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suffirait, selon moi, pour réduire à sa juste valeur l'anecdote supposée que de graves philosophes ont donnée pour cause de la sévérité de mœurs, de la disette de sentiment que l'on remarque dans les ouvrages de Boileau '.

Il ne tarda pas à reprendre le cours de ses études, et il entra en troisième au collége de Beauvais, où son bonheur l'adressa à l'un de ces hommes précieux pour l'enseignement, qui savent distinguer dans un jeune élève le germe du vrai talent, des vaines apparences auxquelles il est si facile et si dangereux quelquefois de se méprendre. M. Sévin, professeur de Boileau, reconnut bientôt en lui de rares dispositions pour la poésie, et prédit, sans balancer, l'avenir brillant qui l'attendait dans cette carrière. Encouragé par l'horoscope, et merveilleusement secondé par la nature, le jeune disciple s'abandonna tout enter à son penchant, ne s'occupa plus que de vers et de romans, et commença, au collége même, une tragédie, dont il avait retenu et citait encore longtemps après ces trois hémistiches:

Géants, arrêtez-vous!

Gardez pour l'ennemi la fureur de vos coups!

qu'il opposait hardiment aux meilleurs de Boyer. Ce n'était pas élever bien haut les prétentions de l'amour-propre. La famille de Boileau ne vit pas sans inquiétude se développer en lui le goût et le talent de la poésie; elle en pálit, dit-il,

Et vit, en frémissant,

Dans la poudre du greffe un poëte naissant.

Gilles Boileau, son frère aîné, qui se mêlait aussi de vers, trouva surtout fort impertinent que ce petit drôle s'avisát d'en faire; et le poëte naissant fut condamné à l'étude du droit, et même reçu avecat, le 4 décembre 1656. Mais il manifesta bientôt si peu de dispos:tions, ou plutôt tant de répugnance pour le barreau, que l'on ne s'obs tina pas plus longtemps. Le praticien disgracié passa donc des bancs de l'École de Droit sur ceux de la Sorbonne : nouvelle tentative qui ne réussit pas mieux que la première, mais procura au poëte théologien un bénéfice, le prieuré de Saint-Paterne, qui lui rapportait huit cents livres de rente, dont il jouit huit ou neuf ans. Bien convaincu à

1 On lit, dans l'Année littéraire, que Boileau, encore enfant, jouant dans une cour, tomba dans sa chute, sa jaquette se retrousse, et un dindon lui donne plusieurs coups de bec sur une partie très-délicate. Voilà l'accident auquel Helvétius attribue, sans balancer, la haine de Boileau pour les jésuites, qui avaient amené les dindons en France, son admiration pour Arnauld, la satire sur l'Equivoque, et l'épître sur l'Amour de Dieu! « Tant il est vrai, ajoute-t-il ensuite, que ce sont souvent les causes imperceptibles qui déterminent toute la conduite de la vie, et toute la suite de nos idées. » De l'Esprit, Disc. III, chap. 1, note a.

cette époque de la nullité de sa vocation pour l'état ecclésiastique, il remit le bénéfice entre les mains du collateur, et, après avoir calculé ce qu'il lui avait valu pendant le temps qu'il l'avait possédé, il fit distribuer cette somme aux pauvres, et principalement à ceux du lieu même. « Rare exemple, dit L. Racine, donné par un poëte accusé << d'aimer l'argent! » Cette restitution eut, suivant d'autres biographes, une destination différente : elle servit à doter une jeune personne qu'il avait aimée, et qui se faisait religieuse '. Peu importe, au surplus, l'emploi de la somme : le premier mérite consiste ici dans la noblesse du procédé.

Libre enfin du greffe, de la Sorbonne et du barreau, et devenu, par la mort de son père, maître absolu de ses goûts, de ses actions et de sa modique fortune, Boileau ne songea plus qu'à suivre la route que lui traçait son génie. Parmi les poëtes qui avaient fait l'étude et les délices de ses premières années, il paraît que l'instinct l'avait surtout dirigé vers les satiriques; et qu'Horace, Perse, et Juvénal, l'avertirent les premiers de son talent. La société du malin Furetière, grand admirateur, mais imitateur médiocre de Regnier, acheva de déterminer sa vocation pour le genre dangereux, mais nécessaire alors, de la satire littéraire. On applaudissait, il est vrai, aux chefs-d'œuvre de Corneille, aux premières pièces de Molière; mais Chapelain était encore l'oracle de la littérature; l'Académie portait le deuil de Voiture, et Cotin était une espèce d'autorité. Que de motifs pour enflammer la bile satirique d'un jeune poëte qui, né avec un esprit juste, un tact sûr et délicat, et un fonds intarissable de haine pour les sots, se sentait le courage et les moyens de tenter la réforme du Parnasse français, et d'achever ce que Molière avait si glorieusement commencé quelques années auparavant! Mais, en frappant d'un ridicule éternel l'abus de l'esprit et le jargon des ruelles, ce grand homme n'avait attaqué que les effets, sans remonter à la cause du mal; et, quoiqu'il eût forcé pour un temps les précieuses à se cacher, les progrès du mauvais goût n'en étaient pas moins sensibles, et la décadence des lettres moins prochaine.

