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maux présens; pourvoyait, de plus loin, aux dangers à prévenir? Dans toutes les grandes circonstances, le sénat ne voit, ne veut que Pompée: Caton songe surtout à rabaisser Pompée. Le peuple s'enivre du jeune César: Caton poursuit, dans César, un nouveau Marius; plus dangereux par de généreuses qualités. Il hait et méprise le riche et avare Crassus: il soutient cette faction et l'interpose entre les deux autres. Il s'effraie moins de leurs discordes que de leur réunion. Il démêle tous les projets du plus habile de ces ennemis. publics; il en avertit le peuple, le sénat, ses rivaux; il le traverse dans sa gloire, comme dans le plus puissant moyen de son ambition. On croit voir aux prises, pour la dernière fois, le bon et le mauvais génie de la république. On ne le crut pas; et la liberté romaine périt; mais le sénat lui rendit, au moins, cette justice, que toujours il avait bien conseillé la patrie.

Exclu, deux fois, de la première magistrature, parce qu'il en eût fait le frein des factions; ne sacrifiant jamais ni le devoir au succès, ni le bien public à la gloire; tout paraît lui enlever les honneurs ordinaires

que

de la vertu, voyez cependant les hommages la sienne obtient de cette Rome, qui recueillait tous les vices, ainsi que toutes les richesses du monde soumis: on ne peut plus le récuser dans les jugemens, sans décrier sa cause; son aspect inattendu interrompt les spectacles licencieux ; et ceux qui l'entourent le proclament l'homme invincible, au moment où il fuit devant le vainqueur de Pharsale.

Le plus intrépide des hommes, il en est encore le plus sensible et le plus doux; quand il peut l'être, sans démentir le rôle, qu'il se croit départi par les dieux : jamais ; dans sa jeunesse, il n'avait pris le repas de sa journée, qu'avec son frère; durant la guerre civile, il est toujours couvert de deuil; un grand soin l'occupe encore, au moment où il a résolu de mourir, celui de pourvoir au salut de ses amis; il mêle cette tendre inquiétude aux méditations de l'immortalité du juste, dans le calme de sa nuit dernière. Enfin il sort de la vie, comme un homme qui, ayant accompli sa tâche, retournerait, satisfait et paisible, vers celui qui l'avait envoyé.

THRASÉAS.

Ce portrait a été écrit en 1782, retouché en 1816.

LA fortune entre dans toutes les gloires, et même dans celle des vertus. Elle peut placer les grands hommes dans des siècles, tellement avilis, qu'ils ne puissent ni rien opérer, ni rien entreprendre. Que pouvait, sous le règne d'un Néron, un dernier républicain, un digne stoïcien, l'intrépide Thraséas? Quelles ressources avec un peuple, qui regretta un empereur histrion et parricide; et avec un sénat, qui ne savait se défendre des attentats à venir, que par la consécration des crimes récens! Ne pouvant rendre des vertus à sa patrie, il ne pouvait que la délivrer; et je ne vois à lui demander que cette conspiration, dont Pison n'était pas digne. Il fallait détrôner le tyran, étouffer le monstre, et prendre sa place. Mais la vertu n'aime pas à se couvrir des apparences

de l'ambition; elle brave les tyrans, plus souvent qu'elle ne les punit.

Dans ces temps d'horreurs et de bassesses, on reconnaît l'homme de bien à une vie pure et retirée; à un maintien sévère et triste; on voit qu'il porte dans son cœur un cruel tourment, celui de n'avoir d'autre emploi pour son courage, que de conserver son honneur.

Il épuise sa patience à endurer la dégradation publique. Mais s'il voit un sénat dresser des félicitations, remercier les dieux pour un prince, qui vient de tuer sa mère; il sort, affrontant le monstre ; et s'échappant d'une telle infamie; et tandis qu'un délateur qui, cette fois, ne mentait pas, lui reproche, pour tout crime, d'avoir l'âme de Caton; il entend ses amis délibérer, s'il lui convient de se montrer à ses juges sous les vêtemens d'un accusé; de parler avec l'au¬ torité de la vertu, avec la liberté d'un mourant; ou bien, s'il doit prévenir sa condamnation par une mort volontaire; pour laisser douter de ce qu'eût fait le sénat, s'il eût entendu la voix de Thraséas, et

contemplé, à son extrême moment, cet auguste visage.

Néron, impatient de vengeance, ne lui laissa pas le temps de prononcer sur cette question, qui reste encore indécise.

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