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bre, et qui dès lors se perpétuent indéfiniment dans son sein? Ce n'est pas seulement avec les objets en lumière que ce fluide universel est en rapport; il baigne jusque dans l'épaisseur de leur substance tous les corps, pénètre aux endroits les plus sombres pour y saisir dans sa merveilleuse élasticité le contre-coup des vibrations de la cha

nution de son éclat ne serait donc vu non plus de ce monde | cerveau, dont le fluide éthéré s'empare, fût-ce dans l'omlointain qu'après un laps de dix ans ; et si ce monde lointain est habité par des êtres assez délicatement constitués pour être en état de nous distinguer sur notre chétive et obscure planète, il leur faut aussi ce même intervalle pour que les événements qui se produisent en ce moment parmi nous frappent leurs yeux. Ils ne nous voient jamais que dans le passé, et les mouvements auxquels ils assistent actuelle-leur, de l'électricité, et bien d'autres peut-être qui, pour ment en tournant leurs regards vers nous sont précisément ceux auxquels nous assistions nous-mêmes, il y a dix ans, à pareil anniversaire.

Il existe donc, grâce aux lois de la lumière, une telle relation entre les choses de l'espace et celles du temps que, pour remonter dans les grandeurs du temps, il suffit de s'éloigner dans celles de l'espace. Au lieu de nous transporter sur Sirius, transportons-nous sur un astre situé deux fois plus loin, et, en regardant la terre, nous découvrirons ce qui s'y faisait il y a vingt ans. Choisissons des stations de plus en plus reculées, et nous nous élèverons dans l'échelle des âges aussi loin que nous le voudrons, et au delà même de l'établissement des premiers hommes au sein des antiques forêts. De même pourronsnous, en ouvrant nos ailes en sens inverse, redescendre à volonté; nous verrons la noire fourmilière de l'Égypte, charriant sous la verge des intendants ses blocs de pierre et bâtissant patiemment ses pyramides; nous apercevrons la ville de Priam, et le fougueux Achille refoulant les rangs des Troïens ou traînant autour des murailles le corps ensanglanté d'Hector; nous suivrons les Perses sur le Bosphore, et nous distinguerons Alexandre remuant avec sa poignée d'hommes toute l'Asie. Athènes, Rome, Jérusalem, nous contemplerons, comme si nous étions vos contemporains, le spectacle de vos rues et de vos places publiques. Sur la colline sainte, aux portes de la ville, l'ouvrier dressera familièrement sous nos yeux cette croix étonnante secrètement destinée à tant d'éclat; nous serons les témoins du juste, nous suivrons son dernier regard vers le ciel, et nous pourrons observer dans toutes ses phases l'action qui partira de son sépulcre vide pour envahir peu à peu toute la terre. Pas un détail ne nous échappera si nous nous imaginons assez clairvoyants, et nous resserrerons l'histoire dans une aussi étroite mesure que nous le voudrons si nous nous imaginons assez rapides. Les siècles, à notre appel, comparaîtront devant nous en toute vérité, comme présents, dans les moindres accidents de leurs annales; et, maîtres de l'espace, nous pourrons nous dire maîtres du temps.

Ma vie, ma pauvre vie, qui me semble se perdre derrière moi à mesure qu'elle s'écoule, subsiste donc en réalité jusque dans ses dernières minuties. Pas un de mes gestes, pas un de mes regards qui, en naissant, ne se soit gravé dans la lumière et qui n'y soit encore; et si Dieu le voulait, en me conduisant par la main dans les champs de l'espace, il m'y ferait ramasser pas à pas tous mes jours évanouis. Je me retrouverais à mon premier sourire dans les bras de l'être charmant et bon qui fut ma mère; je me verrais dans mon enfance recevant de ce tendre et vigilant protecteur, avec l'usage de la parole, mes premières leçons; je me suivrais dans les vicissitudes des écoles et dans les voyages où mon éducation s'est achevée, et, une fois rangé parmi les hommes, se reproduiraient à mes yeux les vivants tableaux de mes amitiés, de mes épreuves, de mes labeurs; et dans ce magique miroir de moi-même, pas une de mes déterminations, hélas! pas un de mes torts ne m'échapperait. Les volontés les plus secrètes ne finissentelles pas, en effet, le plus souvent par aboutir à quelque action qui les trahit? et ne sont-elles même pas toujours accompagnées de contractions déterminées du cœur ou du

