Page images
PDF
EPUB

TRAITÉ DU SUBLIME,

OU

DU MERVEILLEUX DANS LE DISCOURS,

TRADUIT DU GREC DE LONGIN.

PRÉFACE DU TRADUCTEUR.

Ce petit traité, dont je donne la traduction au public', est une pièce échappée du naufrage de plusieurs autres livres que Longin avait composés. Encore n'est-elle pas venue à nous tout entière : car, bien que le volume ne soit pas fort gros, il y a plusieurs endroits défectueux; et nous avons perdu le Traité des Passions, dont l'auteur avait fait un livre à part, qui était comme une suite naturelle de celui-ci. Néanmoins, tout défiguré qu'il est, il nous en reste encore assez pour nous faire concevoir une fort grande idée de son auteur, et pour nous donner un véritable regret de la perte de ses autres ouvrages. Le nombre n'en était pas médiocre. Suidas en compte jusqu'à neuf, dont il ne nous reste plus que des titres assez confus. C'étaient tous ouvrages de critique. Et certainement on ne saurait assez plaindre la perte de ces excellents originaux, qui, à en juger par celui-ci, devaient être autant de chefs-d'œuvre de bon sens, d'érudition et d'éloquence. Je dis d'éloquence, parce que Longin ne s'est pas contenté, comme Aristote et Hermogène2, de nous donner des préceptes tout secs et dépouillés d'ornements. Il n'a pas voulu tomber dans le défaut qu'il reproche à Cécilius, qui avait, dit-il, écrit du sublime en style bas. En traitant des beautés de l'élocution, il a employé toutes les finesses de l'élocution. Sou

L'auteur la donna en 1674, dans sa trente-huitième année.

2 Rhéteur célèbre de Tarse en Cilicie. Il prononçait, dès l'âge de quinze ans, des discours improvisés avec une si étonnante facilité, que l'empereur Marc-Aurèle voulut aller l'entendre. A scize ans, il publia son excellent ouvrage sur la rhétorique; mais, à vingt-cinq, il perdit tout à coup la mémoire, et tomba dans un état de stupidité où il végéta jusqu'à un âge fort avancé, n'étant plus que l'ombre de lui-mênie. Voyez Belin de Ballu, Hist. crit. de l'Eloq., tome II,

P. 219.

vent il fait la figure qu'il enseigne; et, en parlant du sublime, il est lui-même très-sublime. Cependant il fait cela si à propos et avec tant d'art, qu'on ne saurait l'accuser en pas un endroit de sortir du style didactique. C'est ce qui a donné à son livre cette haute réputation qu'il s'est acquise parmi les savants, qui l'ont tous regardé comme un des plus précieux restes de l'antiquité sur les matières de rhétorique. Casaubon l'appelle un livre d'or, voulant marquer par là le poids de ce petit ouvrage, qui, malgré sa petitesse, peut être mis en balance avec les plus gros volumes.

Aussi jamais homme, de son temps même, n'a été plus estimé que Longin. Le philosophe Porphyre, qui avait été son disciple, parle de lui comme d'un prodige. Si on l'en croit, son jugement était la règle du bon sens; ses décisions en matière d'ouvrages passaient pour des arrêts souverains; et rien n'était bon ou mauvais qu'autant que Longin l'avait approuvé ou blâmé. Eunapius, dans la Vie des Sophistes, passe encore plus avant. Pour exprimer l'estime qu'il fait de Longin, il se laisse emporter à des hyperboles extravagantes, et ne saurait se résoudre à parler en style raisonnable d'un mérite aussi extraordinaire que celui de cet auteur. Mais Longin ne fut pas simplement un critique habile, ce fut un ministre d'État considérable; et il suffit, pour faire son éloge, de dire qu'il fut considéré de Zénobie, cette fameuse reine des Palmyréniens, qui osa bien se déclarer reine de l'Orient après la mort de son mari Odenat. Elle avait appelé d'abord Longin auprès d'elle pour s'intruire dans la langue grecque : mais de son maitre en grec elle en fit à la fin un de ses principaux ministres. Ce fut lui qui encouragea cette reine à soutenir la qualité de reine de l'Orient, qui lui rehaussa le cœur dans l'adversité, et qui lui fournit les paroles altières qu'elle écrivit à Aurélian, quand cet empereur la somma de se rendre. Il en coûta la vie à notre auteur; mais sa mort fut également glorieuse pour lui et honteuse pour Aurélian, dont on peut dire qu'elle a pour jamais flétri la mémoire. Comme cette mort est un des plus fameux incidents de l'histoire de ce temps-là, le lecteur ne sera peut-être pas fâché que je lui rapporte ici ce que Flavius Vopiscus en a écrit. Cet auteur raconte que l'armée de Zénobie et de ses alliés ayant été mise en fuite près de la ville d'Émèse, Aurélian alla mettre le siége devant Palmyre, où cette princesse s'était retirée. Il y trouva plus de résistance qu'il ne s'était imaginé, et qu'il n'en devait attendre vraisemblablement de la résolution

