Page images
PDF
EPUB

Exercé aux subtilités de la chicane, il passe à travers les mailles serrées du raisonnement. I oppose aux coups de bélier qui l'assiégent, les molles toisons de sa défense. Il fuit, de détour en détour, et il se réfugie, comme en un lieu inabordable, dans un vaste amas de phrases stagnantes.

[ocr errors]
[ocr errors]

A peine débarqué du coche, l'Avocat demande en entrant dans la Chambre d'un air délibéré: Quoi? qu'y a-t-il? On parle sucre. Je parlerai sucre. Non, c'est sur l'Orient. Eh bien! va pour l'Orient. Je me trompe, il s'agit de chemins de fer. Eh! que m'importe sucre, Orient ou chemins de fer? Ne suis-je pas prêt sur tout? Mais vous n'avez encore pas changé de bottes? Attendez, je vais au vestiaire. Et le serment? Ah! j'oubliais! Mon Dieu, que de peine il faut dans ce pays-ci pour s'habiller, jurer et parler! Nous allons plus vite que cela à Brives-la-Gaillarde!

[ocr errors]
[ocr errors]
[ocr errors]

Il n'y a pas six semaines que notre Avocat recevait dans son cabinet poudreux des paysans en sabots, et qu'il tendait cordialement la main à tous les huissiers du canton. Aujourd'hui, devenu Ministre par la grâce de Dieu et du Parlement, il a un train, des valets, des équipages, une loge à l'Opéra, et le reste. Il donne audience aux premiers Présidents qui se pressent dans ses antichambres. Il porte superbement la simarre aux longs plis. Il s'étale, il se carre, il s'épanouit dans le fauteuil du chancelier de L'Hospital. Ministre de la marine, il lance sur la Méditerranée on sur l'Océan, des voiles ou des tourbillons de vapeur. Ministre du commerce, il préside à l'agriculture, il réglemente l'industrie. Ministre de l'intérieur, il manœuvre la police et les fonds secrets. Il ne règne pas, mais il gouverne, tandis que sa femme débourgeoisée étincelle de pierreries, échange des poignées de main avec les princesses, et daigne admettre à son petit lever l'aristocratie en cornette.

Les Avocats font aujourd'hui le triomphe des révolutions, et les révolutions font le triomphe des Avocats.

[ocr errors][ocr errors]

CHAPITRE VI.

DE L'ÉLOQUENCE DELIBERATIVE.

Dans les petites Démocraties, l'Éloquence s'agite sur la place publique. Dans les états Constitutionnels, elle siége à la tribune. Dans les Monarchies tempérées, elle délibère avec le prince.

Là, plus emportée, ici, plus grave. Là elle vit d'émotions et de figures, ici elle parle le langage des affaires. Là elle demande à la publicité son mouvement, ici elle tire du secret sa force et sa prudence. Là elle se mêle à l'action du gouvernement, ici à la théorie des lois. Là elle dirige les passions de la multitude, ici le pouvoir d'un seul. Là, sa froideur glacerait les esprits, ici sa véhémence gênerait la délibération.

Ainsi le feu sacré de l'Eloquence ne s'éteint jamais, et lorsqu'il ne brille plus aux yeux du peuple, il se garde sous les cendres d'un autre foyer.

Impatient du joug révolutionnaire et des licences du forum, Bonaparte ceignit lui-même le glaive à deux tranchants de l'épée et de la parole. Il ne voulut plus d'autre tribune que son fauteuil de Consul, d'autre publicité que la publicité de ses lois et de ses décrets, d'autre presse que sa presse officielle, d'autre écho, en France, que l'écho de sa propre voix.

Il envoya au Sénat les glorieux vétérans de nos armées, moins pour consacrer la prééminence de l'épée dans un gouvernement militaire, que pour s'assurer de dociles suffrages. Car il savait que l'habitude de l'obéissance passive et du commandement, dispose au despotisme avec les inférieurs et à la servilité envers les maîtres.

Il enferma dans des habits resplendissants d'or, les muets de son Divan Législatif.

Il parqua dans le Tribunat, les restes de ces hommes remuants dont les tronçons s'agitaient encore, et qu'il devait bientôt écraser sous son pied d'Empereur.

Il mit dans le Conseil d'État, des jurisconsultes, des généraux, des marins, des publicistes, des administrateurs, la plupart débris de nos Assemblées. Les plus fougueux révolutionnaires avaient ou péri dans la tourmente, ou été jetés aux grèves de l'exil. D'ailleurs, les hommes d'action ne répondent qu'à l'appel des révolutions. Les hommes d'organisation conviennent mieux aux fondateurs de dynasties. On donna aux pays que nous avions conquis, nos institutions, notre gouvernement et nos lois. On leur emprunta leurs juristes, leurs savants, leurs financiers et leurs diplomates. On prit à Gênes, Corvetto; à Florence, Corsini; à Turin, Saint-Marsan; à Rome, Bartolucci; à la Hollande, Appélius.

Lorsque l'étranger, attiré par la beauté de leurs colonnes jaspées, de leurs tableaux et de leurs pendentifs, aperçoit dans les salons du quai d'Orsay, quelques personnages brodés et emplumés qui viennent statuer sur la mise en jugement d'un garde champêtre ou sur le curage d'un simple ruisseau, il demande si c'est là ce Conseil d'État dont le nom retentissait en Europe, et dont les Codes immortels régissent encore plusieurs royaumes détachés de la France.

Non, le Conseil d'État actuel, petite jugerie, compétence disputée, repaire de sinécures, établissement sans forme et sans largeur, n'est plus ce corps puissant qui, sous Napoléon, préparait les décrets, réglementait les provinces, surveillait les ministres, organisait les provinces réunies, interprétait les lois et gouvernait l'Empire.

