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que le général Bonaparte laissera loin de lui l'empereur Napoléon. De belles victoires avec des forces ordinaires; et contre des armées qui se défendaient encore; voilà ce qui peut le mettre à côté du général Moreau, qui a fait, avec plus de sagesse et de grandeur, des choses, non moins prodigieuses. Des conquêtes, sans exemples, à la vérité; mais en disposant, en maître absolu, d'un empire renouvelé par une révolution, et d'une armée puissante de cent victoires; des conquêtes sur des puissances qui venaient se faire battre chacune, après une autre ; et qui ne lui opposaient que des tactiques usées, et le désespoir de leur cause, dans leurs troupes : cela ne demandait que de tout sacrifier au succès, et de tout hasarder encore, après le succès.

Aussi ce jeu effréné n'a-t-il plus été qu'une ruine continuelle, et une ruine hors des chances communes, lorsque le vainqueur a voulu affronter les obstacles mêmes de la nature; lorsqu'il a enfin trouvé des armées formées au genre de sa guerre; autour des armées, des peuples, repoussant, pour euxmêmes, le joug accepté par leurs gouvernemens; et ces gouvernemens reprenant de

la fermeté et de la constance, dans l'énergie

des peuples.

Comme despote, il mérite une réelle distinction; il a nourri la férocité naturelle de son âme, de toute sa fortune; mais il ne s'est point amolli dans la puissance.

Ce n'est point sans m'être recueilli sur le mot, que je viens de dire sa férocité. Qui en montra jamais plus dans le dessein de ses guerres, dans le système de ses batailles, dans ses désertions, toujours répétées, d'une armée vaincue? Une armée vaincue n'était plus pour lui qu'un holocauste à offrir au dieu des combats. Il revenait, tout de suite, en former une autre, sans remords, sans pitié, sans honte, sans effroi tout allait bien, pourvu qu'il pût recommencer.

Il est vrai qu'il n'a pas versé le sang sur les échafauds. En eut-il jamais besoin? Et pourquoi n'en eut-il jamais besoin? parce qu'on jugea bientôt, si on entreprenait une lutte avec sa tyrannie, qu'il saurait reproduire les massacres des Marat, des Robespierre, avec une furie plus savante. Ne professait-il pas qu'il n'estimait, dans la révolution, que les jacobins? Et que cela signifiait-il? N'est-ce

pas pour leur donner un témoignage de respect, un gage d'alliance, qu'il n'a voulu monter sur un trône, que couvert d'un assassinat? et le plus vil, le plus infame: car, rien là pour une vengeance, pour une peur, pour une sûreté; mettre du sang entre lui et l'ancienne maison régnante: voilà son féroce calcul.

Comme législateur, il rentre dans la marche des plus vulgaires tyrans; constituant, déconstituant, reconstituant tout, suivant les saccades d'une tête, plus fixe à un but qu'à un plan (*); ne négligeant pas le bien pour tromper; ne laissant rien d'imparfait dans le mal, quand il y avait sûreté; mêlant seulement le caprice à la combinaison, comme pour se donner à lui-même, par des épreuves réitérées, la pleine conviction de la lâcheté publique: ce qui devait faire les délices d'une áme pareille.

Comme administrateur, il voyait en lui le propriétaire souverain des biens et des personnes, dans la société humaine; et, sans être bon ménager, faute de principes, et par

(*) Je m'emprunte à moi-même, ce mot.

mépris de toute autre instruction, que celle qu'il se donnait, par les mauvais résultats de sa foi exclusive à son propre génie ; il n'était déprédateur ni par goût, ni par entraînement. N'admettant que l'obéissance passive, qu'un zèle mercenaire dans les hommes, il aimait et soignait l'ordre dans les choses. Si l'insolence de son ambition et la perfidie de sa politique ne lui eussent souvent ramené de nouvelles guerres, plus tôt qu'il ne les avait calculées, ce serait, avec quelque proportion, qu'il eût décimé ses troupeaux, pour la boucherie.

Il avait même l'instinct, non de ces grandes. choses, qui sont bonnes en même temps, par la sagesse et l'économie qui les préparent; mais de celles qui confondent par le dessein, subjuguent par l'exécution. Tout, par lui, sous lui, devait être colossal, comme luimême. Des entreprises, qu'on aurait rêvées, sans y croire; de vastes constructions; de hardis prodiges de l'industrie sociale, en France, hors de la France, les reproduiront aux siècles étonnés; et contrasteront, par une admiration perpétuelle, avec l'éternelle exécration des peuples.

Mais, remarquez-le bien, son génie, aussi forcené de renommée, qu'étranger à la gloire, n'a jamais voulu s'imprimer que dans ce qui se fait admirer, sans se laisser craindre ; dans des merveilles, esclaves elles-mêmes du pouvoir qui les ordonne. Il ne lui fallait que des grandeurs mortes. Il dénigrait la philosophie, qui, sous lui seul, n'osa ou ne sut braver les tyrans ; il n'accordait aux lettres que sa louange; se servait des sciences et des arts, comme de l'argent, pour attester sa puissance, la réfléchir, lui soumettre le monde; et le montrer seul grand, dans la dégradation univer.selle où il ne pouvait obtenir les services, il achetait le silence; il payait magnifiquement la prostitution à ses plans; et avec toutes les monnaies qu'il avait accaparées, les richesses, les places, les grandeurs, les décorations; jamais en gloire; aucune n'a éclaté sous son règne; il ne tolérait même l'honneur nulle part, comme une prétention à l'indépendance.

:

Il ne faut pas le juger uniquement sur les maux qu'il a faits; mais encore sur tous les biens, où l'appelait sa fortune, unique surtout en ce point. Voyez le moment où la

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