Voilà ce que n'ont point assez considéré, ce me semble, ceux qui, défenseurs beaucoup trop officieux des Pelletier et des Cotin, ont, plus d'un siècle après, essayé de renouveler le tumulte excité sur le Parnasse à l'apparition des premières satires de Boileau, et de réhabiliter des noms et des ouvrages à jamais proscrits. Voltaire appelle quelque part les satires de Boileau les fautes de sa jeunesse, et le

Les biographes ne sont point d'accord sur cette dernière circonstance 2 Mémoire sur la satire.

félicite de les avoir couvertes par le mérite de ses belles Épitres, et de son admirable Art poétique. Mais le mérite de ces ouvrages, en effet admirables, eût-il été reconnu d'un siècle perverti par les doctrines des détracteurs des anciens? Le charme continu d'une versification constamment pure, harmonieuse, eût à peine effleuré des oreilles accoutumées aux sons rauques et discordants des versificateurs alors en réputation; de quel prix eût été pour les admirateurs de Scudéri et de Chapelain cette puissance de raison, qui donne un si grand caractère aux ouvrages de Boileau, et à leur auteur un rang si distingué parmi les poëtes? Il fallait donc commencer par désabuser le siècle, si complétement trompé sur les véritables objets de son admiration, et chasser l'usurpation de toutes les avenues du trône où allait s'asseoir enfin la légitimité poétique et littéraire.

Telle fut l'heureuse révolution opérée par les premières satires de Boileau', révolution qui ne lui attira que les ennemis auxquels il devait s'attendre, mais qui lui procura d'illustres appuis sur lesquels il était loin de compter, et qu'il réconcilia avec la satire par l'estime même que leur inspirait le poëte satirique2.

A peine la bonne route fut-elle indiquée, que tous les bons esprits s'empressèrent de la suivre. Le premier qui s'y fit remarquer fut le Jeune Racine, dont on jouait alors l'Alexandre. Malgré la distance, déjà sensible, qui sépare cette pièce des Frères ennemis, Racine avait beaucoup à profiter encore dans les conseils de Boileau, et l'on ne tarda pas à s'en apercevoir. L'amitié la plus constante unit ces deux grands poëtes, qui s'éclairaient, s'encourageaient, se consolaient mutuellement, et doublaient ainsi la force qu'ils opposaient de concert aux attaques souvent réitérées de la médiocrité jalouse. Quand Racine doutait presque lui-même du mérite d'Athalie, Je m'y connais, disait Boileau le public y reviendra. Et lorsque Boileau,

Il en parut d'abord sept, en 1666 ( un volume in-16, Paris, Claude Barbin): le DISCOURS AU ROI sanctifiait déjà les pages * de ce recueil.

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rebuté par les nombreuses critiques qu'essuyait sa satire contre les femmes, se repentait de l'avoir faite, son ami le rassurait, en lui disant : L'orage passera. Cette liaison, si respectable en elle-même, et qui eut peut-être sur nos destinées littéraires plus d'influence que l'on ne croit, n'avait cependant pas son principe dans la conformité d'humeurs peu de caractères ont été au contraire plus opposés que ceux de Racine et de Boileau; mais la droiture du cœur et la justesse de l'esprit étaient de part et d'autre les mêmes, et l'indulgence réciproque faisait le reste.

C'est surtout à la cour que ce contraste ressortait de la manière la plus frappante. Brusque, tranchant, incapable de taire ou de déguiser sa pensée, Boileau ne faisait pas grâce à ce misérable Scarron, en présence même de madame de Maintenon; et Racine, tremblant, déconcerté, lui disait en sortant: « Je ne pourrai donc plus « paraître à la cour avec vous ! » Boileau convenait de ses torts, et y retombait à la première occasion. Louis XIV lui-même n'était pas à l'abri de sa franchise; mais il lui donnait alors un tour délicat qui la faisait agréablement passer. Le roi lui montrant un jour quelques vers qu'il s'était amusé à faire : « Sire, dit le poëte consulté, rien << n'est impossible à votre majesté : elle a voulu faire de mauvais vers, elle y a parfaitement réussi. » Le duc de la Feuillade donnait de grands éloges à un méchant sonnet de Charleval, et alléguait, en faveur de son jugement, celui du roi et de la dauphine. « Le roi, << dit l'inflexible Boileau, s'entend à merveille à prendre des villes; « madame la dauphine est une princesse accomplie; mais je crois me «< connaître en vers un peu mieux qu'eux. » Indigné de l'insolence du poëte, le duc s'empresse de rapporter ce propos au roi, qui lui répond: «Oh! pour cela, il a bien raison. »

