale et étrangère, ingénieur militaire et civil, stratégicien, artiste, administrateur, financier, jurisconsulte même, c'était un homme d'une érudition immense et d'un mérite prodigieux.

Exercé dans la pratique autant que savant dans la théorie, esprit d'ensemble et esprit de détail, M. Allent était propre à tout, et il eût été aussi bon ministre de la justice que bon ministre des finances, de l'intérieur ou de la guerre. Il était l'âme et le flambeau de toutes les commissions, et sa capacité gouvernementale égalait en spécialité, et surpassait en universalité celle de tous les ministres de la Restauration et du temps présent.

La soudaineté et l'à-propos de ses expédients étaient proverbiaux au Conseil, et lorsqu'il opinait, l'Assemblée, d'ordinaire, passait à son avis.

Miné par un mal douloureux, il n'entendait souvent que le commencement ou la fin d'un rapport; mais sa pénétration était si vive et sa science si vaste, qu'à la seule lecture des pièces, il comprenait l'affaire et rédigeait l'arrêt sur l'heure, avec autant de précision que de netteté. C'étaient de vrais tours de force qui nous jetaient dans l'admiration.

Non-seulement il découvrait, à première vue, tout l'horizon d'une thèse, mais encore il l'abordait en quelque sorte l'épée à la main, avec impétuosité et avec feu. Il la tranchait, la dépouillait de sa phraséologie et de ses incidents, et ne laissait saillir que le point culminant du litige.

La fortune lui fit toujours échec. Il arriva de quelques années trop

tard, dans les armées de la République, dans les Conseils de l'Empire et à la Tribune.

Homme d'une modestie singulière et d'un désintéressement antique; n'attachant aux choses que le prix du devoir; fuyant les honneurs qui l'allaient chercher; simple de mœurs et de manières comme les gens supérieurs, et auquel il n'a manqué que de vouloir être pour être, et d'un autre théâtre pour laisser un nom; homme rare que je voudrais faire revivre dans ces lignes, si un tel homme pouvait mourir; homme irréparable pour le Conseil d'État, cher au cœur de ses amis, et regrettable pour tous ceux qui aiment encore la science et la vertu.

Mais j'ai hâte d'arriver à celui qui les domine et qui les efface tous, à Napoléon. Partout où cette grande figure se montre, y a-t-il place pour quelque autre?

Lorsque le général Bonaparte vint siéger au Conseil d'État dans son fauteuil de premier Consul, il était encore tel qu'il apparut sur les champs de bataille de l'Italie; pâle, la face saillante, le sourcil proéminent, l'œil méditatif et retiré dans son orbite, portant déjà sur son front, comme au fond de son âme, ses destins de législateur, d'empereur et de conquérant.

On ouvrait la séance et Bonaparte appelait les questions à l'ordre du jour. Souvent, pendant leur appel, il tombait, sans s'en apercevoir, dans une profonde rêverie, et il poursuivait son idée de même qu'un chasseur ardent suit sa proie. Il se parlait comme à lui-même, tout haut, avec des exclamations, des sons entrecoupés et rompus, et quelquefois des larmes. Puis il se portait rapidement sur la question, pour s'en éloigner encore le moment d'après, et y revenir.

C'est dans le Conseil d'État qu'il ourdissait les fils de la centralisation gouvernementale et administrative, et que, les tenant réunis en sa main, il sentait le moindre tremblement de leur milieu et de leurs extrémités. C'est là qu'il les étendait sur tout le pays, et qu'il y plantait, comme sur une hauteur fortifiée, le pavillon de sa puissante unité.

il

Il aimait son Conseil d'État, il s'y mettait à l'aise; il s'y accoudait; parlait confidentiellement, ainsi qu'on parle à des frères, à des amis; il s'y délassait avec eux de ses grandeurs officielles ; il y exhalait ses ressentiments; il y révélait, comme poussé par une force intérieure, l'état de son âme, et l'on pouvait lire dans un sourire de sa bouche, dans

un pli de son front, le secret de ses longs desseins. L'ordre du jour n'était pas pour lui ce qui était écrit sur le rôle, mais ce qu'il préméditait dans l'agitation bouillonnante de ses pensées, soit qu'il les préparât de loin ou qu'elles lui accourussent en sursaut. C'est ainsi qu'il se jetait tout à coup hors de la question, quittait les routes battues et faisait des pointes sur toutes sortes de sujets. Il y traitait de tout, de la paix, de la guerre, de ses systèmes administratifs ou philosophiques, de sa diplomatie, de sa politique. Il y descendait familièrement aux moindres détails d'étiquette sur les cérémonies du sacre, sur la métropole du couronnement, sur l'emblème impérial à prendre, ou le coq, ou l'aigle, ou l'éléphant.

