Page images
PDF
EPUB

LIVRE PREMIER.

DE L'ELOQUENCE DE LA TRIBUNE.

CHAPITRE PREMIER.

DES CAUSES QUI CONSTITUENT, DANS CHAQUE PAYS, LE GENRE PARTICULIER DE
L'ÉLOQUENCE PARLEMENTAIRE.

Quatre choses sont à considérer dans l'Éloquence parlementaire : le caractère de la nation, le génie de la langue, les besoins politiques et sociaux de l'époque, et la physionomie de l'auditoire.

Si le caractère de la nation est taciturne et froid comme celui des Américains, on aura de la peine à les émouvoir. Doués de patience, ils ne se fatigueront pas plus à parler qu'à entendre. Ils s'attableront, pour ouïr un orateur, pendant des heures entières, de même que pour fumer et pour boire.

Si, au contraire, le caractère de la nation est irritable et mobile comme celui des Français, il suffira de les toucher pour qu'ils se croient blessés, et de leur frapper légèrement sur l'épaule pour qu'ils se retournent. Les longs discours nous ennuient, et lorsque le Français s'ennuie, il quitte la place et s'en va. S'il ne peut s'en aller, il reste et cause. S'il ne peut causer, il baille et s'endort.

Secondement, il faut faire attention au génie de la langue.

[ocr errors]

Si la langue est sifflante, dure et peu dédaigneuse, comme la langue anglaise, on s'attachera moins au style qu'aux choses. On ne sera point choqué des inversions ni des accouplements de mots. Si le génie particulier de la langue permet de suspendre le sens du discours et de transporter à la fin le verbe qui gouverne toute la phrase, on soutiendra davantage l'attention des auditeurs. On pourra se servir de figures communes, de maximes proverbiales, de termes bas et vulgaires, pourvu qu'ils soient expressifs. Ce que le discours perdra en sobriété et en convenance, il le gagnera en sincérité et en énergie.

Si la langue est pompeuse et douce comme la langue espagnole ou italienne, on recherchera la sonorité de l'expression et l'harmonie des désinences. Chez les peuples dont l'organisation est musicale, l'oreille a besoin d'être flattée autant que l'âme d'être remplie.

Mais si la langue est noble, élégante, polie, correcte, châtiée, philosophique, comme la langue française, il faudra, pour la parler publiquement, des préparations exercées et une longue habitude. Si la diction était trop paresseuse, on tomberait dans la monotonie ; si elle était trop précipitée, on tomberait dans le bredouillement. On évitera les mots rédondants, les épithètes oiseuses, qui arrêtent l'effusion de la pensée et qui embarrassent la marche du discours. On n'oubliera pas que l'esprit d'une assemblée française est si prompt, qu'il saisit le sens d'une phrase avant qu'elle ne soit achevée, et qu'il devine l'intention avant même qu'elle ne soit tout à fait conçue; si délicat, qu'il répugne aux répétitions, quelle que soit l'adresse des synonymies; et si pur, que le moindre néologisme le blesse, à moins qu'il ne soit brillamment encadré, ou qu'il ne sorte, par une contrainte irrésistible, de la force de la situation ellemême.

L'Époque où l'on parle est la troisième chose qu'il faut attentive

ment considérer.

Quand il s'agit de démolir un ordre de choses vieilli et déjà croulant, quand l'opinion gronde et menace autour de l'assemblée nationale, quand la patrie, la liberté, la constitution sont en péril, alors le discours s'élève, l'expression grandit, s'anime, se courrouce,

et le désordre passionné des sentiments et des idées, est la plus persuasive et la plus puissante des éloquences. L'auditoire s'unit à l'orateur, s'indigne et s'apitoie, se soulève et s'apaise avec lui, pour s'indigner et se calmer encore. La violence des termes, l'enflure des prosopopées, la colère et l'emportement des mouvements oratoires, se pardonnent et s'effacent devant la grandeur périlleuse et fatale de la situation. Alors les partis, aux prises entre eux, écoutent moins qu'ils n'agissent, discutent moins qu'ils ne combattent. Alors on aime mieux frapper fort que juste, et lorsqu'une tête est l'enjeu d'un discours, on ne s'amuse pas à polir une phrase, et l'on ne s'étudie point à tomber avec grâce, comme le gladiateur du cirque, sous le fer de ses ennemis.

