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son bras pouvait écraser; et l'homme, au sein de la civilisation, pouvait être encore avoué de la nature.

Cette force physique et morale dispose l'homme à la générosité; mais ce qui la commence et l'entretient, c'est le sentiment de l'humanité; c'est cette bienveillance pour nos semblables, dont la nature se sert, pour aider l'amour de nous mêmes à sortir de notre personne. C'est à l'éducation de le faire naître et de le diriger; c'est aux institutions sociales à lui fournir des alimens, des objets, des modèles. Rien ne le développe et ne le féconde mieux, que les affections domestiques. En aimant nos parens, nous nous remplissons d'intérêt, pour tous les hommes qui les aiment et qui en sont aimés; pour tous ceux de qui ils ont reçu du bien, et à qui ils en ont fait. Nous adoptons leurs affections; nous acquittons leur reconnaissance, en même temps que la nôtre. Ainsi croît et s'étend le penchant à aimer, que nous avons reçu de leur amour même, en se répandant d'un objet sur un autre. Ce qui exalte le sentiment de l'humanité, ce sont les cérémonies qui le consacrent et le

récompensent; c'est cette loi de Sparte, qui ordonnait à tout citoyen de se détourner devant une femme grosse; c'est cette loi de Rome, qui faisait mutiler une statue, qui, en tombant, avait écrasé un citoyen; c'est un temple élevé à la concorde, à la clémence.

Mais si le sentiment de l'humanité nous porte aux actions généreuses, c'est l'amour de la gloire qui nous y conduit. Elle crée le mérite, aussi aisément qu'elle le récompense un trophée promet de nouvelles victoires. Miltiade, tes lauriers ne me laissent pas dormir, disait Thémistocle; et il faut qu'il devienne aussi un héros. Tout languit, rien ne s'élève, quand la gloire ne vient que lentement, et par une faveur capricieuse, couronner les services de la vertu et du génie; et qu'elle garde ses pompes, pour les tombeaux. Son culte alors s'éteint, comme celui de ces divinités, qu'on accusait d'indifférence sur le sort des mortels.

Mais placez-la au milieu de toutes vos institutions; qu'elle se varie sous toutes les formes; qu'elle s'offre à tous les âges, à toutes les conditions; qu'elle préside surtout à ces travaux, qui épouvantent la faiblesse de

l'homme; que tout ce qui a été grand et utile, revive par elle et pour elle; que tout ce qui peut le devenir, soit averti d'y prétendre; qu'elle remplisse les imaginations de toute la majesté des temps anciens; et qu'elle les tourmente de l'attente d'un avenir, qui saura comparer les hommes et les hommes, les siècles et les siècles. Qu'elle s'entoure des arts, comme de son cortége naturel; qu'ils la peignent, qu'ils la chantent, qu'ils l'inspirent : il est bien juste qu'ils la servent, puisqu'elle les anime. Qu'elle fasse mieux encore : par le caractère auguste et presque religieux de ses récompenses, qu'elle ouvre l'âme à de nouvelles impressions; qu'elle annonce quelque chose de plus beau, de plus doux qu'elle-même; qu'elle fasse désirer, au milieu des honneurs, la sainte joie de la vertu; et qu'elle décrie elle-même, secrètement, toute la vanité d'un triomphe.

La qualité enfin qui complète, ou plutôt qui perfectionne l'homme généreux, c'est le désir de se plaire à soi-même; de pouvoir toujours rentrer dans son âme, avec un sentiment de paix et de bonheur; et de pouvoir

l'ouvrir à l'Être Suprême, comme un sanctuaire, où ses dons n'ont pas été profanés. Avec ce goût intime de la vertu, on va aux bonnes actions, comme à ses plaisirs. Mais pour concevoir véritablement cette récompense, qui tient lieu de toutes les autres; et pour la goûter toute entière, il faut l'avoir long-temps méritée. Procurez donc de bonne heure aux hommes la félicité des bonnes actions. Les bonnes actions de notre jeunesse sont des otages, que nous donnons à la vertu. Voilà les qualités qu'il faut cultiver pour former des hommes généreux; leur développement est plus ou moins favorisé, par les lois et les mœurs. Aussi la générosité reçoit-elle des caractères différens, dans les diverses époques de la société; elle prend, en quelque sorte, la couleur de chaque siècle. Elle est une vertu née de la société, et pour la société.

Les sauvages la connaissent peu. Bornés aux premiers besoins de la nature, vivant pour eux-mêmes, parce qu'ils ne demandent leur bonheur qu'à eux-mêmes, ils chérissent leur liberté, comme leur bien propre; et non comme un présent de leur patrie; et ils

n'éprouvent pas pour leur patrie, ce dévouement, qui est le salut et la gloire des nations civilisées; ou plutôt ils n'ont pas même de patrie. Ils ne voient dans leurs concitoyens que les compagnons de leur repos et de leurs dangers; et non des êtres qui les regardent, et dont l'estime leur importe.

Les nations, qui ne sont plus sauvages, mais qui ne sont pas encore policées ; qui ne sont que barbares, connaissent aussi d'autres vertus que la générosité: vous y trouverez une équité austère; une bonne foi inviolable; de la fierté avec les ennemis; de la bonté entre les citoyens ; un patriotisme ardent. Tels furent les Romains de Romulus. Cependant la générosité commence alors, mais sous un autre nom, et sous une autre forme; elle s'est versée toute entière dans l'amour de la patrie. La gloire même n'existe encore que relativement à la patrie: on fera de grandes choses; mais ce sera uniquement pour obtenir une couronne au Capitole. L'estime des nations et des siècles n'est encore rien pour un Romain de ce temps.

L'époque des sociétés où la générosité se répand dans les mœurs publiques; où elle

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