Il admettait dans le sein du Conseil d'Etat des députations de l'Université, de l'Institut, du Commerce. Il donnait la parole, il provoquait à la demander. Il résumait les questions, il lui plaisait surtout de les poser; cela allait mieux à son impatience.

Il dictait ses résolutions avec une abondance et une rapidité de verve que la plume ne pouvait pas suivre. C'était le lendemain, le jour même, quelques heures d'avance, qu'il lui fallait un projet de loi, un rapport, un exposé de motifs, un discours développé, mûri, étudié, approfondi, pour le Sénat ou pour le Corps Législatif.

Quand une rédaction ne lui convenait pas, il se chargeait lui-même de la corriger. Il n'aimait ni les règlements prolixes et rédondants, ni les longs préambules de décrets. Il craignait que l'opinion ne prit le contre-pied de ce qui y était dit. Aussi, presque tous les décrets impériaux, pour se conformer au génie de Napoléon, ont une brièveté d'ordre du jour, un air de commandement, une brusquerie de décision, une tournure leste et militaire.

Quelquefois, il feignait de se laisser pénétrer pour mieux pénétrer les autres et pour s'engager plus avant dans les replis de leur pensée Ce qu'il n'emportait pas par la force, il le ravissait par la ruse. Ainsi firent presque tous les hommes nés pour le gouvernement des empires: Annibal, Sylla, Cromwell, Frédéric, Richelieu. « Je suis lion, disait Napoléon, mais je sais être renard. » Ce mot révèle la double face de son génie.

Il approchait plus près du secret des cœurs par les voies inaperçues de la causerie, que par les excitations apprêtées des débats, parce qu'on

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ne se tenait pas en défiance contre lui. C'est dans les entretiens familiers du Conseil d'Etat, qu'il faut aller chercher l'origine et le mot des plus grandes affaires de ce règne.

Malheureusement, la presse d'alors était sans voix. Les acteurs de ces drames intimes n'ont pas eu souci d'en être les historiens. Un secrétaire qui tenait la plume et qui siégeait auprès de Napoléon n'aurait jamais osé, sans son commandement exprès, noter dans le procès-verbal ses fougues, ses colères, ses tendresses, ses points d'arrêt, ses exclamations confidentielles, ses digressions oratoires. La chair, le coloris, l'animation, la vie manquent au sec et froid squelette de ces plumitifs.

On ne peut aujourd'hui reconstruire que par le souvenir, les opinions de cet homme extraordinaire sur différents sujets de constitution, de politique, de gouvernement, de religion, de législation, de police, d'administration.

Lorsque, étant déjà Consul à vie, il gravissait à l'Empire par des routes détournées, on le vit poser en Conseil d'État la question d'hérédité, absolument comme s'il eût été un républicain.

«L'hérédité de la couronne, affectait-il de dire, est absurde, car l'hé« rédité dérive du droit civil. Elle suppose la propriété. Elle est faite « pour assurer la transmission. Or, comment concilier l'hérédité de la « couronne avec le principe de la souveraineté du peuple?

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C'est vrai, comment? Mais personne n'osa lui dire: Oui, général, comment?

Dans ces occasions, les rôles les plus solennels qui étaient joués au Conseil d'État, et dont il laissait transpirer le récit au dehors par les indiscrétions officieuses de la police, avaient été arrangés et répétés derrière la toile entre les acteurs et lui.

Quelquefois, il ne versait son secret que goutte à goutte; il ne disait qu'un mot ou il ne s'exprimait que d'un regard, et il fallait deviner et agir dans le sens de ce mot ou de ce regard.

Il était, en tout, d'une habileté singulière, et il savait faire tourner au profit de son ambition, les alternatives de crainte ou d'espérance dont il agitait les âmes.

Il n'était pas cruel par nature ni par caractère; mais il n'avait ni une haute philosophie ni une haute moralité.

Il faut dire toutefois, à l'excuse de Napoléon, qu'il trouva des con

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