être imperceptibles à nos sens, ne portent pas moins dans l'immensité les implicites témoignages dont ils sont dépositaires. Les ténèbres ne sauraient donc mettre un seul instant notre existence à couvert, et il n'est pas une retraite où nous puissions nous estimer matériellement seuls avec nous-mêmes. Nous avons beau nous envelopper et faire silence, le corps auquel notre vie est liée ne cesse deparler malgré nous, et, d'écho en écho, l'éther qui l'environne répercute indéfiniment ses paroles. Cache-toi au fond des bois, lâche et honteux meurtrier, pour y commettre ton forfait; attends même, si tu le veux, les voiles de la nuit; tu te crois invisible, mais l'univers est ton témoin, et si tu laves le sang, sache que la tache est déjà dans le ciel ; elle s'y étend d'heure en heure, et transmet ton crime à tous les mondes !

Mais y a-t-il réellement sur les astres qui nous entourent des êtres assez finement organisés pour apercevoir d'aussi loin ce qui se passe parmi nous? Il est permis de le croire, puisque rien ne limite la perfectibilité possible des organismes, et qu'il n'est pas à présumer que la constitution des habitants de la terre soit le dernier mot de l'industrie du Créateur. Que d'inégalités sur notre planète même, dans l'aptitude que présentent à l'égard de la lumière les diverses espèces qui s'y rencontrent, depuis la myopie des mollusques jusqu'au regard de l'aigle, plus encore, jusqu'à celui de l'astronome armé des puissants instruments à l'aide desquels il commence à scruter les mystères du ciel! Comment ne pas admettre que cette gradation, interrompue sur notre globe, conformément au rang subalterne qu'il occupe dans l'univers, reprend ailleurs sa continuation? Celui qui voudrait réduire les plans de la nature aux observations qui peuvent se faire ici-bas ne serait-il pas comparable au zoologiste qui, ayant étudié la faune d'une île ou d'un canton, prétendrait renfermer dans le même cercle le surplus des continents et des mers? Loin d'être en droit de légiférer sur l'échelle des êtres, il ne se douterait seulement pas de la portée de cette immense expression. La voie une fois ouverte par le principe de la multiplicité des mondes, celui de leur hiérarchie devient en effet irrésistible. Dire qu'il existe au delà de notre globe une multitude sans nombre d'autres globes, c'est dire qu'il y en a dans cette multitude de plus parfaits que le nôtre, et dès lors le domaine du possible, quant à la sensibilité physique des êtres qui animent ces mondes, devient indéfini.

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Laissons même le possible et ne nous attachons qu'au certain le certain, c'est que tous les témoignages dont il s'agit, qu'il y ait ou non des témoins pour les percevoir, existent incontestablement. Toute vie qui s'écoule, à mesure qu'elle s'écoule, s'inscrit d'une manière permanente dans les vastes capacités du firmament. Non-seulement tous les hommes que, depuis tant de siècles, la terre a vus.naître, marcher et mourir, ont là leur histoire particulière, mais la foule innombrable des animaux qui les a précédés et qui pullule encore autour d'eux y a la sienne également. Les légers voyages qu'exécute l'abeille de fleur en fleur y sont virtuellement dépeints avec la même exactitude que les étapes de sang et de feu des conquérants, et les correspondances les plus secrètes y sont dans le même jour que les inscriptions grandioses gravées au front des monuments. La lumière, qui de notre sol se réfléchit inces

samment dans l'espace, y poursuit sa route en emportant avec elle, sans rien omettre, tout ce dont elle s'est imprégnée à son passage, et jamais archives n'ont été classées avec plus de méthode que ces archives d'en haut, où chaque siècle est rangé dans sa zone, que, d'abîme en abîme, le siècle suivant pousse éternellement devant lui. C'est là ce qu'on peut nommer la vraie lumière historique, qui ne peut ni faillir, ni faiblir; et il ne faudrait, pour l'obliger å se traduire en tableaux, que la soumettre à un appareil convenable, car tout est disposé, en ce qui concerne la nature, pour que rien ne manque à la perfection de ces photographies rétrospectives.

