Page images
PDF
EPUB

toyens, est sûr de sa liberté au dedans et de sa dignité au dehors. Il lui convient aujourd'hui de livrer son ancien chef à la justice de la patrie, dont il lui fut donné de faire sa proie, pour l'oppression du genre humain.

Comment se fait-il que le désir de ne rien choquer d'honnête en soi, me conduit à une sorte de justification de mes deux portraits de Bonaparte? Personne ne veut plus de lui; et beaucoup en pensent encore, comme

s'il y avait à le regretter! Nous en avons reçu, et au-delà des bornes connues, tous les outrages, tous les maux; il importe à l'humanité entière, que l'exécration reste seule à l'usage qu'il a fait d'une telle fortune, d'une telle puissance; et on invoque, le respect du malheur, pour celui qui traita toujours sans pitié, et avec le plus insolent mépris, la nation, qui lui avait confié, pour les assurer, le dépôt de ses destinées ! Que ceux qui avaient près de lui ou sous lui, des places, des rangs, de riches avantages, s'imposent envers lui le silence : voilà ce qui est convenable. Mais ils n'ont ni blâme, ni plaintes à exercer envers ceux, qui, comme moi, ayant

voulu et ayant pu échapper à ses faveurs, se font aujourd'hui, un devoir, de protester, d'après leurs anciens principes, contre le funeste penchant des hommes, à se laisser éblouir à ces crimes fameux, qui ont écrasé et avili les peuples.

Tout tient ici à une circonstance, qu'on n'a pas encore observée : si Napoléon avait péri par une révolte de ses armées, ou par une insurrection nationale, comme il y avait lieu, chacun adhérerait au jugement que j'en porte. Mais il a péri, deux fois, au sein de deux invasions de la France; de deux représailles de l'Europe; et dans le profond accablement de nos souffrances, de nos humiliations, l'aveuglement populaire, le retrouvant dans le désastre public, lui en fait grâce, comme s'il n'en était pas l'unique

cause!

C'est là une de ces funestes associations d'idées, pareille à celle qui nous avait fait abandonner les meilleurs principes de la révolution, par l'horreur des abominations, · qui vinrent la dénaturer. On se méprend aujourd'hui, sur le mal, comme, auparavant, on s'était détaché du bien.

NAPOLÉON BONAPARTE,

SOUS L'ASPECT MILITAIRE.

Ce morceau a été écrit en 1814, après la première chute de Bonaparte. On peut y apercevoir les causes de son retour, par l'armée; et de sa nouvelle chute, par une assemblée nationale; toujours à l'aide d'une invasion de l'Europe. Il est détaché d'un chapitre de ma Monarchie de Louis XIV, dont il fait la fin.

Je vais énoncer une vue sur les monarchies modernes, qui semble les mettre en contradiction avec elles-mêmes. A certaines époques, on les croirait essentiellement guerrières, parce qu'elles sacrifient tout à leur établissement de guerre ; mais elles ne sont nullement organisées pour un système de conquêtes. Nous venons de voir ce plan de conquêtes, réalisé dans la plénitude de ses monstrueux principes; et nous avons appris tout ce qu'il exige.

Il exige qu'un vaste empire soit tombé

sous la main d'un soldat de fortune : ce qui ne peut arriver que chez une nation, sortie de son ancien régime, sans avoir su se reconstituer dans un nouveau; chez une nation, momentanément sans lois, sans caractère, sans autres mœurs, que celles nées des discordes publiques ; mais à qui sa désorganisation même a dû donner une grande énergie; qui, ne pouvant plus se déployer au dedans, se porte plus violemment au dehors.

Il exige, dans ce chef militaire, non les qualités d'un grand homme; qui, dans les siècles de lumières, ne peuvent s'employer qu'à la vraie prospérité, à la vraie gloire; mais celles de ce qu'on pourrait appeler un homme monstre tout-puissant par une volonté de fer, qui imprime partout le désespoir de lutter avec elle; par une perversité systématique, qui ne croit pas avoir asservi, quand elle n'a pas corrompu; soumet ceux qui ont encore leur honneur à tout ce que ne refusent pas ceux qui n'en plus; et avec qui il ne reste plus à composer que sur le salaire; par cette ambition forcenée, qui peut tout, parce qu'elle ose tout;

qui, plaçant son art dans la stupeur de ses forfaits et dans le dérèglement de ses succès, parvient à maîtriser tout ce qui n'est plus qu'ordinaire, et dans les obstacles et dans les résistances.

Il faut, dans ce plan de conquêtes, que toute la population soit mise, comme en coupes réglées, à la merci du despote; nonseulement par des lois qui en ordonnent ainsi; mais encore par une frénésie militaire, jetée dans la jeunesse, pour lui tenir lieu d'éducation.

Dans ce régime, une paix n'est qu'une combinaison pour des envahissemens frauduleux; une conquête réservée sort d'une conquête accomplie; chaque victoire, toujours chèrement achetée, commande, immédiatement, de nouvelles levées ; et voici ce qui en arrive: le soldat, n'ayant plus la chance de la vie, que pour quelques années, il faut lui embellir cette rapide existence par un pillage, à chaque marche; et par un grade, à chaque bataille: de là le nombre des officiers, croissant toujours, par la destruction même des corps, on a, à la fin, une masse de gens de guerre, qui n'est plus

« PreviousContinue »