d'une femme. Ennuyé de la longueur du siége, il essaya de l'avoir par composition. Il écrivit donc une lettre à Zénobie, dans laquelle il lui offrait la vie et un lieu de retraite, pourvu qu'elle se rendit dans un certain temps. Zénobie, ajoute Vopiscus, répondit à cette lettre avec une fierté plus grande que l'état de ses affaires ne lui permettait. Elle croyait par là donner de la terreur à Aurélian. Voici sa réponse :

« Zénobie, reine de l'Orient, à l'empereur Aurélian.

« Personne jusqu'ici n'a fait une demande pareille à la tienne. C'est «la vertu, Aurélian, qui doit tout faire dans la guerre. Tu me «< commandes de me remettre entre tes mains, comme si tu ne savais « pas que Cléopâtre aima mieux mourir avec le titre de reine, que « de vivre dans toute autre dignité. Nous attendons le secours des Perses; les Sarrasins arment pour nous; les Arméniens se sont « déclarés en notre faveur; une troupe de voleurs dans la Syrie a « défait ton armée : juge ce que tu dois attendre, quand toutes ces « forces seront jointes. Tu rabattras de cet orgueil avec lequel, « comme maître absolu de toutes choses, tu m'ordonnes de me rendre. »

་་

Cette lettre, ajoute Vopiscus, donna encore plus de colère que de honte à Aurélian. La ville de Palmyre fut prise peu de jours après, et Zénobie arrêtée comme elle s'enfuyait chez les Perses, Toute l'armée demandait sa mort; mais Aurélian ne voulut pas déshonorer sa victoire par la mort d'une femme. Il réserva donc Zénobie pour le triomphe, et se contenta de faire mourir ceux qui l'avaient assistée de leurs conseils. Entre ceux-là, continue cet historien, le philosophe Longin fut extrêmement regretté. Il avait été appelé auprès de cette princesse pour lui enseigner le grec. Aurélian le fit mourir pour avoir écrit la lettre précédente; car, bien qu'elle fût écrite en langue syriaque, on le soupçonnait d'en être l'auteur. L'historien Zosime témoigne que ce fut Zénobie ile-même qui l'en accusa. «< Zenobie, dit-il, se voyant arrêtée, rejeta toute sa faute sur ses ministres, qui avaient, dit-elle, abusé de la faiblesse de son esprit. Elle nomma entre autres Longin, « celui dont nous avons encore plusieurs écrits si utiles. Aurélian ordonna qu'on l'envoyât au supplice. Ce grand personnage, « poursuit Zosime, souffrit la mort avec une constance admirable,

[ocr errors]

(

[ocr errors]

jusques à consoler en mourant ceux que son malheur touchait « de pitié et d'indignation.

[ocr errors]