de ces témoignages extérieurs pour nous connaître et vous décider à notre égard, vous qui voyez et gardez toutes choses en vous-même dans une profondeur métaphysique dont aucun phénomène n'approche. Intimement uni comme vous l'êtes à toutes vos créatures, il leur est impossible non-seulement d'accomplir la moindre action, mais de former le moindre désir ou la moindre pensée, que vous n'en ressentiez immédiatement le contre-coup, et en vous rien ne s'oublie, comme rien n'est imprévu. Votre mémoire, aussi bien que votre prescience, est infinie, et il ne serait pas moins téméraire de vouloir donner raison de l'une que de l'autre. Mais, tout en respectant ces insondables mystères d'une intelligence dont vous avez seul la clef, il nous est du moins permis de chercher à nous faire une idée lointaine de la multiplicité et de l'immanence de vos souvenirs, et aucune image n'est plus propre à nous aider dans cet effort que l'image même de l'univers chargé dans ses immenses capacités, ainsi que nous venons de l'entrevoir, de tout le passé et de tout le présent. Élevonsnous donc à le contempler du même point de vue d'où vous devez le contempler vous-même, et jouissons, à votre exemple, de la conformité qui existe entre la véridique lumière dont toute votre œuvre est imprégnée et le splendide savoir qui constitue votre essence les flambeaux de la nuit ne sauraient nous faire une plus haute leçon.

Nous ne nous faisons donc qu'une idée tout à fait incomplète de l'essence des astres tant que nous les bornons aux sphères pesantes qui les constituent primordialement, sans y ajouter ces prodigieuses auréoles dont ils sont environnés, et dont les grandes ondes ne cessent de courir à l'infini, toutes chargées des éléments lumineux de leur histoire. A quelque développement qu'elles arrivent, l'espace ne leur manque pas, car elles en jouissent toutes en commun; elles s'y croisent et s'y traversent l'une l'autre perpétuellement sans éprouver aucun trouble de leur concours, chacune, grâce à la subtile constitution de l'éther, rayonnant en paix dans son indépendance et son éternelle limpidité, comme si elle était seule dans l'univers. Quelle complexité cependant et que de services divers en chaque point! Quelle richesse de mouvements dans cette légère substance si longtemps méconnue parce qu'elle ne pèse ni ne résiste! Complément admirable de la matière pondérable, c'est elle qui transmet et qui conserve tout ce qu'accomplissent, au moyen de celle-ci, les innombrables habi-préférées de la race anglo-saxonne. Aussi encourage-t-elle tants de l'univers. Tout ce qui s'est produit dans l'ensemble de la création depuis l'origine des temps s'y est empreint et y demeure. Toute âme y a son compte, et le jour où il le voudrait, Dieu pourrait le lui mettre physiquement sous les yeux, et lui faire toucher en un clin d'œil la série entière de son passé. Ne peut-on dire que c'est là le livre de vie? Loin d'être une fiction de la théologie, ce livre est la réalité même de l'univers. On n'en saurait imaginer aucune de plus incontestable; et s'il nous plaît de l'entrevoir, tout incapables que nous soyons de lire dans ces pages sublimes, nous n'avons qu'à lever les yeux vers le ciel et contempler ses scintillations.

Telle est la forme sous laquelle doit s'offrir aux regards. de Dieu le système général de l'univers. Où les astronomes ne voient que masses et orbites, il ne voit que splendeur et vérité. L'abîme est pour lui un tissu de figures dans lequel les choses qui ne sont plus brillent du même éclat que celles qui naissent, et il y embrasse d'un seul coup d'œil tout le passé en même temps que tout le présent. Tout y est à jour, la trace du crime comme celle de la vertu; et les siècles ont beau s'accumuler, leurs plus énormes entassements ne savent rien couvrir, pas même le léger froissement fait en passant au brin d'herbe leur transparence est infinie. Chaque être, dans ce magnifique ensemble où les rayons de tous les mondes se réunissent, est en quelque sorte au centre d'une immense auréole, où tous les détails de son existence, bons ou mauvais, sont reproduits, et le jugement de Dieu qui s'y appuie n'en est que le sublime résumé. Et qui sait même s'il ne se crée pas, dans le cours de l'existence, au contact répété de ces ondulations continuelles, des affinités spéciales avec telle ou telle contrée de l'univers, où l'âme se sentirait spontanément entraînée à l'heure de la mort par l'effet d'une attraction déterminée par elle-même à son insu, l'avenir s'ouvrant ainsi pour chacun où chacun a frappé de préférence tandis qu'il vivait!