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Personne, d'ailleurs, ne savait corriger avec plus d'habileté que Boileau ce que sa franchise pouvait avoir de trop rude quelquefois, et tirer un compliment adroit de ce qui n'eût été qu'une vérité durc dans la bouche d'un autre. Il lisait un jour au roi un passage de l'histoire de son règne où se trouvait rebrousser chemin. Louis XIV l'arrête à ce mot, qui le choque: Boileau en soutient vivement la propriété, allègue des autorités, et reste seul de son sentiment. « Tous les courtisans, dit-il, m'abandonnèrent; et M. Racine tout le pre«mier. » Il n'en persista pas moins : « Cela est assez beau, dit-il au roi, que de toute l'Europe je sois le seul qui résiste à Votre Majesté. » (Lettre à Brossette, du 2 décembre 1706.)

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Boileau avait quarante-huit ans; il ne lui restait plus rien à faire pour sa gloire, et il n'était point encore de l'Académie française.

« Je veux que vous en soyez, » lui dit un jour le roi; et peu de temps après il fut proposé pour la place restée vacante par la mort de Colbert: mais la Fontaine, son concurrent, fut préféré; et ce choix ayant contrarié l'intention manifestée par le roi, il ne donna son agrément à l'élection de la Fontaine que six mois après, et lorsque Boileau, présenté de nouveau, eut été admis sans opposition'. Il vint donc prendre place le 1er (et non le 3) juillet 2 1685 dans une compagnie dont il avait sacrifié sans ménagement les principaux membres à la défense des saines doctrines, et dont le reste 3, si l'on en excepte Racine et la Fontaine, valait à peine l'honneur d'être nommé. Ils firent du moins preuve d'esprit dans cette circonstance, et le dépouillement du scrutin n'offrit pas une boule noire. Le malin récipiendaire ne dissimula, dans son discours, ni sa surprise de l'honneur extraordinaire, inespéré, qu'il recevait; ni surtout sa reconnaissance pour le monarque qui lui ouvrait en effet les portes de l'Académie, quelque juste sujet qui dit pour jamais lui en interdire l'entrée 4. Boileau porta dans ses relations académiques toute l'indépendance de son caractère. Il ne se rendait guère aux assemblées que quand il s'agissait de combattre un projet, ou de repousser une élection qui lui déplaisait. C'est ainsi qu'après s'être opposé de toutes ses forces à la nomination du marquis de Saint-Aulaire, protégé par une cabale puissante à la tête de laquelle se trouvait le prince de Couti, il se transporta à l'Académie exprès pour donner sa boule d'exclusion, et cette boule fut la seule 5. Du reste, peu jaloux de représenter sa compagnie dans les occasions solennelles, il céda volontiers, pendant son directorat (trimestre d'avril 1693), à deux de ses confrères, Charpentier et l'abbé Dangean, le droit et l'honneur de recevoir trois nouveaux académiciens, l'abbé Bignon, la Bruyère, et M. de la Loubère. Un essaim, détaché de l'Académie française avait formé dès 1663 ce qu'on appela d'abord la petite Académie, aujourd'hui celle des inscriptions et belles-lettres. Boileau n'en fit partie qu'en 1694: mais il y apporta, à ce qu'il paraît, beaucoup de zèle et d'assiduité; car l'académicien chargé de cette partie de son éloge remarque

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En remplacement de M. de Bezons, conseiller d'État, mort le 22 mars 1681. * M. Raynouard a vérifié, par les registres mêmes de l'Académie, la justesse de cette date. (Journal des Savants, mars 1824.)

3 C'étaient MM. Potier de Novion, Charpentier, Perrault, Tallemant, Mich le Clerc, Irland de Lavau, etc.

4 Expression de Boileau dans son Remerciement.

5 Voyez les lettres au marquis de Mimeure, 4 août 1706, et à Brossette, se septembre même année.

Discours prononcé par M. Petit-Radel, de l'Académie des Inscriptions, lors de la translation des cendres de Boileau.

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