Par là on peut voir que Longin n'était pas seulement un habile rhéteur, comme Quintilien et comme Hermogène, mais un philosophe digne d'être mis en parallèle avec les Socrates et avec les Catons. Son livre n'a rien qui démente ce que je dis. Le caractère d'honnête homme y paraît partout; et ses sentiments ont je ne sais quoi qui marque non-seulement un esprit sublime, mais une àme fort élevée au-dessus du commun. Je n'ai donc point de regret d'avoir employé quelques-unes de mes veilles à débrouiller un si excellent ouvrage, que je puis dire n'avoir été entendu jusqu'ici que d'un très-petit nombre de savants. Muret fut le premier qui entreprit de le traduire en latin, à la sollicitation de Manuce; mais il n'acheva pas cet ouvrage, soit parce que les difficultés l'en rebutèrent, ou que la mort le surprit auparavant. Gabriel de Pétra', à quelque temps de là, fut plus courageux; et c'est à lui qu'on doit la traduction latine que nous en avons. Il y en a encore deux autres; mais elles sont si informes et si grossières, que ce serait faire trop d'honneur à leurs auteurs que de les nommer. Et même celle de Pétra, qui est infiniment la meilleure, n'est pas fort achevée; car, outre que souvent il parle grec en latin, il y a plusieurs endroits où l'on peut dire qu'il n'a pas fort bien entendu son auteur, Ce n'est pas que je veuille accuser un si savant homme d'ignorance, ni établir ma réputation sur les ruines de la sienne. Je sais ce que c'est que de débrouiller le premier un auteur; et j'avoue d'ailleurs que son ouvrage m'a beaucoup servi, aussi bien que les petites notes de Langbaine 2 et de M. le Fèvre : mais je suis bien aise d'excuser, par les fautes de la traduction latine, celles qui pourront m'être échappées dans la française. J'ai pourtant fait tous mes efforts pour la rendre aussi exacte qu'elle pouvait l'être. A dire vrai, je n'y ai pas trouvé de petites difficultés. Il est aisé à un traducteur latin de se tirer d'affaire aux endroits mêmes qu'il n'entend pas. Il n'a qu'à traduire le grec mot pour mot, et à débiter des paroles qu'on peut au moins soupçonner d'être intelligibles. En effet, le lecteur, qui bien souvent n'y conçoit rien, s'en prend

1 Il professait le grec à Lausanne, et vivait au commencement du dix-septième siècle.

2 Gérard Langbaine, savant anglais, né à Bartonkirke, dans le Westmoreland, en 1608, publia en 1636, à Oxford, une édition de Longin, avec des notes est mées.

[merged small][ocr errors]

plutôt à soi-même qu'à l'ignorance du traducteur. Il n'en est pas ainsi des traductions en langue vulgaire. Tout ce que le lecteur n'entend point s'appelle un galimatias, dont le traducteur tout seul est responsable. On lui impute jusqu'aux fautes de son auteur; et il faut en bien des endroits qu'il les rectifie, sans néanmoins qu'il ose s'en écarter.

Quelque petit donc que soit le volume de Longin, je ne croirais pas avoir fait un médiocre présent au public, si je lui en avais donné une bonne traduction en notre langue. Je n'y ai point épargné mes soins ni mes peines. Qu'on ne s'attende pas pourtant de trouver ici une version timide et scrupuleuse des paroles de Longin. Bien que je me sois efforcé de ne me point écarter en pas un endroit des règles de la véritable traduction, je me suis pourtant donné une honnête liberté, surtout dans les passages qu'il rapporte. J'ai songé qu'il ne s'agissait pas simplement ici de traduire Longin, mais de donner au public un Traité du sublime qui put être utile. Avec tout cela néanmoins il se trouvera peut-être des gens qui non-seulement n'approuveront pas ma traduction, mais qui n'épargneront pas même l'original. Je m'attends bien qu'il y en aura plusieurs qui déclineront la juridiction de Longin, qui condamneront ce qu'il approuve, et qui loueront ce qu'il blâme. C'est le traitement qu'on doit attendre de la plupart des juges de notre siè cle. Ces hommes accoutumés aux débauches et aux excès des poëtes modernes, et qui, n'admirant que ce qu'ils n'entendent point, ne pensent pas qu'un auteur se soit élevé s'ils ne l'ont entièrement perdu de vue; ces petits esprits, dis-je, ne seront pas sans doute fort frappés des hardiesses judicieuses des Homère, des Platon et des Démosthène. Ils chercheront souvent le sublime dans le sublime, et peut-être se moqueront-ils des exclamations que Longin fait quelquefois sur des passages qui, bien que très-sublimes, ne laissent pas que d'être simples et naturels, et qui saisissent plutôt l'ame qu'ils n'éclatent aux yeux. Quelque assurance pourtant que ces messieurs aient de la netteté de leurs lumières, je les prie de considérer que ce n'est pas ici l'ouvrage d'un apprenti que je leur offre, mais le chef-d'œuvre d'un des plus savants critiques de l'antiquité. Que s'ils ne voient pas la beauté de ces passages, cela peut aussitôt venir de la faiblesse de leur vue que du peu d'éclat dont ils brillent. Au pis aller, je leur conseille d'en accuser la traduction, puisqu'il n'est que trop vrai que je n'ai ni atteint ni pu

« PreviousContinue »