FORSTER POWELL.

« Marcher de plus en plus vite», voilà l'une des devises

aussi généreusement les chevaux et les coureurs rapides que toutes les tentatives qui peuvent accroître la vélocité des locomotives et des bateaux à vapeur. Forster Powell, né à Horseforth, près de Leeds, en 1734, était, en 1762, clerc

Forster Powell, coureur célèbre.

d'un procureur de Londres. Mais la vie sédentaire ne lui convenait pas il se fit coureur et acquit, à ce titre, beaucoup d'argent et de popularité. Il parcourait à pied deux milles (3218m,62) en moins d'un quart d'heure. A près de soixante ans, il pouvait encore aller de York à Londres en cinq jours et quelques heures : la distance entre ces deux

Vous n'avez sans doute pas besoin, Dieu tout-puissant, villes est de 320 kilomètres (80 lieues).

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L'Aigle à queue étagée (Aquila fucosa). - Dessin de Freeman. L'aigle que représente notre gravure (Aquila fucosa) | habite la Nouvelle-Hollande. Il se distingue surtout des autres espèces du même genre par la forme de sa queue, dont les plumes, dépassant de beaucoup les ailes, augmentent progressivement de longueur des bords jusqu'au milieu, disposition qui a fait donner à cet oiseau le nom

TOME XXX. MARS 1862.

d'aigle à queue étagée. Il a d'ailleurs, à un éminent degré, tous les caractères qui appartiennent à ce groupe de rapaces: le bec robuste, droit à la base, recourbé à l'extrémité, les tarses emplumés jusqu'aux doigts, les ongles forts et arqués, la tête plate, l'œil abrité d'un sourcil saillant, avec cette attitude droite et cet air de sauvage ma

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jesté qui fait dire de l'aigle qu'il est le roi des oiseaux. On avait divisé les oiseaux de proie appartenant à la tribu des faucons en deux sections, celle des nobles et celle des ignobles, et c'est dans cette dernière que les aigles se trouvaient rangés, sous le prétexte que ne pouvant être dressés à la chasse, se refusant à tous les efforts des fauconniers, ils ne servaient pas aux plaisirs des nobles. Ainsi leur nature indomptable, leur invincible répugnance à se plier à l'esclavage leur valait une qualification absolument contradictoire avec leur physionomie et leur caractère. Il suffit d'avoir regardé un aigle pour protester contre une telle classification ou du moins contre l'adjectif malsonnant dont on s'est servi pour l'exprimer.

Même en captivité, entre les barreaux d'une cage, l'aigle est singulièrement imposant. Il nous est impossible, quant à nous, de le voir au jardin des Plantes, perché sur son bâton, immobile, insensible et comme supérieur à tout ce qui se passe autour de lui, fixant sur le spectateur son regard calme, étincelant, dominateur, sans ressentir une sorte d'admiration. Et quand l'oiseau, à l'heure du repas, s'agite, secoue son lourd plumage, saute de son perchoir en étendant ses vastes ailes qui vont fouetter de part et d'autre les parois de sa loge, et se pose triomphalement sur sa proie, où il crispe sa serre, où il plonge son bec avec rage, c'est un tableau d'une sauvage et horrible grandeur.

Mais c'est en liberté, au milieu de ses forêts et de ses rochers, qu'il faudrait pouvoir observer les superbes allures de ce redoutable tyran des airs. Nous en trouvons dans Audubon, le célèbre ornithologiste américain, une inimitable peinture; nous ne pouvons mieux faire que de la reproduire :