Telle fut notre éloquence révolutionnaire, qu'il ne faudrait pas juger à distance, par les règles du goût, ou peser avec une froide raison et sans tenir compte, ni du trouble de ce temps, ni des revirements extraordinaires de l'opinion, ni des mortelles inimitiés des partis, ni des réactions du dehors, ni de l'exaltation des âmes, ni de la nouveauté et de la grandeur des événements, ni des dangers imminents de la patrie.

Mais lorsque les temps sont calmes, que l'ennemi s'est retiré des frontières, que la cité est abondante et joyeuse, que les partis ne se déciment plus entre eux pour s'arracher l'empire et la victoire, que la députation n'est plus briguée comme un poste de péril, mais comme une riche exploitation d'honneurs et de lucre, et que la lutte n'existe plus que sur le terrain raffermi des principes et du droit, alors l'emploi théâtral de ces moyens et de ces figures déclamatoires ne serait plus que ridicule, parce qu'il ne serait plus nécessaire et naturel; il trouverait de glace ceux qu'il trouvait de feu; il ferait rire ceux qu'il faisait pleurer. A chaque époque, son éloquence.

Une autre et quatrième condition du discours, c'est de bien considérer devant qui on le prononce.

En effet, on ne doit pas parler devant une Chambre comme ou parlerait devant un peuple. Le peuple aime les gestes expressifs qui s'aperçoivent de loin et par-dessus les têtes. Il aime les voix chaudes et vibrantes. Soyez naturel avec lui et ne faites pas le comédien. Si vous sentez des larmes rouler dans vos yeux, orateur populaire, ne

les retenez pas! Si quelque mouvement d'indignation bat dans votre poitrine, qu'il en sorte et qu'il se répande! Soyez vrai, remuant, pathétique. Interrogez et répondez, et interrogez encore. Ne cherchez pas la liaison des mots, mais la liaison des idées, ou plutôt ne la cherchez pas si vous voulez la trouver; car la passion a sa logique plus serrée, plus entraînante encore que le raisonnement. Figures saisissantes, émotions rapides, entremêlées de repos, voilà l'éloquence qui convient, en tout pays, au peuple. En France, pays moqueur, ajoutez-y un peu d'ironie amère ou fine.

Que si votre argumentation était trop décharnée ou trop métaphysique, le peuple ne la comprendrait pas. Ne fatiguez point son intelligence à découvrir les rapports abstraits de deux syllogismes. Que vos pensées ne restent pas à l'état de squelette, et de manière à ce qu'on en puisse compter les muscles, les tendons et les os. Mais couvrez-les de chair, qu'elles marchent, qu'elles se déploient, qu'elles se colorent, et qu'on sente en elle les tressaillements de la vie !

Les figures plaisent tant à l'imagination du peuple! Les mouvements passionnés vont si bien à son âme! Parlez-lui de patrie, de justice et de liberté, si vous voulez qu'il vous entende, qu'il vole dans vos bras, et que son cœur soit à vous. La patrie! elle est souvent le seul bien qu'il possède. La justice! il en veut pour les autres, car il en veut pour lui. La liberté ! elle est son besoin, son droit, sa force, et c'est par elle qu'il obtiendra un jour l'empire de la terre. Oui, le peuple vaut mieux que ceux qui le calomnient. S'il s'égare et se précipite vers les abîmes, on court après lui, on lui passe le mors dans la bouche et on le ramène; si on lui dit: Ne murmurez pas, il se tait; Vous avez tort, et il dit, c'est vrai; Vous devez n'écouter que la raison, et il l'écoute; Ne pas vous venger, et il remet son sabre dans le fourreau; Combattre et mourir pour votre pays, et il combat et il meurt!

Mais il n'en est pas de même d'une assemblée d'hommes riches, blasés sur les émotions de l'âme aussi bien que sur les jouissances de l'esprit et des sens. La plupart ont servi plusieurs gouvernements, prêté plusieurs serments et traversé plusieurs fortunes; véritables malheureux qui n'ont plus les illusions de la jeunesse,

« PreviousContinue »