C'était dans la grande salle des Tuileries qui touche à la Chapelle, que s'élaborèrent nos Codes dont la conception est si magnifique, l'ordre si simple et la précision si rigoureuse, qui ont survécu aux gloires fastueuses de l'Empire et qui seront plus durables que l'airain. C'est là que

[ocr errors]

fut dressée cette vigoureuse administration de l'intérieur, aux rouages de laquelle, de peur de tomber, se cramponnent encore aujourd'hui tous nos petits hommes d'État.

Le Conseil d'Etat était le siége du gouvernement, la parole de la France, le flambeau des lois, et l'âme de l'Empereur.

Ses Auditeurs, sous le nom d'intendants, assouplissaient au frein les pays subjugués. Ses ministres d'État, sous le nom de présidents de section, contrôlaient les actes des ministres à portefeuille. Ses Conseillers en service ordinaire, sous le nom d'orateurs du gouvernement, soutenaient les discussions des lois au Tribunat, au Sénat, au Corps Législatif. Ses Conseillers en service extraordinaire, sous le nom de directeurs généraux, administraient les régies des Douanes, des Domaines, des Droits réunis, des Ponts et Chaussées, de l'Amortissement, des Forêts et du Trésor, levaient des impôts sur les provinces de l'Illyrie, de la Hollande et de l'Espagne, dictaient nos Codes à Turin, à Rome, à Naples, à Hambourg, et allaient monter à la française, des principautés, des duchés et des royaumes.

Ce reste d'orageux conventionnels qui portaient encore la république au fond de leurs souvenirs, cédaient, en grondant, à l'attraction de l'Empereur. Napoléon les avait éblouis de ses victoires et comme absorbés dans sa force. Leurs esprits, las des tourmentes de la liberté, n'aspiraient plus qu'à se détendre au milieu d'un repos plein d'éclat et de grandeur. Le Conseil d'État reproduisait à leurs yeux les luttes animées de la tribune, dans ces graves séances où les débats n'étaient pas sans mouvement, et la parole sans indépendance et sans empire. C'était là qu'à la voix de Napoléon, toutes les illustrations civiles et militaires de la Révolution semblaient s'ètre donné rendez-vous. Là brillaient Cambacérès, le plus didactique des législateurs et le plus habile des présidents; Tronchet, le plus grand magistrat de notre âge; Merlin, le plus savant jurisconsulte de l'Europe; Treilhard, le plus nerveux dialecticien du conseil; Portalis, célèbre par son éloquence; Ségur, par les grâces de son esprit; Zangiacomi, par la concision tranchante de sa parole; Réal, par l'originalité de ses reparties; Fourcroy, par sa lucidité; Defermon, par sou expérience; Pelet de la Lozère, par la justesse de son esprit; Dudon, par son érudition administrative; Chauvelin, étincelant de saillics; Fréville, économiste libéral; Portal, financier exact; Henrion de

Pansey, jurisconsulte éminent; Cuvier, tête forte et universelle; Mounier, si caustique; Pasquier, si fluide; Boulay, si judicieux; Thibeaudeau, si ferme et si indépendant; Fiévée, si fin; Molé, si grave; Bérenger, si serré, si incisif, si spirituel; Berlier, si profond et si abondant; Degérando, si versé dans la science du droit administratif, Andréossi, dans l'art du génie, et Saint-Cyr, dans la stratégie militaire; Regnauld de Saint-Jean-d'Angély, orateur brillant, publiciste consommé, travailleur infatigable; Bernadotte, aujourd'hui roi de Suède, et Jourdan, le vainqueur de Fleurus.

Napoléon, qui dévorait les hommes et les choses, ne voulait que des ouvriers qui travaillassent sous lui, vite et bien. Regnauld de SaintJean-d'Angély, robuste de tempérament, prompt d'esprit, parleur élégant et facile, souple rédacteur de Projets de lois et d'Exposés, apprenait et rendait en quelques heures, toutes les pensées de son maître.

Les conseillers d'origine bourgeoise, s'y distinguaient des conseillers d'origine noble; c'était comme deux rivières qui couleraient dans le mème lit, sans mêler leurs eaux. Les uns affectaient la simplicité des conventionnels et semblaient mal à l'aise sous l'habit de cour que les autres portaient avec grâce. Les uns étaient plus polis dans leurs manières et dans leur langage; les autres plus rudes, et, dans l'entretien familier, parfois cyniques.

Mais parmi les plus habiles du Conseil, chose remarquable! aucun noble. Ni les Portalis, les Treilhard, les Tronchet, les Boulay, les Maleville; ni les Regnauld de Saint-d'Angély, les Defermon, les Mounier, les Berlier, les Henrion, les Cuvier, les Zangiacomi, les Réal, les Régnier, les Allent, les Merlin; tous ces hommes supérieurs avaient surgi du Tiers État par la force de leur caractère ou de leur talent, et ceci explique historiquement comment l'empire des affaires est depuis tombé aux mains de la bourgeoisie.

Et non-seulement Napoléon, assisté de ses conseillers, a fondé des monuments de législation impérissables, mais encore il a légué à ses successeurs une foule d'hommes d'Etat distingués, devenus ministres : MM. Portal, Gouvion Saint-Cyr, Pasquier, Portalis, de Broglie, Molé, Beugnot, Pelet de la Lozère, Siméon, Saint-Cricq, Chabrol.

N'oublions pas non plus trois personnages qui ont porté dans les Conseils d'État de la Restauration, les puissantes traditions du Conseil im

« PreviousContinue »