« Regardez, dit-il; là, tout au bord du large fleuve, l'aigle, dans une attitude droite, est perché sur la dernière cime du plus haut des arbres; son œil, étincelant d'un feu sombre, surveille la vaste étendue; il écoute, son oreille subtile est ouverte au moindre bruit lointain, et de temps en temps il jette un regard au-dessous de lui, sur la terre, de peur que le pas léger du faon ne lui échappe. Sa femelle est perchée sur le rivage opposé, et si tout demeure tranquille et silencieux, elle l'avertit par un cri de patienter encore. A ce signal bien connu, le mâle entr'ouvre ses ailes immenses, s'incline légèrement et lui répond par un autre cri qui ressemble à l'éclat de rire d'un maniaque; puis il reprend son attitude immobile et de nouveau tout est redevenu silence. Canards de toute espèce, sarcelles, macreuses et autres passent devant lui en troupes rapides et descendent le fleuve; mais l'aigle ne daigne pas y prendre garde, cela n'est pas digne de son attention. Tout à coup, comme le son rauque du clairon, la voix d'un cygne a retenti, éloignée encore, mais se rapprochant de plus en plus. Un cri perçant traverse le fleuve: c'est celui de la femelle, non moins attentive, non moins aux aguets que son mâle. Celui-ci se secoue violemment tout le corps et de quelques coups de bec arrange en un instant son plumage. Maintenant le blanc voyageur est en vue son long cou de neige est tendu en avant, ses yeux sont sur le qui-vive, vigilants comme ceux de son ennemi; ses larges ailes semblent soutenir avec peine le poids de son corps, bien qu'elles battent l'air incessamment; il paraît si fatigué dans ses mouvements, que ses jambes sont étendues au-dessous de sa queue pour la seconder dans son vol. Il approche néanmoins, il approche; et l'aigle l'a marqué pour sa proie. Au moment où le cygne va dépasser le sombre couple complétement préparé pour la chasse, le mâle s'élance en poussant un cri formidable; ce cri est entendu du cygne, et il résonne plus sinistre à son oreille que la détonation du fusil meurtrier.

» Le moment est venu d'apprécier toute la puissance dont l'aigle dispose: il glisse au travers des airs, semblable à l'étoile qui tombe, et, rapide comme l'éclair, il fond sur sa tremblante victime, qui, dans l'agonie du désespoir, essaye, par diverses évolutions, d'échapper à l'étreinte de ses serres cruelles. Elle monte, fait des feintes et voudrait bien plonger dans le courant, mais l'aigle l'en empêche; il sait depuis trop longtemps que, par ce stratagème, elle pourrait lui échapper, et il la force à rester sur ses ailes, en cherchant à la frapper au ventre. Bientôt tout espoir de salut abandonne le cygne; déjà il se sent bien affaibli, et sa vigueur défaille en présence du courage et de l'énergie de son ennemi. Il tente un suprême effort, il va pour fuir... Mais l'aigle, acharné, de ses serres le rappe sous l'aile, et, le pressant avec une puissance irrésistible, le précipite obliquement sur le plus prochain rivage.

» Et c'est à présent, lecteur, que vous pouvez juger de la férocité de cet ennemi si redoutable aux habitants de l'air, alors que, triomphant sur sa proie, il peut enfin respirer à l'aise. De ses pieds puissants il foule son cadavre, il plonge son bec acéré au plus profond du cœur et des entrailles du cygne expirant; il rugit avec délices en savourant les dernières convulsions de sa victime, affaissée maintenant sous ses incessants efforts pour lui faire sentir toutes les horreurs possibles de l'agonie. La femelle cependant est restée attentive à chaque mouvement du måle, et si elle ne l'a pas secondé dans la défaite du cygne, ce n'était pas faute de bonne volonté, mais uniquement parce qu'elle était bien assurée que la force et le courage de son seigneur et maître suffiraient amplement à un tel exploit. Maintenant la voilà qui vole à la curée où il l'appelle; et dès qu'elle est arrivée, ils fouillent ensemble la poitrine du. malheureux cygne et se gorgent de son sang. » (')

Quand on est vieux, on doit agir plus que quand on était jeune. GOETHE.

PHILIPPE BRIDART DE LA GARDE. RÉFORME DU COSTUME A L'OPÉRA, EN 1754.

