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la vie? et cependant Fontenelle avait comblé une malle d'écrits et de satires contre lui, auxquels il a l'honneur unique de n'avoir jamais répondu. Ses services, toujours délicats, toujours modestes pour les talens contemporains? combien d'autres ont su faire du bien et le bien faire, et n'ont trouvé que des mécontens et des ingrats! Il faut en convenir, il y eut en ceci un bonheur mérité; mais enfin un bonheur rare, dont il faut faire un honneur à l'humanité, un hommage au siècle, un encouragement à ces vertus paisibles, si bonnes à ceux qui les possèdent, et qui plaisent tant à ceux même qui n'en reçoivent que l'exemple.

L'auteur du jeune Anacharsis traversa toute cette fameuse époque de la fin du dixhuitième siècle; il vit, dans les académies et dans le monde, cette fermentation des esprits ; ce besoin de choses nouvelles; cette élaboration lente et profonde d'une révolulution, sans modèle et sans exemple, entre toutes les autres.

Ces époques, si utiles et si funestes par les mouvemens qu'elles impriment dans les peuples; sont favorables aux grands ouvra

ges; elles échauffent utilement les esprits, assez forts pour ne pas s'en laisser emporter.

Tel est le caractère auquel on reconnaît les beaux écrits de cette époque; ceux qui la consacreront par des services éternels; et la disculperont des maux sortis d'autres causes, plus puissantes pour le mal, que les bons livres ne le sont pour le bien. Mélangés de vérités et d'erreurs, leur effet propre était sur les hommes capables de séparer les unes des autres; sans une subversion nationale, ils ne faisaient qu'éclairer; dans une subversion nationale, ils ne pouvaient plus que fournir des alimens à l'incendie. Tel m'a toujours paru le point de vue où ils retrouvent la haute estime, que la postérité leur rendra ou plutôt leur conservera.

Soit parce que l'ouvrage de Barthélemy n'a paru qu'à un temps où le caractère philosophique n'était plus un reproche par personne; soit que sa philosophie fût au-dessus de tout reproche; quoique ami de tous les écrivains, que l'on essaie de nouveau de dé crier comme philosophes, on consent à l'excepter de cette proscription; et c'est encore

là un effet de cette fortune favorable, qui environna sa vie entière.

Il fut pourtant un de ces grands coupables, si c'est un crime d'avoir concouru à répandre la connaissance des vrais principes de la société et des saines organisations politiques; d'avoir cultivé dans les âmes cette passion philanthropique, de voir les hommes chercher les moyens de leur bonheur dans le développement des affections généreuses, et dans l'accroissement de leurs lumières; cet intérêt, supérieur à tous les autres, de s'embrasser par la paix, par le commerce, par tous les bienfaits de la civilisation; ce discernement de la vraie gloire, qui, dans les temps éclairés, se sépare des grandeurs désastreuses, et ne s'attache plus qu'aux noms des bienfaiteurs de l'humanité. Tout cela sortait naturellement du tableau de la Grèce; la seule portion de l'antiquité, où le sentiment de l'humanité ait un peu adouci l'esclavage et embelli la liberté même; où la civilisation ait marché à la suite des conquêtes; où la domination ait porté la philosophie et les beaux-arts aux vaincus; et, ce qui n'est ni moins précieu ni moins ho

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norable, où la servitude même les ait communiqués aux vainqueurs. Tout cela s'y versait encore par l'action de l'esprit du siècle sur l'écrivain, qui avait dû d'ailleurs à cet esprit le plan, le but et la conception de l'ouvrage; ce n'est que de cette manière que Barthélemy a été philosophe; ce qui heureusement n'est pas arrivé à lui seul.

Mais ne trouvé-je pas ici même un exemple des dangers attachés aux meilleurs livres, lorsqu'ils paraissent dans des temps, qui ne leur conviennent pas ? Ces révolutions de la Grèce, qu'une implacable fureur de liberté y renouvelait sans cesse dans chaque contrée; ces grands noms consacrés par le nom fanatique de liberté; ces honneurs immortels pour les héros de la liberté; cette horreur attachée à la seule idée d'une suprême magistrature, qui n'avait là que le nom abominable de tyrannie; toute la Grèce reproduite dans l'ébranlement d'une monarchie, devait exalter les têtes ardentes et égarer notre jeunesse, par ses plus nobles passions.

On n'a pas encore observé, ce me semble, que ce ne furent les vices d'abord, mais

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plutôt des vertus, mal dirigées, qui ont jeté notre révolution si loin de son but ; que nos livres classiques, qui ne nous montraient la liberté publique que sous des formes démocratiques, ont résisté, pour notre ruine, à l'effet, plus heureux, des doctrines modernes, qui ne la plaçaient plus que dans les gouvernemens mixtes. Tandis que les esprits éclairés en cherchaient le système, par la lumière des derniers écrivains politiques; les jeunes gens, toujours enivrés des impressions de nos écoles, ne voulaient vivre que sous les assemblées du peuple; ne connaissaient de lois que les décrets de la place publique; et prétendaient tous devenir des Démosthènes. J'en conclus qu'il faudrait mettre, de préférence, dans notre enseignement public, plusieurs des ouvrages, si décriés aujourd'hui, des philosophes du dixhuitième siècle, pour amortir du moins l'action trop violente des doctrines anciennes dans les matières politiques; et pour mettre un bon ouvrage à côté d'un autre, bien supérieur, je ne laisserais lire à un jeune homme le Voyage d'Anacharsis,

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