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pour elles-mêmes, elles s'oublient dans la chose publique.

LXXIV. Nulle révolution ne s'est faite sans elles : toutes les faces de la nôtre en ont reçu ce caractère passionné, qu'elles donnent à tout ce qui tombe sous leur influence.

LXXV. Mais aucune révolution n'a eu à se défendre de leurs stipulations; aucune ne s'est encore signalée par le redressement de leurs droits. La nôtre aura la gloire et le bonheur, d'avoir prévenu et surpassé leurs

vœux.

DE LA GÉNÉROSITÉ.

Ce morceau a été fait en 1780; c'est le premier écrit littéraire de l'auteur. Il fait partie d'une collection de fragmens de morale, destinée à rentrer dans ses œuvres. Le tableau de mœurs qui le termine, se rapporte à la fin du règne de Louis XV.

JE ne prends pas ce mot dans le sens populaire, pour une inclination et une habitude à répandre des largesses. La véritable générosité est bien autre chose : c'est la plus belle et la plus aimable des qualités, dont l'âme humaine puisse être ornée; c'est ce besoin d'estime et d'amour, et cette passion des beaux faits, qui font que nous mettons notre bonheur à nous sacrifier souvent pour les autres ; et à donner toujours, à nos bienfaits et à nos services, un caractère particulier de grandeur ou de délicatesse.

Il est plusieurs vertus, qui ressemblent beaucoup à la générosité : ce sont la bienfaisance, la clémence, l'amour de la patrie, et le sentiment de l'honneur.

Ces vertus ont bien des choses, qui leur sont communes; mais elles ont aussi un caractère particulier, qui les distingue.

La bienfaisance est expliquée par ce mot même. Vouloir et faire constamment du bien; employer à cela sa fortune, son crédit et ses soins; y trouver son plaisir, et n'avoir pas besoin d'autre récompense; c'est être bienfaisant : en ceci l'homme bienfaisant ressemble à l'homme généreux. Mais en quoi ils diffèrent : c'est que le premier ne sert les hommes, qu'avec les faveurs qu'il a reçues de la fortune; et que le second les sert de toutes les facultés de son âme. Son génie, son courage, ses espérances, ses plaisirs, sa vie même; il donne tout, et ne regrette rien.

Il y a plus de grandeur dans la générosité; mais il y a une utilité plus continue dans la bienfaisance. La générosité ne vit que de faits sublimes, et ne s'éveille que dans les grandes occasions; la bienfaisance est de tous les instans.

La générosité d'habitude et de caractère ne s'entretient même, que par la bienfaisance. On peut faire une action généreuse,

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sans être un homme bienfaisant; mais un homme constamment généreux, renferme nécessairement en lui l'homme bienfaisant.

La clémence est le pardon d'un mal ou d'un outrage reçu; le sacrifice du plaisir, et quelquefois même du droit de se venger: c'est la vertu que les hommes honorent le plus; non pas seulement à cause du besoin qu'ils en ont, mais encore parce qu'ils sentent, que rendre le bien pour le mal a quelque chose de surnaturel, pour un être qui ne se soulage dans ses douleurs, que par l'espérance de les faire expier. La gloire de la clémence se mesure sur la force de la haine et de l'ardeur du désir de vengeance, qui l'ont précédée. Ainsi rien de si court que l'intervalle qui sépare la vertu du crime; car la vertu, qui n'est que la puissance de vaincre les passions, les suppose toujours. La clémence entre dans la générosité; elle en est peut-être le plus noble attribut; mais elle n'en est pas le tout.

L'amour de la patrie est une abnégation absolue de l'intérêt personnel; ou plutôt une transposition entière de l'amour de soi dans la chose publique : car l'homme est ainsi

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fait; c'est toujours lui qu'il retrouve au fond de ses affections. Pourquoi ce prodigieux dévouement des Spartiates et des Romains, pour leur pays? C'est qu'ils aiment les hommes, avec qui ils se sont trouvés au sénat et à l'armée; le gouvernement dont ils sont membres; le lieu qui les a vus naître ; celui où ils doivent mourir; celui où ils ont entendu proclamer les noms des bons citoyens, et où les leurs doivent bientôt retentir; c'est pour ces objets qu'ils s'enflamment; et ces objets leur appartiennent. C'est la perfection de l'homme, de porter ainsi hors de sa personne cet amour de soi, qui le domine nécessairement; de lui donner le bien public pour objet et pour récompense. Puisque l'amour de la patrie dépouille l'homme de cette préférence pour lui, qui lui est naturelle; la générosité fait donc l'essence de cette vertu. Mais l'amour de la patrie, dans ses vœux et ses sacrifices, ne voit jamais que des citoyens; et il peut y avoir une générosité, moins exclusive, qui ne se dévoue pas à toute la race humaine; mais qui s'émeuve pour les malheureux qu'elle vient à connaître, quel que soit leur pays; car c'est

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