Philippe Bridart de la Garde était fils de l'homme de confiance du grand prieur de Vendôme. Écrivain quelque peu maniéré, mais homme de goût en fait d'art, il connnt une célèbre cantatrice de ce temps, Mlle le Maure, qui le mit en relation avec Rebel et Francœur, directeurs de l'Opéra. Ces derniers étaient chargés en outre de l'organisation des fêtes particulières que Louis XV donnait à la cour; ils chargèrent la Garde des détails, et acceptèrent, sans trop d'hésitations, ses réformes pour les costumes de l'opéra d'Alceste et d'autres ouvrages. Mme de Pompadour, de honteuse mémoire, mais qui aimait à protéger les arts et les lettres, attacha Bridart de la Garde en qualité de bibliothécaire, avec de fort beaux appointements, que vinrent accroître encore certains priviléges pour la rédaction du Mercure. Palissot affirme qu' «on jouait alors des comédies grecques, telles que l'Amphytrion, en habit à la française, et que le public, accoutumé à ce défaut de convenance, paraissait même ne pas en remarquer la bizarrerie. »>

De la Garde est auteur d'une chanson populaire qui a

(') Le bel ouvrage d'Audubon n'a pas encore été traduit en français, sauf quelques morceaux choisis par M. Eugène Bazin, sous le titre Scenes de la nature dans les Etats-Unis et le nord de l'A

mérique. Le fragment que nous avons cité est extrait de cette fidèle et élégante traduction,

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fort animé, vers la fin du siècle dernier, les salles de Ram- vivaient dans une perpétuelle jalousie; le tourbillon qui les poneau (voy. t. IX, 1841, p. 233):

Malgré la bataille qu'on donne demain...

De la Garde mourut le 3 octobre 1767. Palissot a dit de lui « Il s'entendait aux choses d'effet, de bienséance, de convenance, mais non aux secrets du génie. »

LES SINGERIES DE CHANTILLY. Voy. p. 11.

emportait ne leur permettait pas de se lier. Les affections ne se forment qu'à loisir. D'ailleurs, tous ces esprits fins et cultivés étaient faussés par l'habitude de la servilité et de la flatterie; le sentiment des convenances remplaçait chez eux le sens moral, et le sourire n'était qu'un déguisement de l'ennui. O puissance de la nature! suave et libre émanation des bois! La brise salubre relève et ranime la fleur qui languissait sous le fard, et ces deux âmes se livrent sans contrainte aux expansions de la jeunesse. Le peintre ne les a pas vues ainsi; leur figure simiesque a disparů, pareille au masque dont le comédien se délivre; toutes leurs grimaces vaines sont tombées près d'elles sur le gazon comme ce givre léger qui, le matin, fait aux feuillages une parure mensongère.

Dans les sept mille arpents de forêt qui entourent Chantilly, deux amazones peuvent aisément s'égarer. Si vous regardez la singulière figure de ces dames, vous me direz que les singes n'ont guère l'habitude de se perdre dans les bois, et que, marchant à l'aventure et, sans but, ils Mais adieu la causerie, les tendres épanchements; il trouvent toujours leur chemin et leur vie. Mais ces jeunes faut rentrer en scène et renouer les cordons du masque guenons sont venues vivre parmi les hommes; elles sont comique. On entend des pas, des voix qui grasseyent. A nées peut-être dans un château royal, et, comme tous les cheval, Mesdames, et préparez-vous aux luttes courtoises animaux domestiques, elles ont pris quelque chose des des banalités et des riens charmants; pour payer les com→ infirmités, des imperfections humaines; elles se sont per-pliments et les épigrammes en monnaie de singe, redevenez dues, en vraies princesses. Par bonheur, il y a dans la forêt un point de ralliement où conduisent toutes les routes; les chasseresses fatiguées sont sûres d'y trouver toujours une collation dressée sur une table de marbre.

C'est là que nos deux amazones se rencontrent par hasard. L'une, celle de droite, montre avec la main l'endroit d'où vient le son du cor et le bruit des meutes; elle propose de rejoindre la chasse. Mais sa compagne irrésolue n'a pas tant de goût pour la foule; on devine qu'elle veut goûter aux cordiaux entrevus sous le cristal des flacons. Elle craint sans doute les détours inextricables du labyrinthe qu'un malicieux Condé fit dessiner tout près du rond-point de la table de marbre. Il paraît qu'une fois engagé dans le dédale, on n'en pouvait sortir sans les cailloux du petit Poucet ou le fil d'Ariane. C'était l'image des intrigues de cour, labyrinthe invisible, obscur, qui côtoie toujours les plaisirs, les fêtes et la vie au grand jour. Hallali! hallali! Le cor se rapproche; le cerf passe au bout de l'allée, la tête penchée vers la terre, harcelé par les chiens, les chevaux, les dents, les épieux, les balles.. Le malheureux a épuisé toutes ses ruses et l'agilité de ses jambes de fuseaux; s'il veut s'engager dans les fourrés, Son bois, dommageable ornement, L'arrêtant à chaque moment, Nuit à l'office que lui rendent

Ses pieds, de qui ses jours dépendent.

En vain il se précipite vers une vaste pièce d'eau; il la rougira de son sang; ses ennemis l'y suivront. La belle indécise tient peu au spectacle de la curée. Depuis que l'automne a commencé, il n'y a guère eu de jours où quelque bête innocente n'ait été éventrée par des chiens. Si beau que soit le cerf ou le sanglier couvert d'une multitude dévorante, et qui semble une fourmilière sous le pied d'un passant, si joyeux que soit l'éblouissement qui ondoie autour des livrées, des toilettes et des beaux visages rougis par le vent et la course, il est, il était, même au dernier siècle, des heures mélancoliques où la solitude et le silence délassent les esprits tendus trop longtemps aux gênes de l'étiquette et de la grâce continue.

Les deux amazones ont légèrement sauté de cheval, et, assises sur le gazon, elles devisent à tort et à travers, des autres d'abord, puis d'elles-mêmes. Il est question des toilettes qu'elles mettront le soir pour le bal qui doit suivre le souper. Petit à petit leurs confidences prennent la pente de l'intimité, leur cœur s'ouvre, et une affection naissante croît et se fortifie en cette rencontre imprévue. Rien n'était plus rare que l'amitié parmi les femmes de cour; elles

ce que vous étiez, deux adorables guenons!

Elles se joignirent à un groupe qui les ramena au château. Tout en recueillant les détails curieux de la chasse, elles pénétrérent jusqu'à la cour, où une foule de chiens rares et précieux se désaltéraient à une fontaine ornée d'une tête de cerf. L'eau du bassin limpide était rouge de sang, et, s'écoulant vers un lac enchâssé de marbre, confondait sa nuance rosée avec les reflets du couchant. Officiers et valets et piqueurs pullulaient comme les chiens, car les maîtres de Chantilly aimaient passionnément la vénerie, et leurs équipages de chasse étaient aussi bien montés que ceux du roi. Le grand Condé, de son propre aveu, nourrissait plus de chiens qu'il n'en pouvait employer. Un grand chenil d'hiver et un petit d'été pour le cerf, un autre spécial au sanglier, regorgeaient d'habitants aux robes variées. Oudry même et Jadin eussent passé des années à les peindre.

Le jour a eu ses plaisirs et ses travaux, il faut songer å ceux du soir; il faut que l'amazone cède la place à des atours plus féminins. Chaque princesse, chaque fille d'honneur rentre dans ses appartements secrets. Peintre des singeries, reprends ta palette et tes pinceaux les plus déliés!

C'est ici le sanctuaire de la toilette; tous les attributs de la fée invisible, tous ses légers outils sont ici répandus, prêts à remplir leur ministère tour à tour. Sur cette table. au tapis de velours recouvert de dentelle sont réunies les fioles et les boîtes :

Mouches, pommade, essences, poudre, pâtes! Les houppes de cygne n'attendent que des mains habiles pour rehausser le teint et blanchir les boucles ondoyantes. Cette brosse lissera les bandeaux; cette autre, plus douce, enlèvera du cou les petits cheveux tombés. La pelote aux épingles va passer tout entière sur le corps de la jeune coquette. Au centre domine une psyché qui préside à tant d'occupations compliquées. Si les miroirs étaient des fontaines, que de femmes s'y noieraient, comme Narcisse, par amour d'elles-mêmes! De côtés et d'autres apparaissent les jupons à cerceaux flexibles, dont le règne est intermittent comme certaines fièvres, les glands dorés, les fichus, les dentelles, les petits paniers qu'on nomme ridicules (la toilette, comme la poésie, prend ici la partie pour le tout), l'éventail enfin, chatoyant bouclier. Telles sont les armes d'une femme à la mode.

A sa toilette assise avec mollesse,
La mode active, et le goût, et l'adresse,
Forment ces noeuds où leur art se confond
A méditer un frivole profond. (G. Bernard.).

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